Chapitre Premier
Dans cet essai, j’examine, et défends sous une certaine forme, la distinction entre des emplois normaux de langage et des emplois dont on puisse dire qu’ils sont parasitaires sur ceux-ci. Cette distinction se fait dans la philosophie de J. L. Austin et dans celle de John R. Searle où elle est attaquée par Jacques Derrida. Je soutiens la critique derridienne de la distinction comme présentée par Austin, mais je défends l’emploi de la distinction par Searle. Plus précisément, je montre que, bien que la distinction soit défendable dans les deux philosophies, c’est seulement dans la philosophie de Searle que l’on puisse distinguer entre des actes de langage qui soient exclusivement ou normaux ou parasitaires.
La distinction fut introduite premièrement par Austin, notamment dans Quand dire, c’est faire où il essaya de concevoir le langage comme un genre d’activité sociale plutôt que comme une affaire de constater vraiment ou non. Austin montra comment le langage pouvait être employé aussi bien pour faire des promesses ou des déclarations, pour baptiser ou marier, pour parier ou pour exprimer une émotion, que pour faire des assertions. De même montra-t-il comment ces actes pouvaient échouer. Ces échecs, il appela l’infélicité des prétendus actes en question. De plus, il sentit que ces actes pourraient être parasités, c’est-à-dire qu’ils pouvaient s’employer dans des romans, des poèmes, des plaisanteries, des pièces de théâtre, et même dans des citations. Concernant de tels emplois il y avait quelque chose qui n’allait pas d’après Austin, et il crut qu’il y avait un certain rapport entre ceci et l’infélicité.
Des distinctions entre des emplois de langage heureux ou malheureux, normaux ou parasitaires, se font aussi dans les oeuvres de Searle — dans Les actes de langage, Sens et expression, et Intentionnalité. Mais sa façon de les expliquer, que je montre comme la meilleure des deux, diffère de celle d’Austin. Je procède par une considération de la critique par Derrida de la théorie austinienne dans laquelle il questionne la possibilité de faire les distinctions que fait Austin étant donné son appareil théorétique. Je montre que Derrida soulève des problèmes avec la théorie d’Austin qui sont insurmontables étant donné les mécanismes de celui-ci — quoique quelques-uns de ces problèmes soient peut-être dus au fait que sa théorie n’avait pas été suffisamment développée; mais je soutiens que, bien que Searle n’ait pas compris la critique derridienne et ait défendu la théorie des actes de langage contre une version affaiblie de la critique derridienne, néanmoins la théorie de Searle peut se défendre à la fois contre les types de critique que Derrida mène contre Austin, et contre les critiques que Derrida mène explicitement contre Searle lui-même. En d’autres mots, je soutiens que la distinction entre des actes de langage normaux et leurs parasites peut se défendre seulement dans l’oeuvre de Searle.
Afin de mieux introduire le sujet de cet essai, je présente tout de suite une caractérisation des thèmes fondamentaux que je traiterai. D’abord la distinction entre le normal et le parasitaire se conçoit parfois comme une distinction entre le normal et l’anormal, et parfois est-elle censée expliquer deux autres distinctions moins générales, à savoir la distinction entre le sérieux et le non-sérieux, et celle entre le littéral et le non-littéral. Distinguer entre le langage normal et le langage parasitaire, c’est effectivement distinguer entre des emplois de langage primaires et d’autres emplois qui soient, de manières différentes, dépendants ou dérivés d’eux. Ceci à son tour suppose que le langage soit comme un instrument qui, bien qu’il puisse avoir des fonctions propres à lui, peut s’employer aussi à d’autres fins. Comme tel, il peut être assimilé, par exemple, à un plumeau conçu pour épousseter autour d’objets fragiles — les propriétés du plumeau lui permettant pourtant d’être employé aussi pour chatouiller; ici épousseter serait la fonction primaire et chatouiller une fonction secondaire.
Si l’on caractérise le langage d’une telle manière, cela implique qu’il ait des fonctions propres à lui et qu’il puisse s’employer intentionnellement selon ces fonctions ou en d’autres manières. La fonction primaire, normale et sérieuse serait d’exécuter intentionnellement certains actes conventionnels comme, par exemple, affirmer ou promettre, d’autres emplois étant secondaires. Des emplois qui ne sont pas (nécessairement) liés principalement à l’exécution de conventionnels actes sociaux comprennent les plaisanteries, écrire des poèmes et des romans, ou enseigner des langues. En plaisantant, par exemple, le but est d’amuser; donc, si quelque chose est affirmé ou promis, cela serait une considération secondaire. Une fonction primaire de langage devient donc secondaire, et vice-versa. De même, en écrivant de la poésie, les affirmations et les déclarations en question seront secondaires — l’emploi esthétique du langage étant primaire. Et lorsqu’on enseigne une langue, les phrases de la langue que l’on emploie ne le sont pas — du moins tout au début — pour exécuter des actes conventionnels mais pour pratiquer des phrases, comme exercices de prononciation et comme tests de compréhension ou de traduction.
Il y a un sens où un emploi parasitaire de langage n’en est pas un emploi raté. On peut distinguer entre des emplois normaux de langage comme affirmer, promettre ou ordonner et les plusieurs tentatives ratées d’exécuter ces actes. Par exemple, dans une armée, on ne réussirait pas à ‘ordonner’ un officier supérieur puisque l’une des conditions de donner un ordre à quelqu’un est d’avoir un grade supérieur à celui auquel on prétend le donner. Un tel ‘ordre’ serait un échec mais ne serait pas pour autant parasitaire — où du moins ne le serait pas toujours — puisque l’on peut, bien entendu, donner un tel ‘ordre’ comme plaisanterie. Mais à moins d’être une plaisanterie ou autre type d’acte parasitaire, il serait tout simplement un ordre raté ou malheureux. Distinguer entre des emplois normaux et parasitaires de langage, ce n’est pas du même coup distinguer entre utilisations réussites et ratées. Un emploi parasitaire de langage, loin d’en être une utilisation erronée, est au contraire délibérée — ou du moins le peut-elle être. Donc la distinction normal/parasitaire ne peut s’assimiler à la distinction entre le réussi et le raté. Toutefois, nous verrons qu’il peut y avoir un rapport entre ces distinctions.
Il est important de pouvoir faire des distinctions entre l’heureux et le malheureux, et entre le normal et le parasitaire, puisque, sans ces distinctions, la théorie des actes de langage ne serait pas possible. Si l’on ne peut faire une distinction entre le normal et le parasitaire, alors on ne peut jamais donner les conditions sous lesquelles une promesse, par exemple, réussirait. Ceci parce qu’une promesse dont on ne pourrait déterminer si elle était sérieuse et littérale ou pas ne pourrait être caractérisée essentiellement, tout comme l’on ne pourrait dire ce que c’était pour quelque chose d’être un plumeau si l’on ne pouvait distinguer entre sa fonction primaire et ses fonctions secondaires que peut-être l’on ne peut même pas énumérer. Si l’on ne pouvait soutenir une distinction générale entre les promesses faites par un acteur sur scène et celles qu’il fait hors scène, alors on ne pourrait dire que celles faites hors scène entraînaient des conséquences que les ‘promesses’ faites sur scène n’entraînaient pas. On ne pourrait dire dans un cas que certaines règles étaient opérationnelles mais que quelques-unes étaient suspendues dans l’autre cas à cause du genre du contexte ou parce que certaines conventions avaient été invoquées.
Pour Austin, afin de distinguer les emplois normaux de langage des emplois parasitaires, et de même pour distinguer les emplois réussis des emplois ratés, il fallait considérer leur spécifique contexte ‘total’, à savoir le contexte large comprenant aussi bien les caractéristiques ‘internes’, tels que les intentions, que les caractéristiques ‘externes’, telles que le contexte social. Des emplois de langage ne pouvaient être malheureux ou parasitaires indépendamment de leur contexte total. Ces énonciations avaient des contextes qui leur étaient propres; par exemple, lors d’un mariage l’on dit: ‘Je vous déclare mari et femme’. Le propre contexte social d’un emploi de langage est la situation sociale dans laquelle il s’effectue, mais ce contexte doit aussi comprendre les intentions du locuteur puisqu’il se peut que certaines énonciations ne soient pas déterminables comme normales or parasitaires sans considérer les intentions de celui qui les énonce. Par exemple, une promesse malheureuse est insincère et en général l’insincérité relève de caractéristiques ‘internes’.
Selon Searle, la distinction se fait exclusivement en termes des intentions du locuteur ou de l’écrivain. D’emblée ceci fait en sorte que sa théorie apparaisse moins riche que celle d’Austin puisque les différences entre pièces de théâtre ou romans et la réalité semblent être plus qu’une simple question de ce que leurs auteurs eussent entendu dire. En fait, de telles différences semblent être textuelles et contextuelles. Mais, comme nous allons le voir, le critère intentionnel de Searle (avec une distinction entre l’intention de représenter et l’intention de communiquer) lui permet d’échapper à certaines critiques derridiennes d’Austin. Ceci parce qu’il reconnaît la possibilité qu’il n’y ait de l’acte de langage en question aucune marque textuelle ou contextuelle susceptible d’être aperçue par aucun auditeur ou lecteur.
Si l’on prend un vers de poésie hors de son contexte et considère s’il y a quelque chose qui nous montre que c’est bien un vers de poésie en non simplement une bizarrerie de langage, alors pouvons-nous éventuellement conclure qu’il s’agit bien de la poésie si, par exemple, le vers montre quelque habilité d’écriture. Mais à d’autres temps il ne sera pas clair et, selon Austin, nous serons obligés de considérer le contexte. On pourrait vérifier, par exemple, si le vers a été édité dans un recueil de poèmes. Parfois ceux qui apprennent une langue produisent d’intéressantes énonciations qui dans un autre contexte pourraient être prises pour de la poésie. Ils peuvent, par exemple, produire des énonciations qui seraient prises pour d’insolites métaphores, au lieu de de simples erreurs, s’il n’était pas clair que le contexte en question était un où quelqu’un commençait à apprendre une langue. Pour Searle, la seule façon de décider si une telle énonciation fût entendue métaphoriquement était de découvrir, de quelque manière que ce fût, que la personne qui l’avait énoncée ou écrite l’avait entendue métaphoriquement; il était possible qu’il n’y ait aucune marque textuelle ou contextuelle.
Dans cette thèse, j’examine comment de telles distinctions et suppositions furent présentées dans les théories des actes de langage d’Austin et de Searle. J’examine les raisons pour ces distinctions, leur faisabilité et si elles peuvent résister à l’examen critique de Derrida. Celui-ci s’attaqua fondamentalement à la distinction normal/parasitaire, de même qu’il s’attaqua à celle entre des énonciations heureuses et malheureuses, et les présuppositions de (ce qui était, d’après lui) tout système possible comprenant de telles distinctions. Son examen du type de cadre dans lequel de telles distinctions se font, nous obligera à une réévaluation des principes fondamentaux de la théorie des actes de langage. Les notions du contexte ‘propre’ ou ‘total’, qui jouent un rôle de fondement dans la théorie d’Austin, se montreront indéfendables. Et c’est à cause de ceci que, dans sa théorie, il ne peut y avoir une discrimination précise entre le sérieux et le non-sérieux, ou entre des hôtes et des parasites linguistiques. Il ne sera donc plus possible de distinguer le normal du parasitaire sauf relativement ou d’une manière perspective.
Voici comment je procède: premièrement (en chapitre deux) j’esquisse les principales caractéristiques de la théorie austinienne, en particulier de la partie qu’il appelait ‘la théorie des actes de langage’. Je mets en évidence ce qu’il dit à propos de vouloir dire, d’intentionnalité et de contexte afin de clarifier comment il comprenait la nature de langage. Ensuite j’examine de la part de Searle quelques critiques et modifications de la théorie austinienne. J’apporte une attention particulière à sa distinction entre la signification littérale d’une phrase (litteral sentence meaning) et la signification énonciative d’un locuteur (speaker’s utterance meaning).
Deuxièmement (en chapitre trois) je considère la façon dont Austin et Searle firent la distinction entre le normal et le parasitaire. Je montre comment Austin lia le parasitisme à un certain type d’infélicité associé à mal comprendre ou à ne pas réussir à ‘assurer la compréhension’ (to secure uptake), et j’indique quelques problèmes initiaux avec la distinction dans sa théorie. Par exemple, quelques actes normaux de langage semblent parasiter même ce que sa théorie caractérisera comme des parasites; ainsi il semblerait que l’acte normal de langage est parfois un parasite. Dans ce chapitre aussi je montre combien est utile la distinction que tira Searle entre la signification énonciative d’un locuteur et la signification littérale d’une phrase pour expliquer le rapport entre les actes de langage normaux et leurs parasites. Je montre comment elle lui permit d’expliquer comment une seule énonciation pouvait fonctionner de plusieurs façons différentes: par exemple, une énonciation pouvait être faite comme l’affirmation d’un point philosophique, la contradiction indirecte d’un point fait par quelqu’un d’autre, et comme une plaisanterie.
Troisièmement (en chapitre quatre), afin d’introduire les critiques derridiennes d’Austin, j’examine le traitement par Derrida d’une façon traditionnelle de faire une distinction entre la parole et l’écriture. Mais d’abord j’esquisse un concept, fondamental dans sa philosophie, qu’il utilise dans ses critiques d’Austin et de Searle: la notion d’« itérabilité » (et d’« itération »). Fondamentalement c’est la notion d’identité malgré des différences; et elle est censée expliquer comment des choses très différentes, telles que le mot de chat écrit et le même mot parlé, peuvent néanmoins être la même chose. Employant cette notion, il soutint que ce qu’il appelait la théorie ‘classique’ de l’écriture (censée être commune à toute la pensée occidentale et donc a fortiori à Austin) fût erronée. Il considéra que son attaque sur cette théorie (et les notions de polysémie irréductible et de la possibilité permanente ou structurelle d’échec qui vont main en gant avec son attaque sur cette théorie) minait la fondation de la théorie austinienne et, plus précisément, de la distinction normal/parasitaire. La fondation en question est le ‘propre’ contexte. Derrida considéra la caractérisation austinienne du propre contexte comme ordinaire, normale et sérieux, et la concomitante exclusion de considération des énonciations non sérieuses, comme conditions de possibilité de la théorie des actes de langage. Il considéra sa propre investigation comme montrant que cette fondation putative et la tentative exclusion du parasitaire étaient arbitraires et, en fait, impossibles. Il affirma la permanente possibilité structurelle de parasitisme et, en conséquence, l’impossibilité d’une théorie des actes de langage, ou austinienne ou searlienne. Je montre pourtant que son investigation ne nous oblige pas de convenir que la théorie des actes de langage en tant que telle soit impossible mais seulement qu’elle a besoin d’être révisée. Je montre qu’en fait la théorie survit dans l’oeuvre de Searle.
Finalement (en chapitre cinq) j’examine l’interprétation searlienne de la critique menée par Derrida contre la théorie austinienne des actes de langage. Ici je montre que Searle fut largement fourvoyé dans son attaque sur Derrida principalement pour avoir mal compris la terminologie derridienne. Toutefois, je montre que, malgré sa critique ratée de Derrida, sa théorie des actes de langage normaux et parasitaires est défendable contre les critiques de Derrida. De plus, sa théorie peut expliquer les perspicaces idées de Derrida en les incorporant dans une théorie qui explique les emplois de langage d’une manière systématique. Bref, sa théorie réussit à expliquer, d’une façon plus claire et plus systématique que celle de Derrida, les rapports entre emplois normaux et parasitaires. Elle montra que la critique derridienne, ou sa tentative de déconstruction, de la théorie des actes de langage est en fin de compte un échec.
Dans cet essai, en somme, je défends la distinction normal/parasitaire et je montre que, avec la théorie searlienne, il est possible de distinguer entre les actes de langage normaux et leurs parasites. Je fais ceci en rejetant l’attaque fondamentale menée par Derrida contre la possibilité et de faire la distinction et de distinguer entre des utilisations normales de langage et des utilisations parasitaires.
Chapitre Deux
Dans ce chapitre je présente l’acte de langage (ou ‘de discours’) et je montre comment il peut être ou heureux ou malheureux. Afin de faire ceci efficacement il va falloir traiter la question systématiquement. Bien qu’il puisse apparaître évident que la première question à poser devrait être: ‘Qu’est ce que c’est qu’un acte de langage?’, je vais d’abord examiner la motivation pour une théorie des actes de langage. Je fais ceci pour montrer plus tard, après avoir présenté la distinction entre actes de langage sérieux et parasitaires, que tout comme l’affirmation (ou ‘constatif’) et le performatif doivent être d’une certaine manière synthétisés afin de produire la meilleure explication de la pratique linguistique, le normal (ou ‘sérieux’) et le parasitaire doivent de même être synthétisés. Je commence donc par expliquer comment l’acte de langage naît d’une synthèse du constatif et du performatif. Quand je dis que les deux doivent être synthétisés, ce que je prétends essentiellement est que justement ce qu’auparavant semblait évidence de deux choses différentes semble maintenant évidence d’une chose à deux dimensions (ou caractéristiques générales).
Aussi bien que montrer comment l’acte de langage naît, dans ce chapitre je montre comment il peut être heureux ou malheureux. Plus tard je montrerai que, tout comme une distinction générale ne peut être faite dans la théorie d’Austin (bien qu’elle le puisse dans celle de Searle) entre des actes de langage qui soient exclusivement ou sérieux ou parasitaires, une distinction générale entre des actes de langage qui soient heureux ou malheureux ne peut non plus être faite.
Puisqu’il y a deux différentes théories principales des actes de langage, et puisqu’elles diffèrent significativement l’une de l’autre sur la question d’actes de langage sérieux ou parasitaires, dans ce qui suit j’examine séparément les deux théories d’Austin et de Searle. Plus tard il sera nécessaire de discriminer entre les critiques qui touchent la distinction comme faite par Austin et celles qui la touchent comme faite par Searle. Premièrement j’examine la théorie d’Austin et ensuite je montre ce que Searle y change et ajoute. En ceci je fais attention particulièrement à la plus grande importance attribuée par Searle à l’élément significatif de l’acte de langage. Plus tard je montrerai comment cela joue un rôle significatif dans la conservation de la distinction entre le normal et le parasitaire.
En conformité avec les articulations de la présentation de mon traitement esquissées ci-dessus, je divise ce chapitre de la manière suivante: premièrement j’examine le développement de l’acte de langage à partir de la synthèse du constatif et du performatif; deuxièmement je considère la théorie des actes de langage d’Austin; et troisièmement je montre comment celle de Searle en est un développement.
La théorie des actes de langage d’Austin naît de sa considération, et refus, d’une distinction qu’il voit comme centrale à la philosophie de langage jusqu’à la sienne. C’est la distinction entre des énonciations significatives, censées toutes être assertions de ce qui est ou n’est pas le cas, et des énonciations sans signification. Ce point de vue tient que les assertions seules sont significatives. Mais Austin rejette ceci en indiquant une autre classe d’énonciations ordinaires qui sont ni sans signification ni ‘constatives’ (c’est-à-dire qu’elles ne sont pas des assertions). Il appelle de telles énonciations significatives mais non constatives des ‘performatives’ puisqu’elles sont des énonciations dont la production, étant donné certaines conditions que j’examine ci-dessous, sert comme exécution d’un conventionnel acte social. Donc au lieu de la traditionnelle distinction entre le constatif et le non-sens, Austin en effet postule deux distinctions: entre le constatif et le performatif, et entre l’énonciation significative et l’énonciation non significative. Dans cette section j’explique pourquoi Austin rejette la distinction qu’il considère traditionnelle et pourquoi en fin de compte il rejette même sa propre distinction entre le constatif et le performatif. J’appelle sa philosophie dès le refus de la traditionnelle distinction jusqu’à l’abandon de la distinction constatif/performatif la théorie des performatifs, et je la contraste avec ce qui y fut substitué après cet abandon, à savoir la théorie des actes de langage.
Maintenant j’examine la théorie des performatifs. L’énonciation d’un performatif, comme je l’ai déjà remarqué, est l’exécution d’un acte conventionnel par la production d’une certaine énonciation dans un certain contexte. Par exemple, dire ‘Oui [je prends cette femme...]’ comme réponse à la question du prêtre ou du maire: ‘Prenez-vous...?’, lors du mariage où l’on se marie, est ipso facto l’acte de se marier avec la personne nommée. Ces mots ne rapportent pas l’événement du mariage mais y donnent effet. L’énonciation ici de ‘Oui [je prends...]’ n’affirme rien qui puisse être découvert comme vraie ou faux. Ils ne constatent ni vraiment ni à tort que l’on se marie, mais font en sorte qu’il soit vrai de dire que l’on se marie.
Il y a une asymétrie entre constatifs et performatifs qu’exprime Austin en parlant de leur différente direction d’ajustement.[1] Que d’affirmer quelque chose est, d’une certaine façon, d’ajuster les mots au monde. L’assertion sera vraie si elle peut y être ajustée (comment que ceci soit déterminé); autrement elle sera fausse. Que d’énoncer un performatif pourtant est d’ajuster le monde à ses propres mots; c’est d’employer le langage pour effectuer au monde un nouvel état de choses. C’est à dire qu’un constatif rapport un état de choses tandis qu’un performatif est un moyen conventionnel d’y donner lieu et souvent sans plus de cérémonie. Par exemple, si je dis ‘Je promets...’, alors, sans plus de cérémonie, j’ai promis.[2]
Une différence entre l’exécution d’une promesse et celle d’un baptême, par exemple, est que dans le premier cas seulement l’énonciation de certains mots suffit pour exécuter l’acte. Que de dire ‘Je promets...’ est de promettre, tandis que dire ‘Je vous baptise...’ ne compte pas tout seul pour baptiser sans plus de cérémonie. D’ordinaire pour baptiser, cas d’urgence exceptés, il est nécessaire d’être prêtre (ou un éventuel équivalent). On est obligé d’exécuter aussi certains actes comme verser de l’eau sur le front de l’infant. Faut de ces actes concomitants, l’énonciation en question n’effectuerait pas le baptême. De même, sans mots il n’y aurait pas de baptême.
Ceci montre l’importance du contexte d’une énonciation performative. Énoncer certains mots dans un certain contexte constitue l’exécution d’un acte social. Les mots et le contexte seraient établis par convention (mais je montrerai plus tard qu’à vrai dire la convention ne peut pas les ‘établir’).[3] Les performatifs énoncés dans des contextes qui conviennent sont ‘heureux’ par opposition à ceux qui ne le sont pas et sont donc ‘malheureux’.[4] Par exemple, afin que les mots ‘Je promets’ constituent justement une promesse, le locuteur ne peut être dans la situation d’avoir été ordonné, par quelqu’un à même de le lui ordonner, de faire cet acte même qu’il promettrait de faire. Plus clairement, il ne faut pas, dans le cas d’un baptême, que le candidat soit connu comme ayant déjà été baptisé.
Ceci n’est pas tout pourtant. Les performatifs peuvent être évalués d’une autre manière pour leur bonheur ou malheur. Un performatif est défectueux si son énonciation est insincère. Dire ‘Je promets...’ tout en entendant de ne pas faire ce que l’on promettrait est de promettre défectueusement (à l’opposé de ne pas promettre du tout comme dans le dernier exemple). Son énonciation est malheureuse en tant que ne pas exécutée avec les intentions, croyances ou attitudes appropriées.[5]
Tout comme une assertion est jugée, d’après Austin, selon qu’elle correspond ou non à l’état des choses qu’elle prétend représenter, un performatif est jugé selon qu’il donne lieu ou non à l’état de choses auquel il prétend donner lieu. On juge l’assertion de quelqu’un à propos d’un certain état de choses en demandant si ce qu’il en avait dit en était vrai. On juge l’énonciation performative de quelqu’un prétendant donner lieu à un certain état de choses en demandant si elle a conventionnellement réussi (s’il y a la possibilité qu’elle aurait pu rater) ou bien si elle a été sincère (dans le cas où la sincérité aurait été à propos). Considérons le cas de promettre. On n’aura pas promis, même ayant énoncé les mots ‘Je promets...’, s’il est clair qu’il n’y avait pas de possibilité que l’on fasse ce que l’on promettrait. Dans ce cas, il est conventionnellement accepté, une telle énonciation ne compte pas comme une promesse. Cette énonciation serait alors malheureuse et le locuteur n’aurait pas réussi à promettre.
La variété de types de malheur performatif exige un examen plus ample. L’infélicité, malheur ou échec est une question de comment les énonciations performatives fonctionnent dans un contexte donné. Ceci est ‘l’acte de discours tout entier’ dans sa ‘situation complète’.[6] Il comprend de circonstances ‘internes’ et ‘externes’ (ou de circonstances intentionnelles et mondaines). On s’approche de ces deux aspects de la situation complète ou totale en esquissant systématiquement les types de problèmes dont peut souffrir un performatif et donc, par contraste, ce qui pour eux peut aller bien. Notons qu’un performatif heureux est un performatif qui n’est pas malheureux; c’est-à-dire qu’il est déterminé négativement à travers un examen de la situation totale pour trouver d’éventuels défauts. Cette idée d’un contexte total (c’est-à-dire, le contexte y compris les états intentionnels du locuteur) sera importante plus tard quand je considérerai de critiques menées contre Austin. Je montrerai alors qu’en fait, parce qu’un contexte ne peut être totalisé de cette manière, le performatif (et plus particulièrement l’acte de langage) ne peut jamais être déterminé.
Lorsqu’un performatif est malheureux à cause de circonstances externes on dit que c’est un ‘insuccès’ (misfire). Ceci peut survenir à cause d’un ‘appel indu’ (misinvocation) ou d’une ‘exécution ratée’ (misexecution). Dans le premier cas, soit les conventions n’existent pas comme invoquées ou elles sont mal invoquées. Il y a donc deux types d’appel indu: les non-jeux (non-plays) et les ‘emplois indus’ (misapplications).[7] Un non-jeu a lieu quand une convention n’existe pas, bien que l’on semble y faire appel (comme, par exemple, quand un homme en présence de témoins dit à son épouse: ‘Je vous divorce’); un emploi indu a lieu quand une convention n’est pas correctement appliquée (par exemple, quand un homme marié commette la bigamie).[8]
Dans le cas d’exécutions ratées, l’autre genre d’insuccès, les procédures conventionnelles ne sont pas pleinement exécutées. Ici encore il y a deux types: des ‘défectuosités’ (flaws) et des ‘accrocs’ (hitches). Dans le cas du premier, si l’une des deux parties à une cérémonie de mariage dit ‘Oui [je prends...]’ et l’autre dit ‘Non [je ne prends pas...]’, alors le mariage est défectueux. Il y aurait un accroc dans la situation où quelqu’un pariait mais personne n’acceptait son parie. D’après Austin on n’aurait pas réussi à parier parce que la procédure conventionnelle n’a pas été complétée.
Pour compléter la classification qu’offre Austin il faudra considérer les performatifs qui sont malheureux dû à de circonstances intentionnelles (ou ‘internes’).[9] Ceux-ci sont des ‘abus’ plutôt que des insuccès et ici encore il y en a deux types: des ‘insincérités’ et des ‘non-accomplissements’ (non-fulfilments), ou ruptures d’engagement. Promettre sans avoir l’intention d’honorer sa promesse, c’est abuser cette procédure ou même, comme l’exprime parfois Austin, abuser la formule ‘Je promets...’. Un cas de non-accomplissement aurait lieu où quelqu’un promet sincèrement mais n’accomplit rien.[10]
Voici un rendu schématique de ces distinctions:[11]
Cette typologie de performatifs malheureux n’est pas censée être une table de catégories d’échec. Austin signale qu’elle n’est pas complète, et que les catégories ne sont pas mutuellement exclusives.[12] Pour montrer que les types ne sont pas mutuellement exclusifs, il donne l’exemple de promettre à un âne de lui donner une carotte: est-ce un non-jeux (aucune convention ne gouvernant les promesses aux ânes) ou un emploi indu (la convention de promettre ne s’étendant pas jusqu’aux ânes)? Austin pense que c’est peut-être les deux à la fois. Il y aurait un certain ‘chevauchement’ (overlap) au cas où, au lancement d’un bateau, une personne non désignée déclare ‘Je baptise ce bateau le Joseph Staline’ pendant qu’il brise une bouteille de champagne à la coque et, d’un coup de pied, le fait glisser dans la rade. Austin ne s’inquiète pas de comment désigner cet acte: le bon acte mais pas la bonne personne, une procédure conventionnelle non achevée, un emploi indu ou un accroc?
La typologie n’est pas complète non plus parce que, les performatifs étant des actions, ils sont sujets « à un certain nombre de types d’insuffisances auxquels toutes les actions sont sujettes, mais qui sont distincts — ou que l’on pourrait distinguer — de ce que nous avons choisi de discuter sous le nom d’échecs (ininfelicities) ».[13] Ici il est question de contraints sur un acte, comme quand quelqu’un promet, un couteau à la gorge. En générale c’est quand on agit non intentionnellement.
Austin donc ne propose sa liste d’échecs ni comme complète ni comme mutuellement exclusive; il ne prétend non plus que personne ne pourrait mieux faire.
Donc la façon dans laquelle nous classifierions les échecs sera peut-être une chose plutôt difficile, et peut même être en fin de compte un peu arbitraire. Mais bien sûr les avocats ... ont inventé tout une gamme de termes techniques et ont fait plusieurs règles au sujet des différents types de cas, lesquelles les aident à classifier assez rapidement ce qui ne va pas dans n’importe quel cas considéré.[14]
Ici Austin est pragmatique; comme le montre son habitude typique de faire référence aux pratiques des avocats, notre classification dépendra de nos intérêts.
Qui plus est, d’après Austin les conventions sont par inhérence vague:
Il est dans la nature même de toute procédure que les limites de son applicabilité et aussi, bien sûr, sa ‘définition’ précise demeurent vagues. Il se présentera toujours des cas difficiles et marginaux, où rien dans l’histoire antérieure d’une procédure conventionnelle ne décidera d’une manière définitive si cette procédure est ou non correctement appliqué à tel cas.[15]
D’où qu’elles proviennent, les conventions s’appliquent clairement à certains cas mais pas si clairement à d’autres. Il se peut que pour une certaine société il ne fût jamais nécessaire d’employer une convention d’une certaine manière; pour cette société donc il n’avait jamais été important de se prononcer clairement sur le cas particulier en question. L’exemple que donne Austin ici, tout bizarre qu’il est, ayant affaire à l’éventuel baptême d’un chien, montre combien il est difficile de décider quel type d’échec serait en question dans une tentative de baptiser un animal. La raison, ou une partie de la raison, est qu’en général la société n’a pas à considérer de tels cas. Ils sont, pour ainsi parler, au-delà de la portée de (l’emploi de) cette convention.
Austin présente donc une théorie de performatifs qui reflète la nature vague des conventions dans la mesure où elle refuse de catégoriser précisément les plusieurs façons dont on peut faire, ou ne pas réussir à faire, une énonciation performative. A ce point il semble n’être certain que de deux choses: qu’il y a des énonciations significatives qui ne peuvent être ni vraies ni fausses mais simplement heureuses ou malheureuses, et que les seules autres énonciations significatives sont celles qui sont capables d’être vraies ou fausses mais non pas d’être heureuses ou malheureuses. Les constatifs sont évalués selon leur vérité, et les performatifs selon leur bonheur.[16]
En fin de compte Austin trouvera que les performatifs peuvent être évalués selon le critère de vérité, et les constatifs selon celui du bonheur. Il en résultera que la distinction constatif/performatif sera jugée ou floue ou inutile, et ces deux types seront synthétisés. Mais avant que je n’y arrive, il faut que je contraste brièvement la logique des performatifs avec celle des constatifs. Ceci, avec une démonstration de comment les constatifs peuvent être évalués pour leur bonheur et les performatifs pour leur vérité, nous permettra de considérer si la distinction entre constatifs et performatifs est floue mais utile, ou tout simplement inutile.
En ce qui concerne la logique des performatifs et des constatifs, Austin considère les manières dont ils présupposent (presupposition), entraînent (entailment) et laissent entendre (implication). Tandis qu’un constatif est censé laisser entendre d’autres affirmations (ou la vérité ou fausseté d’autres affirmations), un acte n’est pas censé laisser entendre d’autres actes. De même, tandis qu’un acte n’est pas censé présupposer ou entraîner quoi que ce soit, un constatif présuppose un certain état de choses et, avec d’autres constatifs, entraîne certaines conclusions. Mon acte d’éternuer, par exemple, ne présuppose, ni n’entraîne, ni ne laisse entendre, quelque acte ni assertion que ce soit. Si les performatifs sont des actes, alors on attendrait de même qu’ils ne présupposent, ni n’entraînent, ni ne laissent entendre quoi que ce soit.
Considérons les exemples que donne Austin de présuppositions, suites (entailments) et implications. Voici trois phrases qu’il examine:
(1) Tous les enfants de Jean sont chauves, mais Jean n’a pas d’enfants.
(2) Le chat est sur le paillasson, mais je ne le crois pas.
(3) Tous les invités sont français, mais quelques uns ne le sont pas.[17]
En ce qui concerne (1), le premier conjoint présuppose que Jean ait des enfants et donc que la phrase ‘Jean a des enfants’ soit vraie. Le deuxième conjoint contredit ceci. Donc la phrase se trouve dans une contradiction puisqu’elle nie ce qu’elle présuppose.
En considérant (2) on remarquera que, bien que la première partie ne présuppose ni la seconde ni sa contradiction (le chat pouvant bien être sur le paillasson sans que je le croie), affirmer la première partie laisse entendre qu’on la croie (si pour l’instant on ignore mensonges, blagues, etc.); donc il laisse entendre que ce serait vrai pour celui qui énonce la première partie d’affirmer aussi ‘Je crois que le chat est sur le paillasson’ et faux pour lui d’affirmer le contraire de ceci. Puisqu’il en affirme le contraire, son assertion contredit ce que son acte de l’affirmer laisse entendre qu’il croit.
De même, quelqu’un se contredirait qui énoncerait (3). Si l’on regarde la première partie de ce qu’il affirmerait: ‘Tous les invités sont français’, c’est clair qu’elle entraîne la phrase suivante: ‘Il n’est pas le cas que quelques uns des invités ne sont pas français’. Mais la seconde partie de son affirmation, ‘quelques uns ne le sont pas’ (c’est-à-dire que quelques invités ne sont pas français), entraînerait la suivante: ‘Il n’est pas le cas que tous les invités sont français’. Donc la première partie de la phrase entraîne la contradiction de la deuxième partie et la deuxième partie entraîne la contradiction de la première partie. C’est-à-dire,
(3) "x (Fx ® Gx) & $x (Fx & - Gx)
(i.) "x (Fx ® Gx) ® -$x (Fx & - Gx)
(ii.) $x (Fx & - Gx) ® -"x (Fx ® Gx)
Donc (3) est une contradiction.
Austin montre ensuite qu’il y a des éléments qui ressemblent à de présuppositions, suites et implications, mais qui concernent de performatifs: « Ces trois façons de ne pas se débrouiller correspondent à trois façons dans lesquelles des énonciations performatives peuvent être malheureuses ».[18] Ici de même y a t-il trois exemples:
(4) On dit: je vous lègue ma montre, mais je n’en ai aucune.
ouN’ayant aucune montre, on dit: je vous lègue ma montre.
(5) On dit: je promets d’être là, mais je n’ai aucune intention d’y être.
ouN’ayant aucune intention d’y être, on dit: je promets d’être là.
(6) On dit: je vous souhaite le bienvenu, mais allez-vous en au diable.
ouOn abuse un invité tout en lui disant: je vous souhaite le bienvenu.
ouTout en le mettant à la porte on dit à son invité: je vous souhaite le bienvenu.
Après ce qui à été montré ci-dessus à propos des échecs, il doit être clair que (4) est un cas d’insuccès puisque la convention de léguer est invoquée mais ne peut pas être effectuée. (5) est un abus de l’institution de promettre puisqu’il y a une question d’insincérité. (6) de même est un abus, celui de non-accomplissement. Quoiqu’Austin à ce point n’emploie pas tous ces termes, il convient de les noter pour ce qui suit.
Ces trois derniers exemples d’échecs performatifs montrent de similitudes avec les mauvaises formes de raisonnement des constatifs des trois premiers exemples. Comparons (1) et (4): tout comme ‘Tous les enfants de Jean’ présuppose (étant donné une interprétation existentielle du mot de tous) que Jean ait d’enfants, ‘Je vous lègue ma montre’ présuppose que le locuteur en possède une.[19] Alors ici il n’est pas simplement question de montrer qu’afin de léguer une montre il faut en avoir une à léguer, mais qu’il y a une intéressante similitude entre ceci et la présupposition dans la mesure où, tout comme une condition de léguer une montre légitimement est d’en posséder une, une condition de faire une vraie assertion à propos des enfants de Jean est que Jean ait bien des enfants (ou que ‘Jean a des enfants’ soit vraie ou, du moins, que l’on croit dans la vérité de cette phrase).
En ce qui concerne (2) et (5), citons d’abord les mots d’Austin:
Tout comme dire que le chat est sur le paillasson laisse entendre que je le croie, quand je dis que je promets d’être là ça laisse entendre que j’ai l’intention d’y être... Si nous ne croyons pas, ou encore n’avons pas l’intention, appropriée au contexte de notre énonciation, alors dans chaque cas il y a une manque de sincérité et un abus de procédure.[20]
Tout comme le fait d’affirmer certaines phrases laisse entendre que l’on a certaines croyances, de même le fait d’énoncer certains performatifs laisse entendre que l’on a certaines intentions. Si dans l’un ou l’autre de ces cas on n’a pas l’intention ou la croyance qui convient, alors on abuse ou de la convention de dire la vérité (même s’il n’est pas bien clair qu’il y ait une telle convention) ou de celle de promettre. Dans le premier cas il sera attendu que l’on dit la vérité dans la mesure où on la voie et, dans le deuxième, que l’on ne promet que ce que l’on a l’intention de faire.
En ce qui concerne (3) et (6), Austin les compare avec moins de succès. Une suite logique a affaire avec la compatibilité de phrases quant à leur valeur de vérité: les phrases ‘Tous les invités sont français’ et ‘Quelques invités ne sont pas français’ ne peuvent toutes les deux être vraies à la fois et dans le même univers de discours. Quand on énonce la première phrase on est tenu à accepter toutes les phrases qui lui soient consistantes. Quand quelqu’un dit ‘Je vous souhaite le bienvenu’, ça aussi donne lieu à des engagements, dans l’occurrence de se comporter d’une manière accueillante et non abusivement. Tout comme accepter la phrase ‘Tous les invités sont français’ nous oblige aussi d’accepter ‘Quelques invités sont français’, de même ‘Je vous souhaite le bienvenu’ nous oblige de vous accueillir chaleureusement (particulièrement en ce que nous disons ensuite) sur peine d’être incohérent ou capricieux. Quand nous accueillons quelqu’un, tout comme quand nous faisons une affirmation, c’est en générale attendu que nous soyons consistants (ce mot étant entendu assez largement pour éviter tout équivoque).
Jusqu’à présent on a montré comment (4) ressemble à (1), (5) à (2), et (6) à (3). Austin pourtant veut aussi voir les choses de l’autre perspective, à savoir où au lieu de prendre (1), (2) et (3) comme paradigmes, il prend (4), (5) et (6). Il veut montrer que tout comme (4) semble une question de présupposition, (5) d’implication, et (6) de suite logique, de même (1) semble une question d’insuccès, (2) d’abus de procédure ou de convention (en l’occurrence l’insincérité), et (3) d’abus de procédure (en l’occurrence le non-accomplissement).
Considérons (1) d’abord comme un type d’insuccès. Un performatif qui ne réussit pas (à cause d’un non-jeu, emploi indu, défectuosité ou accroc) est considéré comme ‘nul’ (void), tout comme une affirmation qui ne fait que se vouloir référentielle:
nous pouvons reprendre pour la doctrine [des constatifs] le terme ‘nul’ comme employée dans la doctrine du malheur du performatif. L’assertion au sujet des enfants de Jean est, nous pouvons le dire, ‘nul à cause de manque de référence’, ce qui est exactement ce que diraient des avocats au sujet du prétendu legs de la montre. Donc ici est une première instance où un problème qui affect des assertions se révèlent identique avec un des malheurs typiques à l’énonciation performative.[21]
Tout comme le performatif n’est que prétendu, l’affirmation n’est qu’une prétendue affirmation (étant donné la présupposition, inacceptable peut-être, qu’une affirmation doit être exclusivement ou vraie ou fausse); dans les deux cas il manque quelque élément qui pourrait faire en sorte que les énonciations soient heureuses. Alternativement on peut dire que dans les deux cas est supposé quelque fait ou événement n’ayant pas cours.
Concernant (2) le cas est plus clair. Que de dire que le chat est sur le paillasson laisse entendre qu’on le croie, parce qu’il serait absurde de dire: ‘Le chat est sur le paillasson, mais je ne le crois pas’. Dire ceci n’est point nier que les deux conjoints peuvent être vrais ensemble, mais seulement qu’ils peuvent être en toute vérité affirmés ensemble. Austin veut dire qu’ici de même il y a un abus de procédure. La convention qui gouverne les affirmations concernerait l’affirmation à notre mieux de la vérité. Que de ne pas le faire serait d’être insincère. Mais, même si (2) est d’une façon convaincante caractérisé comme insincère (ce qui n’est pas le cas), tellement est-il absurde que, plutôt que de croire insincère la personne qui l’affirme, on la croit folle. Toutefois si l’on ne croyait pas que le chat fût sur le paillasson mais affirmait qu’il y était (la version alternative de (2)), on serait évidement insincère et se trouverait universellement reconnu comme tel. Affirmer ce que l’on ne croit pas pourrait, dans ce cas, être considéré comme un abus de la convention d’affirmer.[22]
Austin montre que (3) peut être interprété comme un non-accomplissement ou rupture d’engagement. Pour la forme il demande si, ayant proclamé que ‘Tous les invités sont français’, je ne « m’engage dans une façon plus ou moins rigoureuse de me comporter dans l’avenir dans une certaine manière, particulièrement en ce qui concerne les assertions que je ferai ».[23] Évidemment, comme dans le cas de (6), il y a un abus en question dans le cas de (3). On attendra à ce que quelqu’un en dérive l’assertion: ‘Quelques uns des invités sont français’, plutôt que: ‘Quelques uns des invités ne sont pas français’, de même que l’on attend de quelqu’un qui dit: ‘Soyez le bienvenu!’ qu’il se comporte avec courtoisie.
Dans sa comparaison donc de la logique des constatifs avec celle des performatifs, Austin réussit à montrer d’intéressantes similitudes entre la compatibilité des actes conventionnels en société et la compatibilité des énonciations dans le langage rationnel. Il y a similitude entre la négation de ce que l’on présuppose et le legs de ce que l’on ne possède pas. De plus, dire ce que l’on ne croit pas, ou affirmer que l’on ne croit pas ce que l’on dit, ressemble à promettre quelque chose que l’on n’a pas l’intention d’accomplir, ou promettre quelque chose et ensuite dire que l’on n’a pas l’intention d’accomplir sa promesse. De même, nier ce qu’entraînent ses assertions ressemble à se commettre à une certaine suite d’actions et puis agir d’une manière incompatible. Telles similitudes montrent, du moins, que constatifs et performatifs se ressemblent à la manière dont ils sont liés aux conventions de la vie quotidienne. Ils s’accordent tous les deux, ou ils ne s’accordent pas, avec le contexte total (total speech situation); et ils engagent celui qui les énoncent à accepter certaines autres phrases ou à se comporter d’une certaine manière.
Dans Quand dire, c’est faire Austin termine son investigation de la logique des constatifs et des performatifs en indiquant qu’il y a « un danger que notre initial et tentative distinction entre des énonciations constatives et performatives tombe en panne ».[24] Il indique que « des considérations de type bonheur et malheur peuvent atteindre les affirmations (ou certaines d’entre elles), et que des considérations du type vérité et fausseté peuvent toucher les performatifs (ou certains d’entre eux) ».[25] Le langage de dangers, crises et infections et à remarquer; j’y retourne plus tard.[26]
Qu’est que l’on doit conclure: qu’il n’y ait pas de distinction entre constatifs et performatifs? que la distinction n’est pas exacte, mais plutôt floue? ou, que les concepts de constatif et de performatif doivent être abandonnés? Logiquement, il ne suit pas qu’une distinction n’est pas valide parce qu’elle n’est pas sans exception.[27] Que de ne pas pouvoir trouver un critère (ou classe de critères) pour distinguer entre constatifs et performatifs, ne signifie nullement qu’il n’y ait aucune distinction à faire. Le fait que l’on reconnaît que les critères ne fonctionnent pas toujours montre que l’on peut bien faire la distinction bien que l’on ne puisse pour autant donner une règle selon laquelle on la fait. Ceci montre toutefois « qu’il y a danger de voir s’effondre la distinction initiale et provisoire entre constatifs et performatifs ».[28] Telle apparaît être l’attitude, ou crainte, d’Austin dans les cinq premières conférences de Quand dire, c’est faire. Pourtant dans conférences V et VII, avant l’introduction de la théorie des actes de langage, Austin semble ne plus s’inquiéter de ne pouvoir trouver un critère qui serait à toute épreuve.
En fait Austin abandonne la distinction entre constatifs et performatifs parce que son étude d’éventuels critères le mène à apprécier une meilleure façon de traiter des idées en question.
Il est temps ... de reprendre le problème à neuf. Il nous faut reconsidérer d’un point de vue plus générale les questions: en quel sens dire une chose, est-ce la faire? en quel sens faisons-nous quelque chose en disant quelque chose? (Et peut-être aussi, ce qui est un autre cas: en quel sens faisons-nous quelque chose par le fait de dire quelque chose?)[29]
Son étude de la distinction performatif/constatif peut être vu comme lui permettant de traiter toutes les énonciations comme, dans un sens, performatives.[30] Dorénavant, au lieu de parler de performatifs et de constatifs, il parlera d’actes de langage (speech acts). Ceci ne doit pas être considéré comme évidence qu’Austin pense que la distinction performatif/constatif ne peut être faite. Évidemment elle le peut, puisqu’elle l’est, mais elle ne peut pas être faite avec précision, et même où il semble y avoir d’évidents constatifs, le fait que l’on pourrait leur faire précéder par ‘j’affirme que’ montre qu’elles peuvent être conçues comme des performatifs.
L’investigation austinienne de la distinction constatif/performatif peut être considérée, qu’elle fût ainsi conçue ou non, comme une investigation dialectique. Elle commence avec deux classes d’énonciation en apparence différentes: celle des vraies ou fausses énonciations non aptes à être considérées comme heureuses ou malheureuses (à savoir, les constatifs), et celle des heureuses ou malheureuses énonciations non apte à être considérées comme vraies ou fausses (à savoir, les performatifs). Mais avec de revendications, pour ainsi parler, du côté performatif que quelques soi-disant constatifs semblent plutôt performatifs; et de revendications du côté constatif que quelques soi-disant performatifs aient une dimension constative, la distinction commence à se dissoudre. On voit combien les constatifs sont comme des performatifs, et vice versa. Le résultat de ce dialectique est une synthèse du performatif et du constatif comme l’acte de langage. Je montrerai dans la section suivante comment les actes de langage peuvent être considérés comme ayant des dimensions performatives et constatives.
L’acte de langage émerge donc d’une désaffection avec la terminologie de constatifs et performatifs, laquelle à son tour émerge d’un rejet de la distinction entre assertions et absurdités. Chaque pas marque un meilleur modèle pour l’interprétation des phénomènes linguistiques, et se justifie par sa plausibilité et ses avantages sur le premier modèle. On peut dire qu’Austin rejette la distinction constatif/performatif comme opposition entre deux types d’acte, mais non pas comme distinction entre deux dimensions d’un seul acte.
En fin de compte donc, la distinction constatif/performatif n’est pas abandonnée comme inutile ou floue, mais comme en danger de se décomposer suite à une exploration qui serait plus assidue et, plus important, parce qu’une considération d’elle nous mène à une meilleure approche qui peut, sans faire cette distinction, expliquer ces phénomènes linguistiques et en particulier ceux qui ne peuvent être déterminés comme exclusivement ou constatifs ou performatifs. Plus tard je montrerai comment de points similaires peuvent être faits à propos d’autres distinctions, en particulier la distinction normal/parasitaire.
Ayant examiné ce qu’il appelle le passage radical (sea-change)[31] que subit sa théorie pendant les sept premières conférences de Quand dire, c’est faire, par suite duquel tout usage de langage commence à être considéré comme ayant des dimensions constative et performative, Austin procède, dans les cinq conférences qui suivent, à une investigation des actes de langage, à savoir ces unités de langage ayant deux dimensions, performative et constative.
L’acte de langage peut être examiné sous trois titres: (1) comme acte significatif, (2) comme du langage ayant une certaine force conventionnelle, et (3) comme du langage ayant un certain effet non conventionnel. Ici (1) peut être considéré comme la dimension constative de l’acte de langage tandis que (2) et (3) peuvent être considérés comme constituant sa dimension performative. Le premier de ceux-ci peut être à son tour considéré sous trois sous-titres: (a) la production des sons mêmes qui sont, pour ainsi parler, les ‘véhicules’ de signification, (b) la production, par moyen de cette production de sons, de certains mots dans un certain ordre syntactique et dans une certaine langue, et (c) la production de ce dernier afin de communiquer un message spécifique, en général mais pas nécessairement à propos d’une situation concrète.
Maintenant on peut introduire la terminologie d’Austin: l’acte de langage considéré comme acte significatif est l’acte locutoire (locutionary act); cette énonciation significative dotée d’une certaine force conventionnelle s’appelle l’acte illocutoire (illocutionary act); et donnant lieu non conventionnellement à un certain effet, cette énonciation significative dotée d’une certaine force conventionnelle s’appelle l’acte perlocutoire (perlocutionary act).[32]
L’acte locutoire est, à un certain niveau, la production de sons et comme tel il s’appelle l’acte phonétique (phonetic act); à travers la production de ces sons le locuteur produit intentionnellement des mots en arrangements syntactiques et, en ce respect, l’acte s’appelle phatique (phatic act); enfin, à travers la production de mots en arrangements syntactiques avec certaines intentions et dans certains contextes, le locuteur transmet certains messages, et dans ce respect l’acte s’appelle rhétique (rhetic act).
Plusieurs critiques d’Austin suggèrent différentes autres façons d’analyser l’acte de langage mais ici je me limite à une considération de ce qu’Austin dit à propos des plusieurs aspects des actes de langage et de l’acceptabilité de cela. J’examine premièrement l’acte locutoire sous ses trois titres et puis l’acte illocutoire. L’acte perlocutoire sera mentionné brièvement et principalement afin d’indiquer les limites de l’acte illocutoire. Ensuite j’examine la problématique distinction entre la signification et la force d’une énonciation, la question étant pourquoi Austin n’assimile pas la force d’une énonciation à son sens.[33]
En ce qui concerne l’acte locutoire, Austin prétend qu’afin qu’il y ait un acte de langage, certains sons doivent être produits par la voix humaine: dire quelque chose « c’est toujours effectuer cet acte [...]: produire certains sons ...; l’énonciation est une phonation [phone] ».[34] Mais c’est évident que ceci n’est pas vrai, puisque l’on puisse dire de choses en les écrivant, la production de graphèmes. Il y a aussi beaucoup d’autres véhicules de langage, pour ainsi parler, d’autres systèmes de signes comme le sémaphore, la code Morse, de signaux de fumée, etc. Toutefois quand il parle à un certain point de « l’énoncé (écrit) de la phrase », Austin concède qu’une énonciation peut être en forme d’écriture.[35] Il est clair pourtant qu’il considère la langue parlée comme le paradigme d’énonciation, et l’écriture comme sa reproduction ‘plutôt sommaire’ (rather crude).[36] Je considérerai ceci en chapitre quatre où je montrerai comment il peut être critiqué d’une telle manière à secouer les fondations de la théorie austinienne des actes de langage.
Avant de considérer l’acte phatique, je dois remarquer que, bien que les phonations soient simplement de sons, de phonèmes sont des unités de son d’une langue particulière. Donc nous ne devons pas entendre qu’au niveau de l’acte phonétique Austin distingue entre de sons phonémiques et non phonémiques. Son ‘phonation’ n’est pas encore un phonème. Bien qu’Austin ne le dise, ce qu’il procède à dire, comme nous allons le voir, le présuppose. C’est au niveau phatique en fait que les langues entre pour la première fois en question. Ici on énonce
certains vocables (ou mots) (i.e. certain types de sons appartenant à un certain vocabulaire, et en tant précisément qu’ils lui appartiennent) selon une certaine construction (i.e. conformément à une certaine grammaire, et en tant précisément qu’on s’y conforme) avec une certaine intonation, etc.[37]
Ici les phonations deviennent des phonèmes qui expriment intentionnellement de mots du lexique d’une certaine langue, et sont intentionnellement produites dans un ordre prescrit par les règles syntactiques de cette langue. Les phonations sont produites conformément aux conventions phonémiques, lexiques et syntactiques d’une certaine langue. Je ne pense pas que ceci veut dire que les phèmes (un phème étant le résultat d’un acte phatique) soient toujours bien prononcés ou constituent de phrases bien formées. Entre certaines limites, on ne cesse de parler une langue à défaut de prononcer correctement; un étudiant de russe, par exemple, ne cesse de parler russe du simple fait qu’il ne puisse rouler ses Rs.[38] Qui plus est, on ne cesse de parler une langue à cause de certaines erreurs syntactiques, toujours dans certaines limites (par exemple, si l’on emploie le subjonctif où ça ne se doit pas). Ces limites se déterminent probablement selon l’aptitude d’un autre locuteur de la même langue de corriger mentalement l’erreur ou de comprendre malgré elle.[39]
Pour passer de l’acte phonétique à l’acte phatique, il faut avoir certaines intentions correspondant à certaines conventions: il faut entendre que ses phonations expriment des énonciations conformant aux conventions d’une certaine langue. Un perroquet qui produirait de phonations indifférenciables de celles que produisent un francophone quand il dit: ‘Allez!’, n’aurait pas dit le mot d’allez parce qu’il n’aurait pas eu l’intention que son acte phonétique se conforme aux conventions du français. Son acte n’aurait pas été un acte intentionnel en accord avec des conventions.[40]
Pour montrer que la seule énonciation de phonations n’est pas la même chose que l’énonciation de phonèmes, mots et phrases, considérez cet exemple: on se fait poser la question-piège suivante: ‘If cold water is iced water, what is cold ink?’ (Si l’eau froide s’appelle eau glacée, qu’est qu’on appelle l’encre froide?) On répond: ‘Iced ink!’ (encre glacée).[41] Ici l’on produit intentionnellement les phonèmes /aist’ink/; mais les phonations qu’on a produites auraient pu être interprétées comme les phonèmes /ai’stink/ (c’est-à-dire, ‘je pue’), bien qu’elles n’aient pas été produites avec cette intention. Ou, puisqu’Austin ne parle pas en termes de phonèmes, on aurait énoncé les phonations qui composent l’énonciation de ‘I stink’, mais on n’aurait pas énoncé ces mots puisqu’on n’avait pas cette intention comme le montre le contexte, la situation en question ici étant qu’on s’était fait questionner au sujet de liquides glacées. Ceci montre l’importance du contexte de l’énonciation: c’est le contexte, y compris les intentions du locuteur, c’est-à-dire le contexte total, qui détermine à quel acte phatique donne lieu l’acte phonétique.
Que de conformer intentionnellement à des conventions linguistiques, dans des contextes spécifiques, engendre l’acte rhétique que décrit Austin comme étant généralement l’acte « d’employer un phème ou ses parties constituantes dans un sens plus ou moins déterminé, et avec une ‘référence’ plus ou moins déterminée (‘sens’ et ‘référence’ réunis constituant la ‘signification’ [meaning]) ».[42] Il est clair, quoiqu’Austin ne le dise pas en fait, que c’est le contexte total qui détermine quel acte rhétique, si en l’occurrence aucun, est produit par le locuteur effectuant l’acte phatique. On peut produire un phème comme un spécimen du français, par exemple, dans lequel cas il ne sera pas un rhème (comme s’appelle le produit de l’acte rhétique) puisqu’il n’aura pas été employé pour exprimer quoi que ce soit. Une telle production du phème sera seulement une mention (quoique ici Austin n’emploie pas ce terme). Le contexte en générale fait en sorte qu’il soit clair comment, ou si, le locuteur avait l’intention d’employer le phème.[43] On verra plus tard qu’Austin exclut les mentions comme étant non pas de sérieux actes de langage mais plutôt des parasites.
La relation entre phèmes et rhèmes est plutôt complexe. Regardons les choses simplement d’abord: un changement de contexte peut affecter le même phème pour produire de rhèmes différents, mais le contexte ne peut affecter différents phèmes pour produire le même rhème. C’est à dire que le même phème, ou différentes occurrences du même type, peuvent être employés pour exprimer différents rhèmes dans différents contextes, mais des phèmes différents, ou des occurrences de types différents, ne peuvent jamais être employés pour exprimer le même rhème. Donc des phèmes différents ne peuvent exprimer le même rhème, mais le même phème peut bien exprimer différents rhèmes. En d’autres mots, le rhème n’est pas la même chose que la proposition puisqu’il est lié à un phème spécifique. Tout ce qu’Austin permet est que deux phèmes différents peuvent être ‘rhétiquement équivalents’.[44]
Le problème avec cette distinction est que prima facie elle semble vaine. Dire que deux phèmes sont rhétiquement équivalents mais n’expriment pas le même rhème semble être une question de couper des cheveux en quatre. Austin prétend pourtant qu’il est important de garder cette distinction à l’esprit. De plus, il semble croire que strictement différents phèmes n’expriment pas la même assertion puisqu’il dit que des actes rhétiquement équivalents expriment ‘la même assertion’, mettant ces trois mots entre guillemets, mais dans un autre sens, où l’identité du rhème est en question, pas la même assertion, et ici ces trois mots ne sont pas entre guillemets. Je considère que ces facteurs montrent qu’Austin est au moins méfiant envers de telles prétendues entités que des propositions. Peut-être ne veut-il pas tolérer que différentes expressions puissent exprimer la même proposition.
J’interprète la distinction d’Austin de la manière suivante: le rhème est le produit de l’acte rhétique; il est ce qui s’affirme dans une assertion, ce qui se promet dans une promesse, ce qui s’ordonne dans un ordre, etc. Plusieurs de ces produits peuvent être équivalents dans la mesure où ils ont des significations qui sont généralement considérées comme en pratique remplaçable les unes par les autres. Ils sont donc rhétiquement équivalents. Si nous interprétons Austin de cette manière, nous voyons comment ça lui permet d’éviter des entités idéalistes, ou à l’air idéaliste, comme des propositions. Comme nous allons le voir, il croyait que, s’il avait permis que deux phèmes différents puisse exprimer le même rhème, il se serait engagé à accepter une telle entité métaphysique.[45]
Le mouvement d’Austin au-delà de sa théorie du performatif vers la théorie des actes de langage est un mouvement qui l’éloigne de de telles (éventuelles) entités vers le concret. Il contraste les deux théories comme la ‘spéciale’ et la ‘générale’,[46] et plaide le besoin de la théorie générale comme évitant les problèmes de la traditionnelle théorie spéciale:
le besoin de la théorie générale s’impose ici du simple fait que ‘l’affirmation’ traditionnelle constitue une abstraction, un idéal, et qu’il en va de même pour sa traditionnelle vérité ou fausseté... L’acte de langage total, dans la situation totale de discours, est en fin de compte le seul phénomène que nous cherchons de fait à élucider.[47]
Ceci exprime clairement la méfiance d’Austin envers des entités abstraites telles que ‘l’assertion’. Puisque la proposition est une telle entité abstraite et idéale (ou, du moins, peut l’être), je crois que les propos d’Austin s’y appliquent aussi.[48] Donc il met l’accent sur l’acte rhétique comme par contraste une dimension d’un vrai phénomène. Plutôt que de dire que quelque information a été communiquée, Austin préfère voir l’information comme un effet.[49] Nous allons voir toutefois que Searle ne pense pas que son propre engagement à la proposition l’engage à des entités qui transcenderaient le langage.
Maintenant je contraste l’acte locutoire avec l’acte illocutoire. La question à se poser ici est si la force d’une énonciation fait partie de sa signification (et donc si la notion austinienne de locution n’est pas trop restreinte).[50] Est-ce vrai de dire que ‘Le chat est noir’ dit que le chat est noir et que ‘Je promets’ signifie de même que je promets? Plus précisément, bien qu’il soit vrai que ‘Le chat est noir’ signifie que le chat est noir et que ‘Je promets’ signifie que je promets, est-ce que la façon dont la première énonciation signifie ce qu’elle signifie la même que, ou est-ce qu’elle ressemble à, la façon dont la deuxième signifie ce qu’elle signifie? Pour Austin, je suggère, les deux sens de ‘signifie’ doivent être distingués; et en ceci il a raison. Austin marque ce type de distinction en appelant le premier la ‘signification’ (ou le sens et le référence) de l’énonciation, et le deuxième, sa force. Donc ‘Le chat est noir’, dit d’un chat particulier dans un contexte spécifique, signifie que le chat est noir; en d’autres mots, cette phrase fait référence à ce chat et lui attribue la propriété d’être noir. Par contre ‘Je promets’ signifie que le locuteur promet parce que ces mots ont la force de faire en sorte que le locuteur ait entrepris de faire quelque chose. Par exemple, si je viens de dire: ‘Je serai là’, ce qui pourrait être ou une promesse ou une prédiction, les mots signifient que mon énonciation a la force d’une promesse et non pas d’une prédiction. C’est dans ce sens de ‘signifie’ que l’on puisse dire que ‘Je serai là’ signifie que le locuteur a promis d’y être. Confondre ces deux sens de ‘signifier’ mènerait à la confusion: la signification, selon une interprétation, est le sens et le référence, et, selon l’autre, est la force. En ce qui suit j’emploie ‘signifier’ (et tous les mots apparentés) dans le premier sens seulement.
Afin de clarifier la nature de l’illocution et d’expliquer pourquoi Austin dit que la force illocutoire d’une énonciation n’est pas à interpréter comme conséquence de l’acte locutoire de l’énoncer,[51] je considère maintenant l’acte perlocutoire, qui en est bien la conséquence. De même nous faut-il le distinguer de l’acte illocutoire.
L’acte perlocutoire, comme déjà dit, est la production d’un certain effet à travers l’emploi de langage, cet effet étant effectué non conventionnellement. Par exemple, un homme dit à son épouse: ‘Je te promets une rivière de diamants’. Bien que ceci puisse lui faire plaisir, il n’y a pourtant pas de convention selon laquelle l’énonciation de ‘Je te promets une rivière de diamants’, ou simplement promettre quelque chose (même des choses très bien), fasse plaisir à la personne adressée. On peut dire que l’effet est purement ‘naturel’. Toutefois il y a bien, comme déjà indiqué, une convention selon laquelle une personne ait promis du fait même d’avoir affirmé les mots ‘Je promets’. L’énonciation en question est un moyen conventionnel de donner lieu au fait qu’une rivière de diamants est promise, mais elle est un moyen non conventionnel de donner lieu au fait qu’une femme se plaise. L’effet conventionnel, si l’on peut employer provisoirement le langage des causes et effets, est l’effet illocutoire, et l’effet non conventionnel est l’effet perlocutoire.
L’acte en question est un acte illocutoire de promettre et un acte perlocutoire de plaire. Pourtant, Austin nous avertit que « nous devons rejeter l’idée ... selon laquelle l’acte illocutoire serait une conséquence de l’acte locutoire ».[52]
Par l’emploi du lexique de l’illocution, nous faisons référence non aux conséquences (du moins au sens ordinaire) du locutoire, mais aux conventions des valeurs illocutoires (illocutionary forces) — lesquelles concernent les circonstances particulières de l’énonciation.[53]
Les actes phatiques et rhétiques ne sont pas les conséquences des actes phonétiques. Nous avons déjà vu pourquoi ceci est le cas: les sons doivent être produits avec l’intention qu’ils conforment aux conventions lexiques et syntactiques d’une langue particulière. Maintenant Austin veut signaler que les actes ilillocutoires de même ne sont pas des conséquences « au sens ordinaire » (in any ordinary sense) parce que donner lieu à quelque chose en ayant l’intention d’être conforme à une convention et en étant compris de le faire, n’est pas une question d’effectuer l’état des choses en question mais de le considérer comme ayant lieu. Donc, dire ‘Je promets’ n’effectue d’une façon causale que j’ai promis; il est plutôt le fait de promettre (ou il le constitue).[54]
Il se peut toutefois que dans certains cas il ne soit pas possible de décider si un acte est illocutoire ou perlocutoire. Comme exemple d’un acte qui pourrait être interprété comme ou illocutoire ou perlocutoire, Austin mentionne un homme balançant sa canne. Cet acte peut être l’équivalent de dire ‘je vous avertis’, et donc être illocutoire; ou il peut être l’équivalent de parler d’un ton involontairement sévère qui sert d’avertissement à ceux qui l’entend (que cet homme n’est pas quelqu’un que l’on doive traiter à la légère, par exemple), et donc être perlocutoire. La question ici est si balancer une canne est un acte conventionnel mais, comme le remarque Austin, « il est difficile de dire où commencent et finissent les conventions ».[55] L’acte pourrait être classifié de l’une manière ou de l’autre.[56]
Contre Austin, P. F. Strawson soutient qu’il y ait des illocutions non conventionnelles. Il en donne trois exemples qui nous obligeront soit de modifier notre critère ou de rejeter la distinction entre l’illocutoire et le perlocutoire, ou bien d’expliquer les exemples. Voici son premier exemple:
Il peut y avoir des cas tout de même dans lesquels énoncer à un patineur les mots ‘la glace par là est très mince’ est de donner un avertissement (est de dire quelque chose avec la force d’un avertissement) sans qu’il soit le cas qu’il y ait aucune convention que l’on pourrait exprimer (à part celles portant sur la nature de l’acte locutoire) telle que l’on pourrait décrire l’acte du locuteur comme un acte produit en conformité avec cette convention.[57]
Les deux autres exemples sont assez similaires.[58] En ce qui concerne cet exemple, il n’est pas clair qu’il n’y ait pas une telle convention. A la limite on peut dire qu’il y a du moins une convention éthique, qu’ont tendance à observer les patineurs, qui requiert que l’on indique à d’autres patineurs des situations dangereuses que l’on a rencontrées. Ceci n’est sûrement pas une simple question de bonhomie! On n’aurait pas évidement tort de dire que les patineurs observent bien un tel code éthique, ou d’étiquette, et que ils s’attendent à ce que les autres l’observent aussi.[59] Les exemples de Strawson montrent au plus que nous devons être prudents avec ce critère d’illocution.
Par contre, on pourrait dire que Strawson travaille avec une conception trop étroite de la convention. Ceci est clair dans son commentaire sur une remarque que fait Austin à propos des conventions. Voici d’abord ce que dit Austin:
Parler de « l’emploi du langage pour soutenir, arguments à l’appui, ou pour avertir », semble être du même ordre que parler de l’« emploi du langage pour persuader, exciter, alarmer ». On peut dire cependant que dans le premier cas (pour opposer schématiquement) il s’agit d’un usage conventionnel, en ce sens qu’on pourrait l’expliciter par la formule performative. Cette explication, en revanche, ne saurait avoir lieu dans le second cas.[60]
Faisant référence à ‘la remarque curieusement qualificative’ ici, Strawson commente qu’il semble ne pas y avoir de tel sens du mot de conventionnel mais seulement de ‘être capable d’être conventionnel’.[61] Pourtant, le point d’Austin, dont on risque de passer à côté ici, est que le fait que l’on pourrait dire ‘Je vous avertis que...’ ou ‘Je maintiens que...’ — des formules performatives conventionnelles — au lieu de dire simplement ‘La glace par là est très mince’, par exemple, montre qu’il est conventionnel dans certaines circonstances de faire de telles affirmations. Que l’on n’est pas obligé d’employer la formule en question indique qu’il y a une convention à laquelle on fait appel implicitement en affirmant que la glace est mince puisque autrement on aurait employée la formule.[62]
Peut-être pourrait-on soutenir toutefois que l’avertissement dans ce cas fût un effet perlocutoire. Le locuteur, selon ce point de vue, n’était pas obligé de faire appel à quelque convention que ce soit parce qu’il savait que simplement en mentionnant qu’une certaine partie de la mare n’était couverte que d’une mince couche de glace il pourrait la faire éviter au patineur (en le faisant appréhensif peut-être). Comme déjà indiqué, Austin dit qu’il est « difficile de dire où commencent et finissent les conventions ». Il est donc parfois difficile de voir où terminent les illocutions et où commencent les perlocutions. Les exemples de Strawson sont valables dans la mesure où ils montrent que la distinction entre illocutions et perlocutions est un peu floue, ce qu’Austin aurait certainement accepté comme je le montrerai tout de suite.
Dans la section précédente j’ai montré comment Austin rejette la distinction constatif/performatif comme distinction entre deux emplois exclusivement différents de langage, et continue à l’accepter seulement comme distinction entre deux différentes dimensions de l’acte de langage en général. Donc dans les cinq dernières conférences (et à la fin de la septième) il examine l’acte de langage conçu comme une unité de langage à dimensions constative et performative. Ce n’est pas un acte composé de plusieurs composants qui s’imbriqueraient pour constituer l’acte total de langage (total speech act); c’est plutôt un acte de plusieurs dimensions qui ne peuvent être nettement séparées les unes des autres.
Ces distinctions résultent largement d’un examen empirique du total contexte de langage et donc il y a peu de chances qu’elles soient précises. Austin admet que « si nous distinguons différents ‘actes’ abstraits, c’est évidement à partir des accidents qui peuvent se produire ‘de la coupe aux lèvres’: c’est-à-dire, ici, à partir des différents types de non-sens qui peuvent surgir dans l’exécution de ces actes ».[63] Ici vraisemblablement Austin utilise le mot de non-sens assez librement pour signaler l’infélicité en générale. Dans la dixième conférence il examine les utilisations de ‘dans’ et ‘par’ pour distinguer les illocutions des perlocutions, mais en fin de compte il trouve que comme testes ils ne tiennent pas le coup.[64] De même dans sa douzième conférence il tente de dresser « une liste des [forces] illocutoires d’une énonciation », de « familles plus générales d’actes de discours, liés entre eux et se recouvrant les uns les autres ».[65] De nouveau il nous attire l’attention à de larges possibilités de cas marginaux ou gênants et il souligne que ce qu’il a à dire n’est pas définitif.[66] Ainsi escamote-t-il tout métaphysique des actes de langage; il ne les analyse en catégories fixes, ni ne les divise en plusieurs composants fixes, ni n’essaye de découvrir en eux des entités non empiriques, telles que la proposition.[67] Dans un essai publié plus récemment, Austin mentionne que ce qu’il fait pourrait être décrit comme de la ‘phénoménologie linguistique’.[68] Il est question d’examiner la façon dont est ordinairement employé le langage, ce qui nécessite des descriptions de pratiques linguistiques dans des situations quotidiennes et dans des situations où pour quelque raison que ce soit ils sont défectueux. Constamment dans Quand dire, c’est faire Austin se montre prêt à décrire à nouveau le contexte total de langage aussi tôt qu’un particulier moyen devient peu plausible. Même ses suggestions finales sont offertes comme ayant besoin de plus de travail. Searle, on peut le dire, a tenté un tel travail. Et c’est cela que j’examine tout de suite.
Dans cette section j’examine trois questions fondamentales. Premièrement je considère comment Searle remplace l’acte locutoire par l’acte propositionnel (dont les composants sont les actes de référence et de prédication), et je montre pourquoi une telle complication est justifiée. Deuxièmement je considère les raisons pour lesquelles Searle rejette la distinction locution/illocution — il montre, en somme, que l’acte locutoire, qu’il nomme ‘acte propositionnel’ et dont sa conception diffère de celui d’Austin, est une dimension de l’acte illocutoire. Et troisièmement je considère les additions de Searle à la théorie des actes de langage; je considère le développement de sa théorie de signification énonciative (utterance meaning) à partir de ses origines dans la théorie de H. P. Grice. Je montrerai, dans le chapitre suivant, comment la théorie de signification de Searle lui permet de formuler une explication plus évoluée des relations entre actes normales de langage et parasites. Ce qui me concerne principalement dans cette section est l’explication searlienne de référence et de prédication, son développement d’une théorie de signification énonciative et son abandon d’une telle théorie au moment où il postule une distinction logique entre les intentions de représenter et de communiquer (la première étant conçue comme indépendante de la seconde et antérieure à elle).
Searle comme Austin rejette la distinction constatif/performatif comme distinction entre deux différents types d’acte, et il accepte que l’acte de langage est l’unité fondamentale de signification et de force (ou la plus fondamentale unité linguistique à dimensions constative et performative). Il accepte aussi les actes illocutoire et perlocutoire. Son interprétation de ce-dernier ressemble à celle d’Austin, mais il interprète le premier assez différemment. Searle ne distingue pas entre les actes locutoire et illocutoire mais entre l’acte illocutoire et deux autres actes: l’acte d’énonciation et l’acte propositionnel. Dans cette section j’examine pourquoi Searle rejette la distinction locution/illocution. Comme signalé dans la section précédente, les locutions et illocutions concernent le langage comme significatif et ayant une force conventionnelle. Sous une certaine description un acte phonétique était significatif, c’est-à-dire qu’il avait un sens et une référence, et sous une autre description il avait une certaine force conventionnelle et comptait pour un certain type d’acte social — comme par exemple ordonner ou promettre.
Bien que Searle accepte que l’acte de langage soit à la fois significatif et de force conventionnelle, il analyse différemment ses dimensions, la majeure différence étant qu’il postule un acte propositionnel à deux composants: les actes de référence et de prédication. Il accepte donc la proposition que, comme nous l’avons vu, les scrupules d’Austin l’empêchèrent d’embrasser. Il parle aussi de l’acte de prédication (un acte incomplet) qu’Austin ne mentionne pas. Voici un schéma des deux systèmes:
Austin
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Searle
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Avec ce schéma comme point de référence, j’examine maintenant, par rapport à celle d’Austin, l’analyse searlienne de l’acte de langage.
L’acte le plus fondamental du système searlien est l’énonciation de morphèmes, de mots et de phrases.[69] Le morphème est le plus petit élément d’un mot qui est fonctionnel dans un système linguistique. Il ressemble donc guère à la phonation d’Austin. C’est plutôt une organisation de phonations en certains types d’unité qui ont une fonction dans une langue. Donc l’acte d’énonciation ne correspond pas à l’acte phonétique d’Austin et, en fait, il n’y a rien dans le système de Searle qui s’y correspond. Ceci ne veut pas dire pourtant que Searle rejette l’idée d’un acte phonétique. Il le reconnaît mais ne l’inclut pas.[70]
L’acte d’énonciation est un acte de langage sans signification déterminée.[71] Puisque que de produire un acte d’énonciation sans en produire un propositionnel serait d’ « aligner des mots, et ne rien dire pour autant »,[72] il semble que l’acte d’énonciation correspond à peu près à l’acte phatique qui était l’acte d’énoncer les vocables, mots et unités syntactiques d’une langue spécifique. Bref, puisque l’acte d’énonciation est la production de morphèmes, de mots et de phrases (sans tenir compte de ce qu’ils soient employés ou simplement mentionnés), et puisque l’acte phatique est la production de vocables, de mots et d’unités grammaticales dans une langue spécifique (encore sans tenir compte de ce qu’ils soient employés pour dire quelque chose ou soient simplement mentionnés), la similitude ici est assez proche pour justifier que l’on considère provisoirement l’acte searlien d’énonciation comme le même que l’acte phatique d’Austin.
Toutefois l’acte propositionnel de Searle ne correspond pas à l’acte rhétique. Bien que les deux actes concernent l’emploi de langage comme significatif dans la mesure où il a un sens et une référence déterminés, Searle seul permet que différents actes d’énonciation puissent comporter le même acte propositionnel, Austin niant, comme nous l’avons vu, que différents actes phatiques peuvent produire le même acte rhétique.[73] Qui plus est, bien qu’Austin tienne qu’il puisse bien y avoir un acte rhétique qui ne soit pas illocutoire, Searle nie qu’il puisse y avoir un acte propositionnel sans qu’il y ait de même un acte illocutoire.[74]
Comme indiqué ci-dessus, on peut examiner l’acte propositionnel sous deux rubriques: comme acte de référence et comme acte de prédication. Seul le premier est un acte complet de langage puisque, tandis que l’on peut faire référence à quelque objet sans rien en dire, l’on ne peut dire quelque chose sans que ça soit, du moins en théorie, au sujet de quelque objet. L’acte de prédication est donc un acte incomplet de langage. En ce qui concerne l’acte de référence, Searle explique l’emploi d’expressions référentielles dans des actes de ce type à la manière suivante:
J’appellerai « expression référentielle » toute expression servant à identifier une chose, un procès, un événement, une action, ou tout autre type d’être « individuel » ou « particulier »... C’est à leur fonction que l’on reconnaît les expressions référentielles, et non pas toujours à leur forme grammaticale superficielle ou à la manière dont elles remplissent leur fonction.[75]
Donc le mot d’homme dans la phrase ‘Un homme est venu’ fait référence; mais il ne la fait pas dans la phrase ‘Jean est un homme’. Ceci est clair du fait qu’il ne sert à identifier un homme que dans le premier cas. Dans le deuxième cas, il sert à attribuer à Jean la propriété d’être homme. Évidemment donc ‘est un homme’, qui est un prédicat, ne peut pas tenir tout seul; il doit accompagner quelque expression référentielle. C’est pourquoi Searle dit que l’acte de prédication « n’est, en aucun cas, un acte de langage indépendant ».[76]
Searle dit que nous devons distinguer entre le sens d’une expression référentielle et la proposition communiquée par son énonciation. Le sens est transmis par les termes descriptifs généraux mentionnés ou laissés à être entendus par l’expression référentielle « mais dans bien des cas le sens de l’expression ne suffit pas par lui-même à communiquer une proposition, mais plutôt c’est l’emploi de l’expression dans une certaine situation qui permet de communiquer une proposition ».[77] Donc, bien que le mot d’homme, par exemple, ait un sens indépendamment de tout contexte particulier, c’est seulement dans quelque contexte particulier qu’il puisse être utilisé pour faire référence à un individu particulier.
Ceci signifie, je pense, que l’énonciation de ‘L’homme est ivre’, interprétée comme mention, et non pas comme étant employée dans un contexte spécifique, n’est pas un act propositionnel en dépit du fait qu’elle a un sens. Il y a un acte de prédication en question mais aucun acte de référence puisque la prétendue expression référentielle ne fonctionne pas, c’est-à-dire qu’elle n’identifie rien dans aucun contexte. Il semble donc que l’acte d’énonciation de Searle embrasse des cas d’énonciations significatives qui ne font référence à rien et n’exprime aucune préposition. Searle pourtant prétend, comme nous l’avons vu, que les actes d’énonciation ne sont pas des actes où l’on dise quelque chose. Or, puisque ‘L’homme est ivre’ n’est pas un acte propositionnel, il ne peut être qu’un simple acte d’énonciation. Donc, tandis qu’elles ont un sens, les actes d’énonciation ne font pas référence et par conséquent n’expriment aucune proposition. Il en suit que ‘L’homme est ivre’, bien qu’ayant une signification littérale — elle signifie que l’homme est ivre — ne peut exprimer aucune proposition, ne peut affirmer qu’un homme soit ivre.
L’acte d’énonciation correspond à l’acte phatique d’Austin, comme déjà remarqué. L’acte phatique n’avait ni sens ni référence déterminés mais, pour employer un terme de Forguson déjà mentionné, un sens déterminable. La même chose peut être dite, nous le voyons maintenant, de l’acte d’énonciation searlien. Il requiert un contexte spécifique pour que l’expression référentielle fasse référence de fait. L’acte propositionnel, comme l’acte rhétique, a par contraste un sens et une référence déterminés. La principale différence entre ces deux derniers actes est donc celle déjà mentionnée, à savoir que la même proposition peut s’exprimer dans deux énonciations de type différent tandis que le même rhème ne le peut pas. L’autre différence significative, déjà mentionnée, est la découverte par Searle, pour la théorie des actes de langage, d’un acte de prédication.
La question à poser maintenant est si cette analyse différente (et je viens de montrer qu’elle n’est qu’un petit peu différente) ajoute quelque chose à la théorie des actes de langage ou, plus précisément, quelque chose que l’on ne pourrait pas avoir avec les seuls concepts d’Austin. Jusqu’à présent nous avons pu voir que la postulation d’un acte de prédication pourrait être considérée comme une avance sur Austin. Pourtant le coût de cette avance est l’adoption de l’acte propositionnel. L’acte propositionnel fait en sorte que l’opinion de Searle semble, au moins, plus métaphysique que celle d’Austin. Maintenant il faut donc considérer s’il y a, dans la théorie de Searle, une telle raison pour l’acte propositionnelle qui ne soit pas une raison pour l’acte rhétique. Le changement, vaut-il le coût? La raison peut être trouvé dans la postulation par Searle d’une structure profonde de langage.
J’ai cité ci-dessus un passage de Searle qui dit que c’est par leur fonction qu’on reconnaît les expressions référentielles, et non pas, ou pas toujours, par leur grammaire de surface. Donc, ‘Cet homme est ivre’, écrite ici dans ce texte, ne fait pas référence bien que l’expression ‘cet homme’ puisse avoir l’air référentiel. C’est seulement lorsqu’elle est utilisée dans un contexte spécifique pour dire d’un homme particulier qu’il soit ivre qu’elle est référentielle. C’est donc la fonction de l’expression, et non pas sa forme de surface, qui la définit.
La grammaire de surface d’une phrase est sa grammaire simpliciter. Le qualificatif ‘de surface’ s’utilise pour la distinguer d’une grammaire profonde, c’est-à-dire, dans cette instance, quand on pense à une grammaire de phrases concernée seulement avec leurs fonctions. Si l’on examine des énonciations en termes de leur fonctionnement (ou en termes des actes qu’elles exécutent), on peut avoir une grammaire qui isole de telles propriétés que des marqueurs de proposition (propositional indicators), des expressions référentielles, des prédicats, et des marqueurs de force illocutoire (illocutionary force indicators). Le marquer de force illocutoire, par exemple, marque une énonciation comme une assertion, un ordre, une promesse ou quelque autre performatif, et peut être représenté ou non à la surface par une forme marquant la force illocutoire (illocutionary force indicating device), telle qu’un performatif explicite à l’austinienne.[78] Searle souligne qu’il n’est pas nécessaire qu’il y ait une telle forme à la surface pour indiquer quel type d’acte illocutoire s’effectue. Souvent le seul contexte montre la force d’une énonciation. Donc le contexte, plutôt qu’aucune forme, pourrait déterminer la force illocutoire.
Le contexte peut aussi, quoique Searle ne semble pas le dire explicitement, déterminer le marqueur de proposition. Par exemple, la phrase ‘Je serai là’ dite par un locuteur d’un ton de voix particulier peut constituer une promesse. Ici la proposition exprimée est que le locuteur sera là et la forme marquant la force illocutoire est son intonation.[79] Les deux ne sont pas séparées au niveau de la surface. Et ‘Je le promets’, qui est un performatif explicite, a un contenu propositionnel quand dit comme réponse à la question: ‘Serez-vous là?’. Elle a le contenu propositionnel que le locuteur sera là.
Il semble que les innovations de Searle paient bien le coût de l’introduction par lui de la proposition parce que maintenant il est possible de formuler une grammaire profonde des actes de langage à travers une considération de leur fonctionnement en contexte. Et la proposition ici ne peut être considérée autrement que comme un moyen logique d’analyser des actes de langage dans leurs contextes. Il n’y a aucune trace de métaphysique dans tout ceci.
Ayant présenté les différences entre les théories d’Austin et de Searle, il faut considérer maintenant les critiques spécifiques à Austin que propose Searle — en particulier celles de la distinction locution/illocution, qui mènent celui-ci à structurer différemment son acte de langage. En somme, il rejette cette distinction parce que, la signification parfois déterminant la force, elle n’est pas complètement générale. Par exemple, la signification de ‘Je promets’ détermine la force de cet acte d’énonciation comme l’acte illocutoire de promettre. C’est en vertu de sa signification que ‘je promets’ compte comme une promesse.
Examinons les détails de cette critique: Searle caractérise Austin correctement comme commis à la thèse que « Les énonciations qui [sont] différentes occurrences du même type locutoire [peuvent] être occurrences de différents types illocutoires ».[80] Donc ‘Je vais le faire’ peut sans changement de signification être soit une simple prédiction ou une promesse. Searle formule cette critique ainsi:
il semble que [cette distinction] ne peut pas être complètement générale, en ce qu’elle distinguerait deux classes d’actes mutuellement exclusives, parce que pour certaines phrases, du moins, la signification, au sens austinien du terme, détermine (au moins une) force illocutoire de l’énonciation de la phrase. [Donc ‘Je promets, par la présente déclaration, que je vais le faire’] peut parfois être autres actes illocutoires aussi, mais il doit, du moins, être une promesse.[81]
L’exemple ici est un performatif explicite, une promesse explicite. Austin bien sûr n’aurait pas nié qu’il est toujours employé avec la force d’une promesse. Or le point de ce que soutient Searle ici est qu’il n’y a point d’acte locutoire ici.
On ne pourrait d’une manière persuasive nier qu’une énonciation typique de ‘Je promets...’ est un acte illocutoire, mais, comme nous venons de le voir dans §2 ci-dessus, on n’aurait pas tort de dire que, tandis que sous une description elle est un acte significatif, sous une autre elle est un acte d’une certaine force. Toutefois Searle nie que l’on puisse faire abstraction de la ‘nature’ illocutoire d’une énonciation afin de la considérer exclusivement en termes de signification locutoire. En d’autres mots, il dit qu’elle peut être décrite comme illocution mais non pas comme locution. Conventionnellement ‘Je promets...’ détermine mon acte de promettre quelque chose en vertu de la signification de ce que je dis.
Quoique ici la signification détermine la force, on ne peut dire, à moins d’équivoquer sur les deux sens du mot de signification ci-dessus esquissés, que la force d’une énonciation soit sa signification au même sens que le chat est sur le paillasson est la signification de ‘Le chat est sur le paillasson’. Searle montre pourtant que la force d’une énonciation peut être assimilée à sa signification dans la mesure où celle-ci détermine celle-là. Toutefois, puisque parfois on ne peut pas faire abstraction de l’illocution, tous les actes de langage ne peuvent être analysés en actes illocutoires et locutoires. Ceci justifie donc que dans son analyse de l’acte de langage il omet l’acte de locution. Dans ce respect son analyse de l’acte de langage représente une avance sur la théorie d’Austin.[82]
Je considère maintenant la théorie searlienne de signification et de communication afin d’examiner une autre critique d’Austin que je cite:
Austin parle parfois comme si, en plus du sens d’une phrase, il y avait une autre classe de conventions — de force illocutoire; mais dans précisément ces cas ou il y a une distinction entre signification et force, la force n’est pas portée par une convention mais par d’autres aspects du contexte, y compris les intentions du locuteur; et aussi tôt que la force est déterminée par une convention explicite elle devient, ou en générale tend à devenir, une partie de la signification.[83]
En d’autres mots, soit la signification, ou l’intention et d’autres aspects du contexte, plutôt qu’une convention, déterminent un acte illocutoire, qui n’a pas de forme marquant sa force illocutoire, comme l’acte illocutoire qu’il est. Donc, ‘Comment allez-vous?’ est un idiome dont la signification, selon Searle, ne peut être interprétée comme: ‘Dans quelle manière vous déplacez-vous?’. Il a la force d’une salutation. Mais comment a t-il cette force? Est-ce seulement l’intention du locuteur qui dans un certain contexte le détermine comme tel?
La signification peut parfois, semble-t-il, être une question d’avoir l’intention de produire un certain effet dans un certain contexte. Ceci est ce que H. P. Grice veut dire quand il parle de la signification non naturelle, significationNN (‘MeaningNN’).[84] La formulation de Strawson nous suffira ici:
[Un locuteur] L signifie quelque chose non naturellement par une énonciation x s’il a l’intention (i1) de produire en énonçant x une certaine réponse (r) dans un auditeur A; et s’il a l’intention (i2) que A reconnaîtra l’intention (i1) de L; et s’il a l’intention (i3) que cette reconnaissance de la part de A de l’intention (i1) de L fonctionnera comme la raison, ou une partie de la raison, pour laquelle A réponde r.[85]
Searle indique que ceci ferait en sorte que la communication, ou dire quelque chose avec l’intention de la dire, soit un acte perlocutoire. Comprendre la signification deviendrait simplement une conséquence de l’acte (à savoir, sa réponse).[86] Mais parfois le seul ‘effet’ d’un acte de communication est la compréhension, et non pas forcément quelque réponse comme la croyance. Dans la terminologie d’Austin, ceci est un cas d’assurer la compréhension (securing uptake), et dans celle de Searle c’est produire un ‘effet illocutoire’. Voici comment Searle le formule: « le locuteur L a l’intention [i2] de produire un effet illocutionaire EI sur l’auditeur A en amenant A à reconnaître l’intention [i1] que L a de produire EI. »[87] Ici nous avons l’intention d’être compris d’avoir l’intention de produire un effet illocutoire.
Mais parfois, comme le montre Searle contre Grice, la signification est plus que ça. « La signification est plus qu’une affaire d’intention, c’est également, quelquefois au moins, une affaire de conventions. »[88] Ce que l’on veut dire est parfois une question de convention, mais parfois tous les trois facteurs (c’est-à-dire l’intention, le contexte et la convention) doivent être pris en compte. Une phrase peut avoir une certaine signification indépendamment de ce que je veux produire en l’énonçant dans un certain contexte. Les significations peuvent donc être exprimées intentionnellement ou conventionnellement.
Prenons l’exemple searlien d’un soldat américain qui veut faire croire à ses capteurs, des fascistes italiens, qu’il est allemand pour qu’ils le laissent partir. Il ne peut que leur réciter une phrase d’une chanson allemande pour leur faire croire qu’il est germanophone et donc un soldat allemand. Ce qu’il a l’intention de produire dans ce contexte, par moyen de sa récitation de ‘Kennst du das Land wo die Zitronen blühen?’, est qu’ils croient qu’il est allemand. Mais cette phrase ne signifie nullement ce que Grice devrait tenir en raison de sa théorie — à savoir: ‘Je suis un soldat allemand’. Sa signification conventionnelle est toujours ce que nous traduirions en français comme ‘Connaissez-vous le pays ou fleurent les citronniers?’ quoique l’Américain ait l’intention qu’elle fasse croire aux Italiens qu’il soit soldat allemand. Donc la signification conventionnelle diffère de la significationNN.
Searle dérive le schéma suivant pour expliquer la signification conventionnelle:
Dire que L énonce la phrase T avec l’intention de signifier T (c’est-à-dire, qu’il signifie littéralement ce qu’il dit), c’est dire que:
L énonce T et que(a) L, par l’énonce E de T, a l’intention i-I de faire connaître (reconnaître, prendre conscience) à A que la situation spécifiée par les règles de T (ou certaines d’entre elles) est réalisée. (Appelons cet effet, l’effet illocutionaire EI.)
(b) L a l’intention, par E, de produire EI par la reconnaissance de i-I.
(c) L’intention de L est que i-I soit reconnue en vertu (ou au moyen) de la connaissance qu’a A des règles (certaines d’entre elles) gouvernant (les éléments) T.[89]
Ici comprendre T c’est savoir sa signification, et savoir sa signification c’est comprendre les règles pour l’emploi de T. Donc T a une signification conventionnelle qui peut être exprimée en règles sémantiques pour l’emploi de T. Or employer T d’après sa signification conventionnelle, en d’autres mots dire T avec l’intention qu’elle ait sa signification conventionnelle, c’est: (1) avoir l’intention qu’A comprenne que T' (l’interprétation conventionnelle de T, disons); (2) avoir l’intention qu’il la comprenne en vertu de sa reconnaissance de notre intention qu’il comprenne T'; et (3) lui faire comprendre T' par moyen de sa connaissance des règles de l’emploi conventionnel de la phrase T. Dans cette situation T est « un moyen conventionnel de réaliser l’intention de produire chez l’auditeur un certain effet illocutionaire ».[90]
Dans Les actes de langage Searle rejette l’explication gricéenne de signification en faveur de celle analysée ci-dessus. L’explication gricéenne ne peut même être modifiée pour prendre en compte les caractéristiques de l’exemple du Prisonnier Américain. De plus, on ne peut
modifier l’explication de Grice en analysant la signification en terme de compréhension. Ce serait trop circulaire, car on se rend bien compte que signification et compréhension sont trop étroitement liées pour que la seconde puisse servir de base à l’analyse de la première.[91]
Dans des oeuvres plus récentes, Searle réintroduit, avant de l’abandonner de nouveau encore plus récemment (et quoique comme supplément à la position de Les actes de langage qui par contraste est considérée comme explication de la signification littérale) ce qui est fondamentalement l’opinion de Grice. Dans Sens et expression il distingue entre la signification littérale d’une phrase et la signification énonciative d’un locuteur.[92] Par exemple, en introduisant une métaphore (que j’examine dans les chapitres suivants) il parle d’« énonciations dans lesquelles ce que le locuteur veut dire métaphoriquement diverge de ce que la phrase veut dire littéralement ».[93] D’autres cas dans lesquels la signification de la phrase et celle de l’énonciation divergent, sont l’ironie et les indirects actes de langage.[94] Ceux-ci sont des cas ou l’on peut
réussir à communiquer ce que l’on veut dire lors même que le locuteur et l’auditeur savent l’un et l’autre que le sens des mots que le locuteur énonce n’exprime pas exactement ni littéralement ce que le locuteur a voulu dire.[95]
La signification d’une énonciation (utterance meaning) à l’air d’être la significationNN de Grice modifiée afin d’être illocutoire plutôt que perlocutoire. Dans les mots de Lewis, dans de tels cas « la coordination [c’est-à-dire en effet la communication] sera effectuée non pas par force de précédent mais par force de clarté (salience) ».[96] Le contexte, dans le cas de la signification énonciative, montrera quelle était l’intention; c’est-à-dire, si l’auditeur réussit à interpréter correctement ce que le locuteur voulait dire, celui-ci aura communiqué avec lui (sa signification lui aura été communiquée) en vertu du fait que ce locuteur aura réussi à faire évidente son intention de communiquer ce qu’il voulait dire. Il n’aura pas communiqué en vertu de conventions.
Avant de montrer comment Searle modifia sa théorie de la signification énonciative (en s’éloignant de la théorie type gricéen), je dois évaluer les avantages de ce développement. Il montre comment la théorie searlienne des actes de langage peut expliquer la manière dont la force d’une énonciation peut être déterminée par le contexte quand elle ne l’est pas par la signification d’une phrase. Afin que quelqu’un puisse apprécier qu’on lui promette, sans qu’on utilise les mots ‘Je vous promets’, il suffit de lui dire, dans un contexte tel qu’il ne peut ignorer que nos mots aient la force d’une promesse, ce que l’on fera. Par exemple, s’il est soufrant et on lui dit: ‘Je passerai demain faire quelques emplettes pour vous’, la situation montre que l’on promet. Il n’est donc pas nécessaire ici de postuler de conventions (austiniennes) de force illocutoire.
Maintenant j’examine comment Searle modifia sa théorie de signification comme initialement présentée dans Les actes de langage et Sens et expression. Dans des oeuvres plus récentes (par exemple, Intentionnalité et ‘Meaning, Communication, and Representation’), Searle change son avis concernant l’analyse de la signification de la phrase et de l’énonciation. Maintenant il rejette « l’idée que les intentions qui comptent pour la signification sont les intentions de produire des effets sur des auditeurs ».[97] Dans le langage de Les actes de langage, énoncer la phrase T tout en l’entendant ne sera plus expliqué comme l’utilisation d’un moyen conventionnel pour produire un effet illocutoire sur quelque auditeur. De même, la signification des énonciations ne sera plus expliquée en termes d’intentions de produire un effet illocutoire sur quelque auditeur. Dans le langage austinien, la signification ne sera plus une question d’assurer la compréhension. Searle sépare donc l’intention de représenter de l’intention de communiquer sa représentation. Il indique que ce qui est représenté est un état d’affaires, mais ce qui est communiqué (si communication il y en a) est une représentation de l’état d’affaires (et non pas l’état lui-même).[98] Donc Searle dit que
la représentation est antérieure à la communication, et les intentions de représenter sont antérieur aux intentions de communiquer. Une partie de ce que l’on communique est le contenu de ses représentations, mais l’on peut avoir l’intention de représenter quelque chose sans en avoir l’intention de communiquer.[99]
On peut avoir l’intention de signifier quelque chose sans se soucier si l’on sera compris ou pas; c’est-à-dire, on peut avoir l’intention de représenter quelque état d’affaires sans avoir l’intention de communiquer cette représentation.
Le moyen selon lequel les énonciations (ou d’autres types d’actes) adoptent une signification est ainsi: l’acte est effectué avec l’intention qu’il ait les mêmes conditions de satisfaction que la croyance correspondante. Searle donne l’exemple d’un soldat qui, en levant son bras, signale que les troupes ennemies se retirent. Le soldat impose intentionnellement sur son acte de lever son bras les conditions de satisfaction qu’aurait justement sa croyance que les troupes se retiraient. Les conditions de satisfaction qu’aurait sa croyance seraient donc le retrait des troupes; c’est-à-dire que sa croyance que les troupes se retiraient serait vraie si les troupes étaient bien en train de se retirer, autrement serait-elle fausse. En générale,
une intention de représenter est une intention que les événements physiques qui constituent une partie des conditions de satisfaction (dans le sens de choses requises) de l’intention auraient eux-mêmes des conditions de satisfaction (dans le sens de conditions requises).[100]
Searle esquisse un schéma de l’argument dans lequel se distinguent les intentions de représenter et de communiquer:
1. Dans l’énonciation E de X, L signifie que P,
dans l’une des sens de ‘signification’, équivaut à:
2. Dans E de X, L a l’intention que X représente l’état d’affaires que P,
ce qui entraîne
3. Dans E de X, L a l’intention qu’un critère de succès de E de X sera que l’état d’affaires que P obtient indépendamment de E;
4. Dans E de X, L communique (intentionnellement) à A que P
entraîne 1, qui est l’équivalent de 2. 4, donc, est l’équivalent de:
5. Dans E de X, L a l’intention [1] que L représente cet état d’affaires que P, et L a l’intention [2] que A reconnaisse son intention [1]. A reconnaît l’intention [2] et par ce moyen il reconnaît l’intention [1].[101]
Ici les points 1 jusqu’à 3 concernent l’intention de représenter, et les points 4 et 5 concernent l’intention de communiquer cette intention. L’intention de représenter n’est pas liée à l’intention de produire un effet illocutoire tel que la compréhension.
Il est à noter que dans cette théorie il suffit d’avoir l’intention que l’E de X représente P pour qu’il représente P, et donc qu’il signifie P. Et nous avons vu que ce qui s’applique à l’E de X s’appliquerait de même à n’importe autre type d’acte, par exemple celui de lever sa main. En ayant l’intention qu’en levant sa main on représente le retrait des troupes ennemies on fait en sorte que son lever de main signifie que les troupes reculent. Donc le prisonnier américain du premier exemple n’avait, d’après ce modèle, qu’à avoir eu l’intention que ‘Kennst du das Land wo die Zitronen blühen?’ représente l’état d’affaires où il soit soldat allemand, qui bien sûr n’obtenait pas, afin que ce vers représente cet état d’affaires. Il avait aussi l’intention de communiquer cette représentation de l’état d’affaires. Il faisait ceci en ayant l’intention [1] que cette phrase allemande représente qu’il soit soldat allemand.
Nous verrons plus tard comment cette distinction entre les intentions de représenter et de communiquer, avec la distinction entre la signification littérale d’un mot ou d’une phrase et celle de l’énonciation d’un locuteur, permet la distinction searlienne entre des actes de langage normaux et parasitaires d’être défendue contre les critiques de Derrida.
Selon cette position plus récente de Searle on peut, par fait de volonté, faire signifier à n’importe quel acte ou énonciation ce que l’on veut qu’il signifie. Ceci est une position largement rejetée dans la philosophie contemporaine. Elle est connue comme la position de Humpty Dumpty sur la signification. Dans De l’autre côté du miroir de Lewis Carroll, Alice rencontre Humpty Dumpty avec lequel elle se dispute. A un certain point Humpty Dumpty dit: ‘There’s glory for you!’ Alice répond: ‘I don’t know what you mean by ‘glory’.’ Humpty Dumpty réplique: ‘Of course you don’t — till I tell you.’ Alice n’aurait pu savoir qu’en disant ‘glory’ Humpty Dumpty, dans ce contexte, voulait dire ‘a nice knock-down argument’, ce que justement il a voulu que signifie ce mot.[102] On penserait qu’afin que ‘glory’ ait le sens de ‘a nice knock-down argument’ dans ce contexte, Alice aurait dû avoir le moyen de savoir que c’était justement ça qu’il voulait dire. Donald Davidson, par exemple, insiste que
vous ne pouvez pas changer ce que signifient les mots ... simplement du fait d’en avoir l’intention; ... mais vous pouvez changer la signification pourvu que vous croyez (et êtes peut-être justifié de croire) que celui qui vous interprète ait assez d’indices pour arriver à la nouvelle interprétation.[103]
En d’autres mots, il faut qu’il y ait un lien entre signification et communication. Il est nécessaire qu’il y ait quelque compréhension partagée en vertu de laquelle Alice saurait interpréter l’énonciation de Humpty Dumpty comme il l’avait entendu. Le locuteur et l’auditeur, ou interprète, doivent partager quelque compréhension commune qui explique la signification de leurs énonces. Davidson indique que ceci ne sera pas forcément une compréhension avant le fait.[104] Il doit y avoir quelque marque de ce qu’Austin appelle la situation totale de langage, à laquelle aurait accès l’auditeur ou interprète et qui rendrait possible pour lui d’interpréter correctement l’énonciation.
Davidson toutefois n’explique pas pourquoi l’intention de représenter devrait être accompagné d’une intention de communiquer. On peut admettre que Humpty Dumpty, en ayant une conversation avec Alice sans lui dire qu’il employait certains mots avec des sens spéciaux et sans lui communiquer ces sens, se comportait bizarrement. Ce qui est bizarre dans ce que faisait Humpty Dumpty n’est pas qu’il agissait d’une certaine manière illogiquement mais qu’il disait des choses à Alice sans avoir l’intention de lui communiquer ce qu’il voulait dire. Dans la conversation normalement on cherche à communiquer. Mais Humpty Dumpty conversait sans chercher à communiquer.
Nous verrons que Searle, dans sa théorie de discours parasitaire (ses théories de discours de fiction et de métaphore, par exemple), utilisait un tel critère purement intentionnel afin de distinguer entre des illocutions normales et parasitaires. Dans un chapitre plus tard, après avoir examiné sa théorie d’énonciations parasitaires, je réexaminerai cette distinction entre intentions (ou ce qu’Austin, comme nous l’avons vu, appelle circonstances ‘internes’) et le contexte ‘total’ (qui comprend des circonstances internes et externes).
Dans ce chapitre donc j’ai montré comment Searle analyse les actes de langage différemment. Les différences majors sont (1) l’introduction d’un acte propositionnel avec ses composants: les actes de référence et de prédication, (2) l’introduction d’une distinction entre la signification littérale d’un mot, ou phrase, et celle d’une énonciation d’un locuteur. Dans le chapitre suivant je montrerai comment Searle supplément sa théorie de référence avec une théorie de référence parasitaire qui est importante pour sa théorie de discours fictif. Je montrerai comment il utilise dans sa théorie de métaphore la distinction entre la signification littérale, ou conventionnelle, et la signification d’une énonciation. Le discours fictif et la métaphore sont parasitaires. Plus tard aussi (dans Chapitre Cinq) nous verrons combien est utile la distinction entre l’intention de représenter et l’intention de communiquer pour défendre la théorie des actes de langage contre les critiques menées par Derrida (que j’examine en Chapitre Quatre).
Chapitre Trois
Ayant montré ce que c’est qu’un acte de langage et comment il peut être malheureux, je considère maintenant comment il peut devenir parasitaire. Pour Austin, il devient parasitaire, étiolé, anormal ou non sérieux hors de son propre contexte total. Dans sa théorie, le parasitisme et le malheur sont intimement liés. Pour lui, le parasite résulte de l’emploi de langage dans des contextes anormaux — c’est-à-dire hors du contexte normal ou propre; donc c’est le contexte qui détermine le parasite. Pour Searle en revanche il résulte de l’emploi de langage non sérieusement ou non littéralement dans n’importe lequel contexte; c’est donc l’intention qui détermine le parasite.
Je commencerai en montrant comment Austin met le parasitisme en relation avec un certain type de ‘malheur’ ou échec des actes de langage où l’on rate d’assurer la compréhension. Dans un autre chapitre je montrerai que, puisque les contextes ne peuvent être déterminés comme propres, la compréhension ne peut jamais être assurée et donc que tous les actes de langage sont en permanence ouverts à l’échec et au parasitisme. Dans ce chapitre-ci je souligne que le parasitisme fait référence à un ordre de dépendance et je suggère une première complication de ceci en montrant que souvent l’ordre est inversé. Je montre aussi combien est compliquée la distinction austinienne entre actes rhétiques rapportés — censés être normaux — et actes phatiques reproduits — censés être parasitaires. Enfin, dans cet égard, je montre que l’on peut soutenir que ce qu’analyse Austin comme des parasites peuvent être analysés comme des actes de langage ordinaires quoique spécialisés et gouvernés par leurs propres conventions.
Ensuite je considérerai la notion plus sophistiquée du parasite dans l’oeuvre de Searle. Pour lui certains parasites sont de prétendus actes de langage; ceux-là sont non sérieux. D’autres sont de véritables actes de langage, mais non littéraux. Par exemple, le discours fictif consiste en de prétendues illocutions comme des assertions à propos de personages qui n’existent pas. Des énonciations qui comportent des métaphores (souvent le cas dans la poésie) sont non littérales mais peuvent néanmoins être de véritables illocutions. Pour Searle ‘parasitaire’ signifie fondamentalement ‘dépendant’; un acte parasitaire de langage en est un qui dépend d’un acte normal de langage parce qu’il a été produit par une intention non sérieuse ou non littérale.
Dans la théorie searlienne de fiction et de discours fictif, le parasite s’explique par moyen d’une théorie de référence parasitaire. L’insuccès d’une référence est le plus souvent une question d’erreur. Parfois pourtant, si le locuteur-écrivain ne fait que feindre de faire référence, nous avons, non pas une erreur, mais un parasite. Le locuteur-écrivain a l’intention d’invoquer certaines conventions ‘horizontales’ afin de suspendre l’opération normale des règles constitutives — les règles de référence, par exemple. En ce qui concerne la théorie searlienne de métaphore, en discutant un certain poète qui avait parlé de sa vie comme un pistolet chargé, Searle soutient que, bien que ce qu’il dit fût évidement faux dans un sens littérale, la flagrante nature de cette fausseté était un indice que ce poète n’avait pas entendu que son énonciation soit interprétée littéralement mais métaphoriquement. Pour expliquer des énonciations non littérales j’utilise la distinction, examinée dans le chapitre précédent, entre la signification littérale d’une phrase et la signification énonciative d’un locuteur.
Plus tard, quand j’examinerai comment les significations disséminent à cause du fait que les énonciations (c’est-à-dire les actes locutoires ou d’énonciation) sont irréductiblement polysémiques, je montrerai le lien entre la permanente possibilité d’échec et de parasitisme, et comment ceux-ci sont en permanence possibles à cause du manque d’un propre contexte total en raison de ce que j’expliquerai comme l’itérabilité et la citationnalité. Je montrerai aussi que les énonciations ne peuvent être liées aux intentions originales de ceux qui les produisent ou aux propres contextes dans lesquels elles ont été énoncées d’emblée.
Ce chapitre se divise en deux sections principales; la première concerne la notion austinienne du parasite, et la deuxième, la notion searlienne. Ces sections sont subdivisées en accord avec l’articulation de la matière que je viens de proposer.
Il est clair dans Quand dire, c’est faire que pour Austin le paradigme d’une énonciation significative est une énonciation à la fois sérieuse et littérale. Celles qui ne sont pas sérieuses sont décrite comme étant infectées par un certain mal, et ce mal est censé être une infection éventuelle de toutes les énonciations.[105] En fait, Austin pense que la différence est tellement grande entre de telles énonciations sérieuses et des énonciations non sérieuses que l’on puisse dire qu’elle comporte un revirement (sea-change) dans des circonstances spéciales. Il exprime cette idée de la manière suivante: « Il est clair qu’en de telles circonstances, le langage n’est pas employé sérieusement, et de manière particulière, mais qu’il s’agit d’un usage parasitaire par rapport à l’usage normal — parasitisme dont l’étude relève du domaine des étiolements du langage ».[106] Le discours non sérieux est donc considéré comme une infection, une anormalité, un parasite et un étiolement. Toutefois, Austin reconnaît l’intelligibilité de de tels discours et, quoiqu’il exclue leur considération ‘pour l’instant’, il admet que « on puisse les situer dans une théorie plus générale ».[107] Donc vraisemblablement la doctrine des étiolements du langage serait une branche de cette théorie plus générale, et vraisemblablement cette théorie générale serait plus qu’une doctrine. Austin envisage donc clairement à ce point une doctrine ou théorie des énonciations performatives qui comprendrait le discours anormal.
Cette attitude envers le mensonge, la plaisanterie, la comédie, etc., n’est pas abandonnée avec le développement de la théorie du performatif en une théorie des actes de langage. Dans la deuxième moitié de Quand dire, c’est faire, Austin semble considérer le discours anormal comme une ingérence dans la communication. Parlant de plaisanter, jouer des rôles et écrire de la poésie, il indique que la signification et la force des énonciations en question peuvent être claires sans qu’il soit évident lequel de ces types d’acte parasitaire est en question. Par exemple, Austin dit que, quoiqu’il puisse ne pas être clair si ‘Va-t’en donc attraper une étoile filante’ soit une plaisanterie ou de la poésie, la signification et la force de cette énonciation seront claires. Ensuite fait-il application de cette doctrine des étiolements aux cas des actes illocutoires et perlocutoires:
On trouve aussi des emplois parasitaires du langage — pas ‘sérieux’, pas tout à fait ‘normaux’. Il se peut que l’habituel renvoi à la référence fasse momentanément défaut, ou qu’on n’essaie nullement de poser un acte perlocutoire type (de faire faire à l’auditeur quelque chose): Walt Whitman n’invite pas sérieusement l’aigle de la liberté à prendre son essor...[108]
Vraisemblablement la prétendue référence de Whitman à l’aigle de la liberté constitue un acte illocutoire anormal et son prétendu encouragement à l’oiseau à prendre son essor constitue un acte perlocutoire anormal. Evidement, quoique Whitman ne parle pas littéralement ici, il parle bien sérieusement.[109] Nous verrons plus tard que Searle aussi parle de conditions ou ‘règles’ de référence suspendues. Il l’explique par moyen de ce qu’il appelle des ‘conventions horizontales’.
Il semble probable qu’il y a un lien entre le discours anormal et les échecs traités dans le chapitre précédent. Le discours anormal semble parfois, par exemple dans l’exemple de Whitman, comporter un appel indu aux conventions de référence — étant donné qu’il n’est conventionnel que d’essayer de faire référence à ce que l’on croit existant — et de commander — étant donné qu’il n’y a pas de convention de donner des ordres aux oiseaux, surtout aux oiseaux inexistants! En fait, il semble que la différence entre le discours anormal et les échecs relève des intentions du locuteur — et nous allons voir que ceci est quelque chose que Searle rend explicite dans le cas des discours fictifs. Ce n’est pas que Whitman s’y méprenne quand il agit comme s’il faisait référence à un aigle inexistant; en toute connaissance de cause il écrit comme s’il y faisait référence, tout en sachant que l’aigle n’existe point. Il écrit ainsi, semble-t-il, de manière à inviter le malentendu, de surcroît quand, plus loin, il apparaît qu’il ordonne à cet oiseau inexistant de s’envoler. Intentionnellement et ouvertement il fait appel indûment à ces conventions.
Pour Austin de tels discours sont en fait des échecs, et il les met en relation avec encore un autre type d’échec qui provient de ‘malentendus’. Pour voir cette relation, il faut retourner considérer l’exclusion temporaire de considération (déjà mentionnée) des énonciations anormales dans sa théorie des performatifs. Austin lie cette exclusion avec une autre exclusion temporaire dans la manière suivante. Tout en faisant référence à cette première exclusion, il proclame:
C’est en partie pour exclure ce genre de considérations, au moins pour l’instant, que je n’ai pas introduit ici une certaine sorte d’échec ou quelque chose qu’on pourrait fort bien appeler ainsi: celui qui provient d’un « malentendu ». Il est évidement nécessaire que pour avoir promis, il faut normalement
A) que j’ai été entendu par quelqu’un, peut-être par celui à qui s’adressait la promesse;
B) que celui-ci ait compris que je promettais.
Si l’une ou l’autre de ces conditions n’est pas remplie, des doutes surgiront sur le point de savoir si j’ai vraiment promis; et l’on pourrait soutenir que mon acte ne fut qu’une tentative, ou qu’il fut nul et non-aveu.[110]
La question à se poser ici est quel caractéristique des malentendus, dans ce sens, nécessite une considération du discours anormal. Une promesse non entendue, ou pas bien comprise, pourrait ou bien ne pas en être une du tout, ou bien en être soit une tentative soit une forme nulle et non-aveu. Si l’on compare cette situation à l’apparente incitation par Whitman à l’aigle de liberté de prendre son essor, on peut constater qu’ici de même on pourrait se demander s’il n’y avait ou bien aucune incitation ou bien, soit une tentative d’incitation, soit une incitation nulle et non-aveu. De même, en ce qui concerne la question de l’apparente référence à un oiseau inexistant, on peut se demander (quoiqu’un peu moins intelligiblement) s’il n’y a ou bien aucune référence ou bien, soit une tentative de référence ou une référence nulle et non-aveu. Donc la similitude entre ces deux types d’échec (à savoir, l’anormalité et le malentendu) semblerait liée aux circonstances insolites ou spéciales de leur énonciation, qui dans les deux types de cas font en sorte qu’il n’est pas clair si l’énonciation en question n’est pas l’acte qu’il prétend être ou s’il est une tentative à un tel acte ou un acte de ce type mais nul et non-aveu.
En poursuivant cette matière il vaut la peine de noter ce qu’Austin dit plus tard dans Quand dire, c’est faire à propos des échecs provenant d’un malentendu quand il parle de l’assurance de compréhension:
Un acte illocutoire n’aura pas été effectué avec bonheur, ou avec succès, si un certain effet n’a pas été produit. ... L’effet consiste, la plupart du temps, à provoquer la compréhension de la signification et de la valeur de la locution. L’exécution d’un acte illocutoire inclut donc l’assurance d’avoir été bien compris [the securing of uptake].[111]
Le malentendu s’installe donc quand la compréhension n’est pas assurée, c’est-à-dire quand la force ou la signification de l’énonciation n’ont pas été appréciées par l’auditeur.
Pourquoi, cependant, ne peut-on pas dire du malheur des discours anormaux, qu’il disparaisse d’une manière similaire à celle qui nous évite le malentendu? Si ses lecteurs comprennent que Whitman écrit un poème, ils ne le considéreront pas comme faisant référence à un oiseau nommé l’aigle de la liberté parce qu’ils seront conscients, par exemple, qu’il n’y a pas de tel aigle et que Whitman le sait. Ils seront aussi conscients que la métaphore est un processus souvent utilisé en poésie, et que donc ceci est probablement une métaphore. Alors ils le prendront comme faisant référence à quelque aigle, vrai ou imaginaire, mais vu comme la métaphore d’une certaine conception de la liberté.[112] Ou ils peuvent prendre l’utilisation d’une métaphore ici comme mettant en suspens toute interprétation référentielle. De même ils ne prendront pas le poète comme incitant l’oiseau à prendre son essor: puisqu’il n’y a en question aucun oiseau spécifique, les lecteurs seront motivés à se demander ce que ça veut dire de parler d’un aigle de liberté prenant son essor, étant donné qu’ici il symbolise (ou est une métaphore pour) une conception de la liberté. Et s’il est demandé comment ils savent que Whitman parle métaphoriquement, on peut répondre que c’est un poème que Whitman écrit et que, s’il n’y a pas de tel oiseau, il est raisonnable de supposer que Whitman écrit métaphoriquement et donc littérairement plutôt que littéralement. Le fait qu’il utilise d’autres mécanismes typiquement poétiques comme la rime, le mètre et l’allitération, signalera que le contexte est un poème et donc que la métaphore s’y utilise aussi. Nous verrons comment les théories searliennes de fiction, du discours de la fiction et de métaphore, peuvent être utilisées pour mieux articuler ces questions; nous avons déjà vu que rater de communiquer ses intentions ne fait pas en sorte qu’un acte illocutoire soit malheureux.
Le point ici est que le poète, tout comme le plaisantin ou le comédien, peut assurer la compréhension dans la mesure où il peut le faire clair qu’il récite, ou écrit, de la poésie. Or Austin mentionne que l’on peut éviter l’échec qu’il appelle ‘le malentendu’ en prenant de ‘précautions spéciales’: « On use de précautions spéciales, en matière de loi, pour éviter cet échec ou d’autres, lorsqu’on veut, par exemple, signifier des assignations ou des sommations ».[113] Mais le poète, le comédien et le plaisantin peuvent de même prendre de telles ‘précautions’. Le poète utilise les techniques que je viens de mentionner, le comédien peut déclamer ses vers d’une manière très stylisée ou sur scène, et un plaisantin peut préfacer ses plaisanteries d’introductions comme ‘Avez-vous entendu l’histoire de...?’ et d’autres phrases habituelles dans son métier. Si de telles précautions peuvent être prises, alors certainement l’échec de discours anormal peut être évité.
Ces techniques sembleraient être des conventions associées avec la comédie, la composition de poèmes, et la production de plaisanteries; et de telles conventions sembleraient applicables sérieusement. Même plaisanter, comme on dit, est une sérieuse affaire avec ses propres conventions et n’entraîne pas forcément des abus ou des insuccès. S’il n’y avait pas de telles conventions associées à ce prétendu discours anormal, alors peut-être pourrait-on le voir comme une affaire de l’emploi malheureux du discours normal. Toutefois, puisqu’il y a de telles conventions, il vaut mieux voir la poésie, la plaisanterie et la comédie, non pas comme des échecs du langage ordinaire mais comme des formes normales d’un discours peut-être spécialisé.[114]
Il semblerait donc que de tels actes anormaux de langage peuvent être heureux dans la mesure où il est clair à la fois quelle force et signification ils ont et comment, au-delà de ceci, ils doivent être compris par rapport à la poésie, l’humour, le théâtre, etc. Cependant, même si l’on peut soutenir qu’il y a des énonciations heureuses dans ce sens, on peut néanmoins soutenir qu’elles soient toujours parasitaires sur l’emploi normal. En d’autres mots, même si l’on montre que l’usage anormal est tout à fait heureux, ou capable de l’être, on peut toujours soutenir qu’il est parasitaire. Que de décrire une forme de discours comme parasitaire signifie, me semble-t-il, qu’elle reproduit le discours littéral et quotidien dans des circonstances spéciales, comment qu’on les détermine (une question que j’examine ci-dessous). Elle vit sur de tels discours dans la mesure où elle exige certaines situations ayant lieu régulièrement qu’elle puisse transformer de diverses façons. Le poète, par exemple, peut proclamer son amour pour les muses dans un poème, tout comme, dans une lettre, un ‘véritable’ amoureux peut le faire pour quelque ‘véritable’ personne. Dans de telles situations le poète utilise le langage qui caractérise de telles situations où les amoureux se proclament leur amour, afin d’exprimer son amour pour les arts. Il sort le langage des situations plus germaines avec l’intention de l’utiliser dans un contexte spécial afin de surprendre son lecteur et le faire méditer sur la nature de l’engagement du poète à l’art. Les pensées du lecteur seront donc focalisées sur les similitudes et différences entre l’amour romantique et celui de l’art. Pourtant, je soutiens ci-dessous qu’en fin de compte tout ce que pour Austin peut légitimement connoter ‘parasitaire’ a propos de l’emploi de langage, est que, pour leur intelligibilité, certains de ces emplois dépendent d’autres. Et je soutiendrai aussi que ce sont souvent les emplois soi-disant ‘quotidiens’ qui sont parasitaires.
Il peut apparaître qu’utiliser le terme ‘parasitaire’, qui est souvent sinon d’ordinaire employé comme terme péjoratif, est de classifier de telles formes de discours comme de quelque manière malsaines. Austin, à la différence de Searle comme nous allons bientôt le voir, semble avoir voulu ce sens péjoratif puisqu’il l’emploie en conjonction avec le langage d’infection, du non-sérieux et d’étiolement. Dans ses sens péjoratifs (en anglais), d’après le Concise Oxford Dictionary of Current English, un ‘parasite’ est quelqu’un qui suit un autre pour en tenir son profit, ou une personne dépendante qui n’agisse pas au profit de celui dont il dépend. Le mot s’utilise aussi, dans un sens neutre, pour connoter ou bien des plantes qui ont besoin de quelque support ou bien des animaux et plantes qui vivent sur ou dans des autres en leur tirant directement de quoi se nourrir. Donc clairement, péjoratif ou non, ‘parasite’ connote un organisme qui est, d’une manière ou d’une autre, soutenu par quelque chose d’autre. Dans le cas du discours parasitaire, cet autre chose est vraisemblablement le discours normal.[115]
Dire que l’emploi de langage dans la poésie ou au théâtre, par exemple, sont parasitaire dans ce sens est de prime abord persuasif. Toutefois, quand on examine plus assidûment les choses on peut voir que, bien qu’il puisse y avoir beaucoup dans ces disciplines qui soit emprunté de la ‘véritable vie’, ce n’est pas une simple question d’un parasite sur la ‘véritable vie’ et jamais vice versa. Oscar Wilde a dit que « La vie mimique l’art, plus que l’art ne mimique la vie », et François de La Rochefoucauld a dit que peu de gens tomberaient amoureux n’avaient-ils pas lu premièrement des histoires d’amour. Ce qu’ils ont dit est persuasif. En fait, on peut dire que notre présente conception de l’amour romantique, par exemple, est largement une invention des poètes et des philosophes. Par exemple, Richard Wagner, que nous pourrons considérer comme poète, développa une histoire d’amour, racontée par Gotfried de Strasbourg et d’autres, qui est en fin de compte fondée sur des légendes concernant la vie d’un noble breton ou cornouaillais et d’une princesse irlandaise, Tristan et Iseut. Pourtant, le concept de la Liebestod, et les notions très spirituelles de l’amour y associées, ne furent probablement pas trouvés dans la vie; ils furent développés par des poètes et des philosophes. Aujourd’hui, bien sûr, une oeuvre telle que Tristan und Isolde peut être utilisée pour illustré l’amour romantique et l’on peut apprendre au sujet de l’amour romantique en l’étudiant. En vérité, la vie des lecteurs est parfois fortement influencée par des oeuvres de littérature comme le démontre les nombreux suicides occasionnés par la lecture de Die Leiden des Jungen Werthers de Goethe.[116] Plus significativement pourtant, il est commun de voir les gens emprunter des oeuvres de littérature des expressions qu’ils croient mieux exprimer leurs sentiments que n’auraient fait leurs propres mots.
Même si, pace Wilde, de tels contournements du parasitisme ne sont pas très fréquents, ils sont pourtant possibles et montrent donc que le discours ‘ordinaire’ peut lui-même être parasitaire au sens ci-dessus esquissé. Même si nous interprétons ce qui se passe comme étant dû à ce que les gens vivent dans des mondes de fantaisie occasionnés par leur lecture de discours anormaux, néanmoins de telles vies fantastiques sont tout à fait ordinaires et sont à rencontrer quotidiennement. De gens ordinaires poétisent et dramatisent leur vie quotidienne. Les soi-disant discours anormaux apparaissent comme faisant partie du discours normal ou, au moins, les deux types ne peuvent si facilement être séparés comme deux domaines mutuellement exclusifs. Donc s’il doit y avoir une pathologie du langage anormal, il devra être une pathologie du langage quotidien. Je retournerai à cette matière de la relation entre les parasites et leurs hôtes dans un autre chapitre où je considérerai l’idée qu’une distinction générale ne puisse être faite entre hôtes et parasites. Plus tard dans ce chapitre-ci je discuterai de l’idée qu’a Searle de leurs relations.
La question du discours parasitaire est examinée dans encore une autre manière dans Quand dire, c’est faire. Austin dit que l’acte phatique se mimique mais ne peut être rapporté, à la différence de l’acte rhétique qui est rapportable; c’est-à-dire que l’acte phatique serait reproductible tandis que l’acte rhétique serait rapportable. Dans ce sous-section je mine cette distinction.
Une énonciation de la ‘vie réelle’ peut être reproduite dans un roman et, en fait, toute énonciation « peut être reproduite simplement entre guillemets, ou entre des guillemets suivis de ‘dit-il’, ou — encore plus fréquemment — ‘dit-elle’, etc. »[117] Ceci est un emploi clairement parasitaire de l’énonciation. Il est « la mise entre guillemets du ‘il dit’, telle qu’on la trouve dans les romans ».[118] En fait, toute citation est parasitaire pour Austin.[119]
Une énonciation reproduite ne doit pas être confondue avec une énonciation rapportée. Voici ce que dit Austin à propos de cette dernière:
c’est l’acte rhétique que, dans les assertions, nous rapportons: ‘Il a dit que le chat était sur le paillasson’, ‘Il a dit qu’il partirait’, ‘Il a dit que je devais partir’ (ses paroles étaient ‘Tu dois partir’). C’est ce qu’on appelle le ‘discours indirect’. Si le sens ou la référence risque de ne pas être clairement saisis, il faut mettre la phrase ou le mot entre guillemets.[120]
Donc tout ou une partie de l’acte rhétique qui est à rapporter peut, s’il n’est pas clair, être mis entre guillemets. Ce que veut dire Austin est que, en rapportant ce qu’avait dit quelqu’un à propos d’un certain événement, on n’était pas clair à quoi faisait référence un ou plusieurs des termes utilisés. Il donne l’exemple suivant: « Il a dit que je devais me rendre auprès du ‘ministre’, mais il n’a pas dit quel ministre ». L’expression en question était probablement: « Vous devez vous rendre auprès du ministre ». Mais l’actuel locuteur ne connaît pas la référence de tous les mots. Il sait ce que veut dire « Vous devez vous rendre auprès de... » (à qui ‘vous’ fait référence, etc.) mais pas à qui ‘ministre’ fait référence. Ou peut-être ne comprend-il pas du tout ce qui a été entendu; dans ce cas ce qu’il rapportera sera le suivant: « Il a dit ‘Vous devez vous rendre auprès du ministre’ mais il n’a pas précisé quel ministre, comment s’y rendre, ni qui au juste devait s’y rendre ». Ce rapport de ce qu’avait été dit peut être interprété, selon cette dernière citation d’Austin, comme un discours indirect, ou oratio obliqua. Il est donc à mettre en contraste avec l’oratio recta en question quand on reproduit des actes phatiques.
La question maintenant est la suivante: quand toute l’énonciation n’est pas claire et donc est mise entre guillemets, pourquoi d’après Austin serait-elle un acte rhétique rapporté plutôt qu’un acte phatique reproduite? C’est-à-dire, pourquoi serait-elle oratio obliqua plutôt que oratio recta (auquel elle ressemble davantage)? La réponse ici, je pense, est que bon gré mal gré Austin est effectivement engagé à tenir que le langage rapporté est parfois parasitaire. C’est le langage sorti de son original contexte ordinaire, en toute ignorance de sa référence, tout comme l’énonciation de ‘Elle a de beaux cheveux’ est sortie de son contexte par un mimique, qui la mimique sans égard à ses références — l’exemple donné par Austin d’un acte phatique reproduit.
Peut-être peut-on clarifier cette question en comparant la distinction entre rapports et reproductions avec celle entre mentions et emplois (ou utilisations). Ni dans le cas de l’acte phatique reproduit ni dans celui de l’acte rhétique rapporté, c’est-à-dire dans le cas ou le tout a été mis entre guillemets parce que pas clair, on n’emploie l’énonciation en question. On la mentionne. Imiter la façon de quelqu’un à dire ‘Elle a des beaux cheveux’ est une sorte de mention tout comme dans le cas de « Il a dit ‘Vous devez vous rendre auprès du ministre’ mais il n’a pas dit quel ministre, comment l’on doit s’y rendre, ni qui précisément devait s’y rendre », le locuteur mentionne plutôt qu’emploie l’énonciation en question. Dans le dernier cas le locuteur ne pouvait que mentionner ce qu’avait dit l’autre locuteur parce qu’il n’était pas clair à quoi celui-là faisait référence. Bien qu’il ne soit pas surprenant de découvrir qu’un acte phatique peut être mentionné, il l’est bien de découvrir qu’un acte rhétique le peut. Pourtant, comme déjà constaté, Austin admet comme possibilité qu’il y ait des actes rhétiques qui n’aient pas de référence; il en donna comme exemple: ‘Tous les triangles ont trois côtés’. Pourvu qu’il y a un sens défini, l’énonciation peut constituer un acte rhétique. Ceci, pourtant, fait en sorte que devienne impossible la distinction entre deux mentions, l’une censée être un acte phatique reproduit et l’autre un acte rhétique rapporté; le sens de ‘Elle a des beaux cheveux’ semble assez défini et clair, et si c’est le cas qu’on le mimique, alors ce n’est pas un simple cas de grammaire.
Or Austin dit que des actes phatiques reproduits se trouvent dans des romans, comme déjà mentionné, et ceci implique, en conjonction avec ce que je viens d’expliquer à propos de sa notion du discours parasitaire, que de tels actes phatiques reproduits sont parasitaires et donc anormaux. Toutefois, il n’est pas clair que de telles énonciations dans des romans ne peuvent être interprétées comme des actes rhétiques rapportés et donc normaux. Par exemple, si un personage dans un roman dit ‘Paris est la capitale de France’, alors semble-t-il tout à fait en ordre de dire que non seulement cette énonciation a-t-elle un sens défini mais aussi une référence définie. Mais si elle a l’un ou l’autre, et c’est sûr qu’elle a un sens défini, même si l’on ne veut pas dire qu’elle fasse référence, alors est-elle un acte rhétique rapporté — ou peut-être même un acte rhétique reproduit (puisque dans ce cas il n’y a pas d’énonciation antérieure qu’on rapporte), et non pas (seulement) un acte phatique reproduit. Si pourtant elle est un acte rhétique rapporté (ou reproduit), alors doit-elle être considérée comme étant normale. Le fait que le personage qui est rapporté l’avoir dite soit imaginaire est évidement sans pertinence à cette considération (du moins en ce qui concerne la question d’un sens défini, mais peut-être pas, comme nous le verrons, en ce qui concerne la question de référence).[121]
Les considérations de cette section, j’estime, montre qu’Austin, étant donné son idée de normalité, n’a pas réussi à montrer que le langage de fiction n’est pas normal. Il n’a pas établi une différence générale entre le langage comme il s’utilise dans des plaisanteries, poèmes et pièces de théâtre, sur l’un côté, et, sur l’autre, le langage comme il s’utilise dans des contextes ‘normaux’.
Tout comme Austin, Searle parle des actes parasitaires de langage, mais il semble ne pas utilisé le mot de parasite de la même manière péjorative (quoiqu’il ne soit pas d’accord, comme nous le verrons en chapitre cinq, qu’Austin utilise le mot péjorativement). Qui plus est, sa théorie du parasitisme est mieux développée que celle d’Austin, en particulier dans ses théories du discours de la fiction et de la métaphore.
Sa distinction fondamentale entre les formes parasitaires du discours et celles qui sont normales et ordinaires ressemble à celle d’Austin: « J’oppose les emplois ‘stricts’ au fait de jouer un rôle au théâtre, enseigner une langue, réciter un poème, s’exercer à prononcer, etc., et j’oppose ‘littéral’ à métaphorique, ironique, etc. »[122] Ici les types d’acte qui sont non sérieux et non littéraux ressemblent à ceux qu’offre Austin; mais il est surprenant de voir qu’enseigner une langue et faire de la prononciation comportent un emploi non sérieux de langage. Il est clair qu’ici le mot de sérieux n’est pas utilisé dans son acceptation ordinaire. Pourtant est-il clair de même que Searle appelle parasitaire ce qui est, dans son sens à lui, un emploi non sérieux ou non littéral.[123]
Je traite d’abord de la question de référence parasitaire.[124] Ici Searle offre un exemple qui ressemble à celui d’Austin où la référence d’un des termes (‘le ministre’) n’était pas connue. Searle indique que deux locuteurs peuvent parler de quelqu’un qui s’appelle Martin tandis que seul l’un d’entre eux connaît à qui fait référence le nom ‘Martin’. L’autre, en parlant de Martin, ne le connaît que sous une description telle que « la personne à laquelle mon interlocuteur fait référence comme ‘Martin’ ». Ici la référence à Martin est considérée comme venant « en parasite sur celle du premier locuteur ».[125] Le deuxième locuteur, bien qu’il parle de Martin, ne le connaît pas et donc ne sait pas vraiment s’il fait référence à quelqu’un d’existant. Il ne pourrait pas donner une vraie ‘description identifiante’ (genuine identifying description), par exemple ‘Martin, le conducteur de l’autobus 11A’. Cet emploi du terme ‘Martin’ ne fait référence que si le premier locuteur pourrait en effet produire une telle description.[126]
Etant donné que ceci est le cas, qu’est-ce que signifie ‘référence parasitaire’? Il ne peut que signifier que le deuxième locuteur pense faire référence à quelqu’un, à savoir Martin, parce qu’il croit que le premier locuteur se savait faire référence à quelqu’un quand il parlait de Martin; c’est-à-dire que le deuxième locuteur, en faisant référence à Martin, dépend du premier au point de prendre l’acte de référence à Martin de ce locuteur comme évidence qu’il y a un certain Martin et donc que lui, le deuxième, fait référence en effet à quelqu’un quand il parle de Martin. Que d’appeler ceci la référence parasitaire dit bien quelque chose d’intéressant au sujet de la référence ou de l’emploi d’expressions référentielles dans de tels cas, à savoir qu’elles font référence à leur objet indirectement par moyen de la référence primaire d’un autre locuteur.
De telles références parasitaires peuvent être comparées au type de référence, s’il y en a, qui est effectué dans la poésie et dans les oeuvres de fiction. Prenons le cas de la fiction d’abord. Parlant du Père Noël et de Sherlock Holmes, Searle dit:
On peut faire référence à ces êtres en tant que personnages de fiction précisément parce qu’ils existent dans le monde de fiction. Pour rendre ce point plus clair il est nécessaire de faire une distinction entre la conversation normale se rapportant à la réalité et les formes de discours parasite telles que le discours de roman, de théâtre, etc.[127]
Searle distingue entre exister et exister en fiction. Quelque chose qui existe en fiction peut ne pas exister tout court. Je pense que le point ici est que dire qu’un personage existe a différentes implications selon que l’univers de discours en question soit une oeuvre de fiction ou le monde réel.
Dans ‘Le Statut logique du discours de la fiction’ Searle parle davantage de la référence fictive. L’auteur, en écrivant une oeuvre de fiction, fait référence à quelque chose ou à quelqu’un qui n’existe pas. A cette étape l’auteur ne fait même pas référence à un personage fictif. Il ne fait que feindre une référence: « en feignant de faire référence, [il] feint qu’il y ait un objet auquel faire référence ».[128] Donc sa référence est malheureuse. Pourtant, « c’est précisément en feignant de se référer à une personne [qu’il] crée le personnage de fiction. Or, une fois que ce personnage de fiction a été créé, nous qui sommes à l’extérieur du récit de fiction pouvons vraiment faire référence à lui ».[129] L’auteur en feignant de faire référence à un objet ou à une personne qui n’existe pas, crée cet objet ou cette personne comme fiction. Dans ‘Le Statut logique du discours de la fiction’ Searle ne le fait pas clair comment ceci prend lieu, mais vraisemblablement il peut être compris en termes de l’explication de la référence parasitaire donnée dans Les Actes de langage et que je viens d’esquisser. Quand quelqu’un d’autre, en parasitant, fait référence à ce auquel, tout en feignant (et donc malheureusement), un locuteur (ou, dans ce cas, un écrivain) fait référence, alors cet autre ne fera pas référence par erreur à rien du tout, mais effectivement à quelque chose qui, quoiqu’il n’existe pas tout court, existe en fiction.[130] Dans le cas de la référence parasitaire à ‘Martin’ où Martin en effet n’existe pas, on fait référence à une fiction si l’auteur est en train de feindre et l’on est prêt à partager sa feinte,[131] mais à rien du tout s’il ne feigne pas. Il semblerait que, selon que le locuteur feigne de faire référence ou fasse une tentative erronée de faire référence, l’on sera soi-même, en faisant référence d’une manière parasitaire à ce auquel ce locuteur paraisse faire référence, en train de faire référence, dans le premier cas, à une entité fictive, ou dans le deuxième, à rien du tout.
Prenons l’exemple que donne Searle, pris du roman d’Iris Murdoch, The Red and the Green. Le sous-lieutenant Andrew Chase-White, garde à cheval récemment breveté, qui habite Dublin, n’exista jamais en fait. Toutefois Murdoch, toute en sachant qu’il n’y avait jamais eu une telle personne, employa ce nom, délibérément mais sans aucune intention de nous faire fourvoyer, comme s’il y avait eu quelqu’un auquel il fît référence. En fait pourtant, ce personage, comme il l’est devenu, n’exista point à ce moment-là, ni en fiction ni tout court. Mais un lecteur qui lit au sujet de ce sous-lieutenant Chase-White fera référence d’une manière parasitaire au ‘sous-lieutenant Chase-White’. Pour lui, il sera comme si Chase-White avait existé. Si ce lecteur sait qu’il lit une oeuvre de fiction, alors saura-t-il que l’écrivain ne saurait produire aucune réelle description identifiante mais seulement des descriptions inventées. Il saura que ‘Chase-White’ ne fait référence à personne qui ait jamais existé, et que les putatives descriptions identifiantes de lui dans le roman sont feintes. Toutefois, il sera prêt à feindre avec Murdoch qu’il y ait eu un tel personage. Ce nom et groupe de descriptions identifiantes constituent donc la création du personage fictif, le sous-lieutenant Chase-White, qui n’existe toujours pas tout court, mais seulement en fiction. De cette manière, on peut voir comment la référence parasitaire du discours fictif se rapport à l’échec associé avec faisant référence d’une manière parasitaire à ce qui n’existe pas en fait.
Je considère maintenant ce que Searle dit de la nature des énonciations faites dans le discours fictif de Murdoch. Ici je montrerai qu’il établit une différence logique entre des illocutions du monde réel et celles de la fiction. Pour Searle, toutes les ‘assertions’ de Murdoch à propos de Chase-White sont parasitaires ou ce qu’on pourrait appeler des pseudo-assertions. « Elle feint, pourrait-on dire, de faire une assertion, ou elle fait semblant de faire une assertion, ou elle fait mine de faire une assertion, ou elle imite l’action d’affirmer. »[132] Cependant, pourquoi est-ce que Searle dit que de telles assertions apparentes que ‘Le sous-lieutenant Andrew Chase-White lambina contentement, un dimanche après-midi ensoleillé d’avril 1916, dans un jardin de la banlieue de Dublin’ sont de simples fausses assertions plutôt que pas des assertions du tout?
La raison peut être déduite d’un examen de la liste fourni par Searle des règles pour l’exécution de l’acte illocutoire d’affirmer. Voici ces règles:
Dans Les Actes de langage Searle mentionne aussi la règle de contenu propositionnel qui prétend que pour qu’une énonciation soit une assertion, elle doit exprimer quelque proposition p; c’est-à-dire qu’une énonciation ne doit pas simplement être un acte d’énonciation mais aussi un acte propositionnel. Toutefois, plutôt que de décrire ou d’analyser l’assertion, ces règles paraîtraient légiférer ce que peut être une assertion.[134] Il ne serait pas évidement faux de dire que Murdoch dit ou affirme que le sous-lieutenant Chase-White laminait dans son jardin. Examinons donc comment ces règles excluraient les assertions faites par Murdoch à propos de Chase-White.
Premièrement, les règles préparatoires et de sincérité ne s’appliquent aux énonciations de Murdoch. On ne peut fournir des preuves de ce qu’on invente, et il est clair que la question de l’évidence ou non de ce que l’on dit ne se pose même pas; qui plus est, on ne peut ne pas être sincère puisque, quoi que l’on dise, c’est d’inventé et donc, pour ainsi parler, un faux-semblant.[135] Deuxièmement, la condition essentielle exclut tout simplement les énonciations de fiction. Elle paraît la plus législative de ces règles prétendument constitutives.[136]
Le cas de la règle du contenu propositionnel est pourtant problématique. C’est peut-être à cause de ceci que Searle ne le mentionne pas avec les autres règles dans ‘Le Statut logique du discours de la fiction’. Murdoch, fait-elle des actes propositionnels dans The Red and the Green? Rappelons que l’acte propositionnel consiste en l’acte de référence et l’acte de prédication. L’énonciation que je viens de citer manque de faire référence au sous-lieutenant Chase-White parce qu’il n’a jamais existé. Elle consiste pourtant en un acte de prédication, à savoir ‘lambina contentement dans le jardin’. Mais il y a des énonciations dans des romans qui font bien référence. Par exemple, dans le roman en question il y a des références à Dublin et à d’autres lieux réels. Searle indique pourtant que des romans ne consistent pas exclusivement en énonciations fictives. Ainsi fait-il distinction entre l’oeuvre de fiction et le discours de la fiction.[137] Dans le discours de la fiction donc, paraît-il, il n’y aurait pas de propositions. Pourtant la matière n’est toujours pas claire. Je viens de citer Searle qui dit qu’une fois que l’auteur ait crée le personage fictif en feignant de faire référence à quelqu’un qui n’existe pas, ses lecteurs peuvent dès lors faire référence à un personage fictif: « nous qui sommes à l’extérieur du récit de fiction pouvons vraiment faire référence à [une personne fictive]. »[138] Si nous le pouvons, alors pour nous, ses lecteurs, les énonciations de Murdoch sont des propositions, tandis que pour elle, l’écrivain, elles ne le sont pas. Toutefois, puisqu’elle aussi est vraisemblablement une lectrice de ses propres textes, elles seront des propositions pour elle aussi en tant que lectrice. Ainsi le discours de la fiction consiste en propositions.
Aucune des règles citées ci-dessus de ‘Le Statut logique du discours de la fiction’ ne s’applique en fait aux énonciations de Murdoch puisque, tandis que de son point de vue de locuteur et d’écrivain les énonciations n’expriment pas des propositions, de son point de vue de lectrice ses énonciations à propos de Chase-White ratent la règle essentielle. Les autres règles ne s’y appliquent pas. Donc clairement les règles searliennes distinguent bien logiquement entre les énonciations du discours de la fiction et les assertions des situations de la ‘vie réelle’.
Il est clair que les énonciations de fiction ne sont ni vraies ni fausses quand dites pour la première fois puisque à cette étape elles ne font référence ni aux personnes et aux événements réels, ni aux personages et aux événements fictifs. Mais pour le lecteur, pour lequel elles font bien référence, elles ne sont ni vraies ni fausses non plus puisque, dans un sens, elles donnent lieu à leur propre vérité étant donné qu’elles font référence à un univers de discours qui naquit de leur emploi original par l’auteur. Leur ‘direction d’ajustement’, peut-on dire, n’est ni mot à monde ni monde à mot mais plutôt mot à monde de fiction (ou mot à univers fictif de discours) et monde de fiction au mot; c’est-à-dire qu’elles décrivent un monde fictif auquel, du même coup, elles donnent lieu.[139] Ceci, me semble-t-il, est une assez bonne raison pour nier qu’elles soient des assertions. Elles ont l’air d’être des assertions, mais elles effectuent plus (ou peut-être tout simplement fonctionnent-elles différemment) que ne le font d’ordinaire les assertions — dans des journaux, par exemple. Elles sont donc logiquement différentes des assertions.
D’après Searle, ce sont effectivement les intentions du locuteur, ou de l’écrivain, qui déterminent si ce qu’il dit est fictif. Examinons ce critère intentionnel de la fiction. Nous avons déjà vu que la fiction est une affaire de feindre. Maintenant nous allons voir que c’est le seul critère, qu’il n’y a pas de critère textuel:
le critère d’identification qui permet de reconnaître si un texte est ou non une oeuvre de fiction doit nécessairement résider dans les intentions illocutoires de l’auteur. Il n’y a pas de propriété textuelle, syntaxique ou sémantique qui permet d’identifier un texte comme oeuvre de fiction.[140]
Ce passage ne nie pas quelque chose qui est évidement vraie, à savoir qu’il y a des styles de fiction identifiables et donc que l’on pourrait déterminer du style d’un livre s’il était ou non une fiction. Il y a bien de tels styles qui sont associés avec des particularités textuelles fréquemment mises à nu par des critiques littéraires. Il y a bien donc certains styles associés avec l’écriture de la littérature. Searle pourtant n’a qu’à indiquer ici que l’on pourrait écrire une oeuvre de non-fiction dans l’un de ces styles. Il n’y a rien en eux qui les ferait adéquat aux seules oeuvres de fiction.
A différentes époques, les conventions littéraires varient, et il n’y a rien qui puisse empêcher que l’on écrive au sujet des faits tout en adhérant à de telles conventions. Searle reconnaît de telles conventions littéraires mais indique que ce n’est pas les conventions eux mêmes mais leur emploi qui suspend les règles ordinaires de l’illocution telles que celles de l’assertion ci-dessus citées. Ces ‘conventions horizontales’, comme Searle les appellent, « suspendent l’opération normale des règles reliant les actes illocutoires et le monde ».[141] L’emploi de ces conventions, selon Searle, signale que l’auteur ne fait que feindre les actes illocutoires qu’il semble effectuer:
l’accomplissement feint d’actes illocutoires qui constitue l’acte d’écrire une oeuvre de fiction consiste à accomplir effectivement des actes d’énonciation avec l’intention d’invoquer les conventions horizontales qui suspendent les engagements illocutoires normaux des énonciations.[142]
C’est donc l’emploi des conventions, par lesquelles l’auteur signale qu’il écrit maintenant de la fiction, qui permet aux lecteurs de déterminer que les énonciations qu’ils entendent (ou lisent) constituent des illocutions fictives et non réelles, ou, dans les termes de Searle, si elles sont des illocutions feintes ou effectives.[143]
Cet aspect de la théorie de Searle marque une avance significative sur la théorie austinienne. Non seulement Searle n’a t-il pas une attitude aussi péjorative envers le discours parasitaire, il ne considère même pas, comme le montre, je pense, ces dernières considérations, que c’est un emploi malheureux de langage. En ce qui concerne la question du sérieux ou non du discours parasitaire, il est à noter que Searle emploie le mot de sérieux dans deux sens: le premier est le sens ordinaire qui est le contraire d’humoristique ou frivole; l’autre est le sens technique, ci-dessus examiné, qui veut dire approximativement ayant une relation avec l’emploi du discours afin de communiquer et non pour des exercices de prononciation, des jeux de rôle ou des plaisanteries. Quelques emplois de langage sont non sérieux dans les deux sens, par exemple plaisanter; d’autres le sont dans le deuxième sens seulement, par exemple la poésie non humoristique.[144] Dans ce dernier sens, Walt Whitman, par exemple, est sérieux dans son emploi poétique de langage, et, qui plus est, son emploi de langage n’est pas malheureux parce qu’il utilise des techniques comme la versification qui est, et le fut au dix-neuvième siècle, une convention l’emploi de laquelle fait savoir au lecteur que le contenu était créé comme de la poésie. Donc Whitman utilisa des techniques horizontales, évitant ainsi l’éventuel charge d’avoir employé le langage d’une manière malheureuse.
Il faut maintenant examiner comment Searle aurait pu traiter de l’aigle de la liberté. L’aigle de la liberté est une métaphore est non pas le nom d’un personage ou objet de fiction. Autant est vraisemblablement évident. La mention de l’aigle de la liberté ne doit pas être considérée comme faisant référence à un personage ni à un objet de fiction; elle est à prendre plutôt comme métaphore. Je pense que Searle serait d’accord que, dans de tels poèmes, une différente convention horizontale entre en jeu que dans les oeuvres de fiction. Evidement les poètes créent des personages fictifs aussi (J. Alfred Prufrock de T. S. Eliot, par exemple); et donc quelques unes de leurs apparentes références sont feintes tandis que d’autres ne le sont pas.
L’exemple que donne Searle d’une métaphore est de la première strophe d’un poème sans titre par Emily Dickinson:[145]
Ma vie se passait — fusil chargé —
Dans les recoins — quand un jour
Le Propriétaire est passé — m’a reconnue —
Et m’a emportée —
Ici ‘un fusil chargé’ ne fait pas référence à quelque fusil fictif. Quand le poète parle de sa vie, jusqu’à une certaine date, comme un fusil chargé, il ne veut pas que nous entendions ses mots littéralement. Evidement son énonciation est fausse comme assertion littérale. Et cette évidente fausseté est un indice, selon Searle, que l’expression n’était pas employée littéralement mais métaphoriquement. On pourrait dire, quoique que Searle ne la fasse pas, qu’ici le lecteur met un principe de charité en jeu. Il constate que, entendue littéralement, l’énonciation est un non-sens; donc, du moins idéalement, il songe aux éventuelles raisons pour lesquelles le poète aurait voulu assimiler sa vie à un fusil chargé. Ainsi le lecteur essaie de penser à des marques distinctives d’un fusil chargé qui pourraient aussi être les marques de la vie du poète. Dans l’interprétation de Searle, le fusil chargé est interprété comme la métaphore d’un potentiel non réalisé.
Examinons ces points ici: Searle dit qu’un poète parle métaphoriquement quand, en pleine connaissance de cause, il dit ‘S est P’ et veut dire par cela que ‘S est R’, où P ne signifie pas R. Ce qui se passe est que « l’énonciation de P évoque à l’esprit le sens de R, et, par conséquent, les conditions de vérité qui lui sont associées selon les modalités particulières par lesquelles une énonciation métaphorique permet d’évoquer autre chose ».[146] Or nous avons déjà constaté une manière de déterminer si une énonciation est métaphorique, à savoir en déterminant qu’entendue littéralement elle serait un non-sens; il y en a d’autres manières mais nous n’avons pas à nous en occuper ici.[147] Quand on a déterminé que l’énonciation est en effet métaphorique, on a besoin d’une stratégie, ou de stratégies, afin de déterminer la valeur de R. On détermine les valeurs de R par moyen d’un examen des vrais ou supposées marques distinctives de P. Ainsi on crée une liste d’éventuelles valeurs de R que l’on doit, par la suite, limiter de quelque manière. On fait ceci en considérant lesquelles de ces valeurs de R sont de possibles ou probables propriétés de S. En fait, Searle donne plusieurs principes pour la computation de R, étant donné P. Par exemple, on pourrait sélectionner les Ps qui sont par définition R; les géants sont par nature grands, donc si la métaphore P est ‘géant’, ce principe suggérera ‘grand’ comme valeur de R. Un autre principe est que R doit être, ou doit généralement être considéré comme, une marque distinctive de P. Il y a plusieurs principes possibles; Searle n’en mentionne que huit mais affirme qu’il croit bien qu’il y en ait d’autres.[148] Dans Intentionnalité il indique que « il n’y a pas d’algorithme pour découvrir quand une énonciation est produite avec l’intention d’être métaphorique », et que, même si l’on sache que l’énonciation est produite avec l’intention d’être métaphorique, il n’y a pas d’algorithme pour calculer la valeur de la métaphore.[149]
La question de la métaphore n’est pas examinée d’une manière exhaustive par Searle. Il restreint son examen en générale aux métaphores qui puissent être exprimées dans la forme ‘S est P’. Il y a évidement d’autres formes, comme ‘S relation-P R’; par exemple, ‘Sam dévore les livres’. Il indique aussi que « il y a plusieurs métaphores dont l’interprétation ne dépend d’aucune perception d’une similarité littérale entre l’extension du terme [P] et le référent du terme [S] ».[150] Et il est important de constater aussi qu’il ne pense pas que l’on puisse donner aux métaphores une paraphrase littérale et pleinement adéquate:
Le mieux qu’une paraphrase puisse faire, c’est de reproduire les conditions de vérité de l’énonciation métaphorique; mais l’énonciation métaphorique ne se borne pas à exprimer des conditions de vérité. Elle exprime ses conditions de vérité par l’intermédiaire d’un autre contenu sémantique, dont les conditions de vérité sont différentes de celles de l’énonciation. Le pouvoir expressif qui nous paraît caractériser les bonnes métaphores dépend pour l’essentiel de deux traits. L’auditeur doit découvrir ce que le locuteur veut dire — il doit participer plus activement à la communication que ne le ferait un simple récepteur passif — et il doit y parvenir en passant par un autre contenu sémantique, qui est en relation avec celui qui est communiqué.[151]
Les conditions de vérité des énonciations entendues littéralement diffèrent donc de celles des énonciations entendues métaphoriquement, et donc les significations diffèrent. Par exemple, littéralement interprété, il était faux pour Dickinson de dire que sa vie était un fusil chargé. Mais il était vrai de dire que sa vie montrait un potentiel réalisable et peut-être destructif. La façon dont Dickinson communique par moyen de cette métaphore est plus complexe que le paradigme de communication qui est l’interprétation d’énonciations littérales dans lesquelles le locuteur exprime ce qu’il veut dire à la lumière des suppositions partagées entre lui et son audience. Ici, dans un sens, l’auditeur ne reçoit qu’une suggestion ou un indice de comment découvrir le sens voulu par le locuteur. Le locuteur n’exprime pas ce qu’il veut dire; il ne fait que le suggérer. L’auditeur doit essayer plusieurs stratégies pour isoler une signification probable. Ces stratégies peuvent donner de diverses interprétations aux nuances différentes. Donc quand Searle dit que le locuteur, en parlant métaphoriquement, dit que ‘S est P’ et veut dire que ‘S est R’, il n’exclue pas la possibilité qu’il veuille en même temps dire que ‘S est Q’, etc. Un ‘fusil chargé’ peut signifier à la fois un potentiel non réalisé et quelque chose de mortellement dangereux.
Il est clair que cette interprétation des énonciations qui utilisent des métaphores repose sur la distinction entre la signification littérale d’une phrase et la signification énonciative d’un locuteur que j’examinais dans le chapitre précédent. L’énonciation de Dickinson veut dire littéralement que sa vie restât un fusil chargé, ce qui paraît absurde. Peut-être parce que Dickinson est poète et que son oeuvre apparaît dans un recueil de poésie, ou pour quelque raison que Searle ne mentionne pas, on décide qu’elle parle métaphoriquement. Ceci implique que l’on puisse accepter qu’elle ait délibérément énoncé le non-sens afin, dans le contexte en question, de communiquer quelque autre signification.
J’ai remarqué dans chapitre deux que dans son oeuvre la plus récente, Searle s’éloigne davantage de l’analyse gricéen de ce qu’il appelle la signification énonciative d’un locuteur. Searle avait divorcé l’intention de représenter de l’intention de communiquer. J’en présentais l’exemple où un soldat invente un signal pour indiquer que les troupes ennemies battaient en retrait. Le soldat faisait en sorte que son action de lever son bras représente l’état d’affaires où les troupes ennemies battaient en retrait; il la faisait prendre cette signification en lui conférant les mêmes conditions de satisfaction qu’aurait eu sa croyance que l’ennemie battait en retrait. J’ai suggéré que, si on peut faire ceci, on peut de même, comme Humpty Dumpty, faire en sorte que n’importe quelle énonciation, ou autre acte, signifie ce que l’on veuille qu’elle signifie du seul fait d’avoir l’intention appropriée. Si ceci est le cas, alors les discours parasitaires de la fiction et de la poésie ne peuvent pas être parasitaires à cause d’une quelconque dépendance du discours littéral pour leur signification. Ceci ne serait plus le cas. Ce serait seulement dans leur façon d’être communiqués qu’ils seraient dépendants du discours littéral.
J’ai mentionné dans le chapitre précédent que Searle tient que, en effectuant un acte d’énonciation, on puisse effectuer deux actes illocutoires. Appelons celles-ci des ‘doubles illocutions’. L’une des illocutions sera littérale, l’autre sera indirecte. Le dernier s’appelle un ‘acte indirect de langage’. Donc, quoique ‘Je veux que vous le fassiez’ soit littéralement une affirmation, elle peut être dite comme requête dans plusieurs situations. Indirectement elle sera une requête. Ceci s’explique par moyen de la distinction entre la signification littéral d’une phrase et la signification énonciative d’un locuteur, examinées ci-dessus.
On peut aussi faire à la fois une illocution littérale et une énonciation parasitaire par moyen du même acte d’énonciation. Appelons celles-ci des ‘illocutions hybrides’. Searle n’en donne pas un exemple explicite; pourtant, dans ‘Le Statut logique du discours de la fiction’, il donne l’exemple suivant pour justifier sa distinction entre les fictions et le discours fictif que j’examinais ci-dessus. L’exemple peut être utilisé pour expliquer les illocutions hybrides.[152] Dans Anna Karénine, Tolstoï écrit que « Les familles heureuses sont toutes heureuses de la même manière, mais les familles malheureuses sont malheureuses d’une manière distincte, originale ». Et il le contraste avec sa citation inexacte par Nabokov dans Ada: « Toutes les familles heureuses sont plus ou moins dissemblables; mais toutes les familles malheureuses se ressemblent plus ou moins ». Searle remarque que Nabokov « contredit Tolstoï indirectement (et se moque de lui) », et il continue: « L’une et l’autre sont de véritables assertions, quoique celle de Nabokov résulte d’une déformation satirique de la citation de Tolstoï ».[153] Dans un sens Nabokov faisait une vraie affirmation philosophique, tout comme Tolstoï, et, en même temps, il faisait à la fois une affirmation indirecte, à savoir un acte indirect de langage, contredisant Tolstoï, et une plaisanterie. Une assertion est, bien sûr, une illocution sérieuse, qu’elle soit directe et littérale ou indirecte et non littérale, mais une plaisanterie est une énonciation non sérieuse.[154] L’énonciation de Nabokov paraît donc doublement parasitaire puisque, aussi bien qu’une assertion littérale, elle est à la fois un acte indirect de langage et une plaisanterie. Donc l’intention de Nabokov en l’énonçant fut complexe. Son énonciation est à la fois une double et hybride comme illocution.
Vraisemblablement Nabokov a voulu que son énonciation soit lue par des lecteurs qui seraient familiers avec le roman de Tolstoï et se rendraient compte qu’à la fois, comme Searle l’exprime, il contredisait Tolstoï et se moquait de lui. De plus, ils se rendraient compte qu’il faisait aussi sa propre assertion philosophique. Dans des termes searliennes, l’énonciation de Nabokov avait une signification littérale et, quand lue, comme Nabokov le voulait vraisemblablement, dans le contexte du roman de Tolstoï, une double signification énonciative de locuteur (ou d’écrivain, dans l’occurrence), l’une desquelles était non sérieuse.
La signification énonciative non sérieuse, puisqu’elle n’est pas feinte, n’est pas non sérieuse de la même manière que les énonciations fictives de Murdoch. Quoiqu’il ne soit pas clair laquelle des règles soit en suspens ou quelle convention horizontale s’emploie ici, il est clair que la théorie de Searle peut expliquer un phénomène tellement complexe avec son critère intentionnel. Dans un autre chapitre j’introduirai la notion de citationnalité offert par Derrida. Je montrerai que cette notion représente une belle manière d’expliquer ce phénomène et d’autres types de discours parasitaires mentionnés par Searle. Je la comparerai et la contrasterai avec la manière searlienne de traiter de cette énonciation. Là je considérerai si un critère purement intentionnel suffit à expliquer de tels phénomènes. Et je soutiendrai qu’il est en fait suffisant.
Dans ce chapitre j’ai comparé et contrasté les théories austinienne et searlienne du discours parasitaire. J’ai montré comment celle de Searle représente un développement d’idées qui apparaissent dans une forme plus brute dans celle d’Austin. Searle évite beaucoup des problèmes de la position d’Austin, principalement par moyen de ses notions de la signification énonciative d’un locuteur (pour expliquer les parasites non littérales) et la référence parasitaire (pour expliquer les parasites non sérieux). Pour Searle, le parasitisme semble connoter la dépendance de quelques formes de langage d’autres formes. Le discours de la fiction, les énonciations métaphoriques et les plaisanteries sont logiquement dépendants du discours littéral. Pour Austin toutefois les parasites étaient caractérisés comme des emplois de langage dans des contextes anormaux. De tels emplois étaient caractérisés comme étant non sérieux et non pleinement normaux. Et Austin rétrogradait de tels emplois en faisant référence à eux par moyen du langage de l’infection et de l'’étiolement.
Dans les chapitres qui suivent, je considérerai d’abord certains critiques offertes par Derrida contre la théorie, ou doctrine, du discours parasitaire. Je montrerai qu’en générale sa distinction ne peut être soutenue. Puis dans le chapitre suivant je considérerai la défense d’Austin par Searle contre l’attaque de Derrida. Ceci nous mènera à une considération de comment, et à quel point, la critique d’Austin par Derrida peut être appliquée aux fondements de la théorie plus raffinée des parasites offerte par Searle. Là je me concernerai particulièrement avec la légitimité des règles et conventions verticales postulées par Searle.
Chapitre Quatre
Dans les chapitres précédents, j’ai montré comment le propre et total contexte, dans le cas d’Austin, et l’intention, dans celui de Searle, déterminent à la fois l’acte de langage, ou performatif, qui se fait, et si cet acte est heureux ou un échec, normal ou parasitaire. Dans ce chapitre-ci, je montrerai que le propre contexte d’Austin ne peut être déterminé, et que son contexte total ne peut être totalisé; en d’autres mots, je montrerai que les contextes, dans lesquels on pourrait faire un acte de langage heureux et normal, ne peuvent être déterminés parce que l’origine intentionnelle des actes de langage, à savoir le locuteur ou l’écrivain, ne peut contrôler ses énonciations d’une telle manière à les faire heureuses, normales et sans ambiguïté.
Afin de faire ceci, j’examinerai les notions d’itérabilité, de citationnalité et de dissémination dans les oeuvres de Derrida pour les raisons générales suivantes. L’examen par Derrida de la nature de la parole et de l’écriture montre que les énonciations sont irréductiblement polysémiques; elles donnent lieu à tout un éventail d’interprétations possibles, desquelles aucune ne peut être déterminée comme primaire, c’est-à-dire une signification littérale et univoque. Ce facteur s’appelle la dissémination. Il est lié à celui de l’itérabilité: les énonciations peuvent être répétées mais leurs répétitions comprennent des modifications; en d’autres mots, la répétition d’une énonciation n’est pas la répétition d’une unité qui soit identique à elle-même — la répétition sera à la fois la même et différente. Ce facteur peut être considéré comme expliquant la citationnalité: toute énonciation peut être citée dans différents contextes qui la modifieront. Et il n’y a pas de critère qui permettrait de ne sélectionner qu’un seul contexte comme le propre context. Dans ce chapitre je rendrai compte des relations entre les facteurs de dissémination, d’itérabilité, et de citationnalité.
Je considérerai la théorie austinienne des actes de langage à la lumière de ces facteurs. Toutefois, je montrerai qu’en effet sa théorie reconnaît un principe de citationnalité et révèle une conscience du problème de comment déterminer la signification des locutions. Ensuite je montrerai comment leur traitement par Derrida accentue ces aspects de l’oeuvre austinienne d’une telle manière à démontrer l’impossibilité de déterminer un performatif ou un acte de langage comme exclusivement ou heureux ou malheureux, ou normal ou parasitaire.
Voici comment je procède: premièrement, je considère la notion d’itérabilité puisqu’elle joue un rôle majeur dans la critique derridienne d’Austin et peut être employée aussi pour expliquer la dissémination et la citationnalité, qui sont aussi employées dans cette critique; deuxièmement, j’utilise le concept d’itérabilité dans une investigation de la critique derridienne de l’image fondamentale des relations entre intentions et énonciations ou textes, à laquelle, je montre ensuite, Austin est d’après Derrida, avec lequel je suis d’accord sur ce point, engagé (plus tard j’examine à quel point Searle y adhère); cette image s’appelle la Théorie classique de l’écriture, pour des raisons qui seront également examinées; troisièmement, je montre comment la notion d’itérabilité et la critique de cette image fondamentale de la relation entre intentions et énonciations ou textes peuvent être employées pour miner la notion austinienne d’un propre et total contexte; et, quatrièmement, je montre comment ceci, étant donné l’appareil austinien, rend impossible une détermination des actes de langage comme exclusivement ou heureux ou malheureux, ou normaux ou parasitaires; mais je montre, principalement dans le chapitre suivant, que cette impossibilité ne signifie point que les distinctions en question soient fausses comme Derrida les tient.
Ce qui est en question ici peut être caractérisé de la manière suivante: si j’écris le mot ou signe de chat, et puis l’écrit encore une fois — chat — alors j’ai répété quelque chose, à savoir le mot de chat et l’acte de l’écrire. Je tiens pour incontestable que les deux instances du mot sont pareilles dans un certain respect. Elles sont pareilles, en tant qu’existant sur papier, dans la mesure où l’on peut dire qu’elles sont des copies l’une de l’autre, ou deux instances du même signifiant.[155] Donc l’acte de répéter un signifiant est l’acte de produire une autre instance du même signifiant. La deuxième instance du signifiant est à la fois différente de, et similaire à, la première instance: elle en est différente dans la mesure où elle en est physiquement distincte et se trouve dans un lieu différent; et elle y est similaire dans la mesure où elle est la même comme notion.
C’est cette idée, que les deux sont la même comme notion, qui ne doit pas être survolé. Considérons la figure suivante:
Dans un sens, il y a deux mots dans cette figure; mais dans un autre sens, il n’y en a qu’un seul. C’est parce que le mot inférieur est considéré comme une répétition du mot supérieur que l’on puisse dire qu’il n’y a qu’un seul mot répété. Ici il serait tout aussi légitime de dire que le mot supérieur était une répétition du mot inférieur. Ils sont tous les deux des répétitions l’un de l’autre. Chaque mot peut être considéré comme une réplique de l’autre. Ils se répliquent.
Considérons quelque chose de très général qui puissent être dites de la figure ci-dessus: les deux mots sont identiques ou le même. Dire que quelque chose soit identique, ou ait une identité, a deux interprétations historiquement, la première exemplifiée dans la philosophie de John Locke, et la deuxième dans celle de Gottfried von Leibniz. J’expliquerai le point de vue de Derrida par moyen d’un contraste avec ces deux vues traditionnelles.
Pour Locke quelque chose qui a une identité est la même qu’elle-même, « the same with itself ».[156] Donc l’identité est un type de similitude. Si quelque chose n’était pas similaire à elle-même, ou la même qu’elle même, elle n’aurait pas d’identité. Qui plus est, l’identité appartient à quelque chose aussi longtemps qu’elle existe la même qu’elle-même. Donc une substance a une identité aussi longtemps qu’elle continue à exister et à être la même substance qu’elle-même; c’est pareil pour d’autres types d’êtres, par exemple un tas de pierres continue d’être ce tas identique qu’il est aussi longtemps qu’il continue à exister comme le même tas que lui-même. Si la substance dont il est formé est dispersée, même si une seule pierre en est enlevée, alors le tas même n’est pas le même que ce qu’il avait été avant qu’il n’ait été dispersé ou la pierre enlevée.
La notion lockéenne d’identité est une notion nominaliste: pour répondre aux questions sur l’identité d’un objet, on considère le nom de cet objet et l’idée, ou complexe d’idées, associée avec ce nom; l’idée, ou complexe d’idées, qui correspond au nom détermine l’identité de l’objet nommé: « telle qu’est l’idée appartenant à [un] nom, telle doit être l’identité ».[157] L’idée qui correspond à un nom peut être complexe (par exemple, l’idée d’une voiture consiste en l’idée de roues, d’un arbre, d’un châssis, etc.) mais elle sera néanmoins l’idée d’une seule chose si elle n’a qu’un seul nom; ‘voiture’ nomme une seule chose dont le concept est complexe, étant composé de plusieurs idées. La citation suivante peut servir à clarifier ce que Locke entend:
quoi que soit la composition dont est faite l’idée complexe, quand l’existence la fait une chose particulière sous quelque dénomination qui soit, la même existence continuée la préserve comme le même individu sous la même dénomination.[158]
Donc, avant que l’on ne puisse déterminer son identité, on doit décider quel est le type de l’être que l’on considère; et ceci se fait par moyen d’une considération du sens des termes que l’on utilise. Les identités que l’on reconnaît dépendent du langage que l’on emploie.
Leibniz par contre tient que deux objets (qualitativement) indiscernables sont identiques. Son principe de l’identité d’indiscernables tient qu’il « n’est pas vrai que deux substances puissent être exactement semblables n’étant différents que numériquement ».[159] Autrement dit, « si tout qui est vrai de A est vrai de B, et vice versa, et donc s’il n’y a pas de différence discernable entre A et B, alors est A identique à B ».[160] Deux choses qui sont qualitativement distinctes sont des choses différentes, et deux choses différentes sont qualitativement distinctes. Ceci ne veut pas dire qu’elles ne seront pas indiscernables à tout être humain, mais seulement qu’elles seront discernables pour Dieu qui est omniscient. Le principe est rationaliste: les indiscernables sont identiques parce que Dieu n’aurait pas eu ‘raison suffisante’ de faire deux choses qui seraient absolument similaires.[161]
D’après ces théories, quelle est la différence entre la similitude et l’identité? Pour Locke identité est le type de similitude qu’a quelque chose par rapport à elle-même. Deux oeufs peuvent apparaître similaires, mais ils ne seront pas identiques, l’un par rapport à l’autre, parce qu’ils sont deux plutôt qu’un. Chaque oeuf n’est identique qu’à lui-même (aussi longtemps qu’il existe), malgré sa similitude avec n’importe laquelle autre chose. Pour Leibniz pourtant, selon une interprétation, si les deux oeufs étaient similaires jusqu’au point d’être indiscernables qualitativement (ce qui n’est jamais le cas), ils seraient identiques. Ils constitueraient, pour cette raison, une seule chose.
Pour Derrida, dans la mesure où l’identité est comprise dans son sens lockéen ou leibnizéen, il n’y a pas d’identités. Afin de voir ceci, j’examinerai d’abord ce qu’il dit à propos de la similitude ou ‘le même’: « the same ... is not identical. The same, precisely, is ... the displaced and equivocal passage of one different thing to another, from one term of an opposition to another ».[162]Afin de comprendre la différence en termes d’un ‘displaced and equivocal passage of one different thing to another’, un propos plutôt mystérieux, j’examinerai ce que dit Derrida au sujet de répétition comme, ce qu’il appelle, ‘itération’.
Que se passe-t-il quand quelque chose est répétée? Une autre instance de ce quelque chose entre en existence. La répétition est donc toujours liée à l’altérité.[163] Dans le cas des signes, ce qui est considéré comme une répétition peut apparaître assez différente; par exemple, l’ensemble des phonèmes employé pour dire le mot de chat est très différent de l’ensemble de marques employé pour l’inscrire. Qui plus est, le mot peut être écrit dans plusieurs scripts différents et peut être énoncé avec différentes prononciations. Toutes ces différences sont des différences du même signe. Il y a d’autres différences qui feraient assez de différence pour produire un tout autre signe. L’identité du signe est déterminée par ces choses que les locuteurs de la langue en question considèrent comme la même chose malgré des différences. L’identité putative du signe dépend de ce qu’il est reconnu comme étant le même. Donc les deux instances de la chose prétendument identique doivent être reconnues (par les locuteurs-écrivains de la langue) comme similaires, ou la même, avant qu’elles ne puissent être jugées comme étant identiques. En de termes lockéens, décider qu’elles sont identiques, c’est décider qu’une des deux ou plusieurs choses, jugées comme étant la même, ait son existence continuée dans l’autre. Le jugement de similitude, dans un sens, crée l’identité. Donc l’identité survit comme un type de similitude, mais pas le type de similitude requis par Leibniz, à savoir l’indiscernabilité. C’est ceci qui est derrière la distinction suivante faite par Derrida:
la structure de l’itération ... implique à la fois identité et différence. L’itération la plus « pure » — mais elle n’est jamais pure — comporte en elle-même l’écart d’une différence qui la constitue en itération. L’itérabilité d’un élément divise a priori sa propre identité... C’est parce que cette itérabilité ... fracture chaque élément en le constituant ... que la restance, pourtant indispensable, n’est jamais celle d’une présence pleine.[164]
Quelque chose peut être un signe seulement dans la mesure où elle est itérable; et son statut de signe vient de son itération. Donc n’importe laquelle instance est déterminée dans son ‘identité’ par d’autres instances répétées et différentes. Ceci est ce qu’entend Derrida quand il dit qu’il n’y a pas de première fois pour un signe: « A sign is never an event, if by event we mean an irreplaceable and irreversible empirical particular. A sign which would take place but ‘once’ would not be a sign »;[165] « As soon as a sign emerges, it begins by repeating itself. »[166]C’est cela le paradoxe: c’est la répétition qui fait du signe un signe; c’est la répétition qui le fait identifiable la ‘première fois’ (ce qui rend problématique les notions de l’origine et répétition des signes). C’est ceci qu’entend Derrida quand il dit que l’itérabilité d’un signe, ou de tout autre élément, « divise a priori sa propre identité » ou la fende tout en la constituant. L’identité d’un signe est ce qui reste, ce qui est aperçu comme restant, dans ses itérations. En d’autres termes, un signe doit avoir une réplique. Il doit y avoir quelque chose dans l’original qui soit dans un sans itérable afin qu’il puisse être un signe. Ceci est décidé par l’usage, la pratique. Le minimum requis est qu’il soit reconnaissable.[167]
En ce qui concerne la notion lockéenne d’identité, si un signe a une identité dans la mesure où il est reconnu comme étant le même que quelque autre signe, comme l’implique ce que dit Derrida, alors il ne peut y avoir une identité lockéenne des signes. Ceci parce que l’identité dépend de plus que la relation d’un signe à lui-même. L’identité d’un signe est fendue.
En ce qui suit maintenant j’emploie cette notion d’itérabilité dans un examen d’une idée de la parole, de l’écriture et des relations entre elles que Derrida voit comme caractéristiques de toute l’histoire de la philosophie. En examinant cette théorie je ferai une attention particulière à ce qu’elle dit à propos de l’impossibilité d’un contrôle par des locuteurs ou écrivains de la signification de leurs énonciations. La théorie est connue comme la Théorie classique de l’écriture.
La théorie que j’examine dans cette section fait une distinction entre la parole et l’écriture par moyen du critère suivant: tandis que dans la parole, l’auditeur est présent au locuteur, dans l’écriture le lecteur est absent de l’écrivain. Et, puisque la présence est privilégiée par rapport à l’absence, la parole est privilégiée par rapport à l’écriture. En fait, tandis que l’écriture est vue comme un moyen d’enregistrement de la parole, la parole est un moyen d’enregistrement des intentions, c’est-à-dire des significations entendues. L’écriture est donc considérée comme étant éloignée d’un degré des intentions du locuteur-écrivain. Derrida montre que la parole, comme décrite par sa théorie, est impossible. En fait, seul l’écriture est possible, et la parole est un type d’écriture; afin d’éviter la confusion, il dit parfois que la parole et l’écriture sont de l’arché-écriture. Je montrerai que ceci implique que l’auditeur-lecteur est tout aussi absent du locuteur qu’il l’est de l’écrivain. Donc les facteurs qui interférent dans la communication au lecteur des significations entendues par l’écrivain seront justement les facteurs interférant dans la communication à l’auditeur des significations entendues par le locuteur. La différence de contexte est le principal facteur d’interférence; pour l’auditeur-lecteur, elle détermine les énonciations du locuteur-écrivain différemment que pour celui-ci.
Selon Derrida, la Théorie classique de l’écriture « est l’interprétation proprement philosophique de l’écriture » et de laquelle « je ne crois pas qu’on puisse trouver dans toute l’histoire de la philosophie en tant que telle un seul contre-exemple ».[168] Cette interprétation est, par exemple, exemplifiée dans les oeuvres de William Warburton (1698-1779) et d’Etienne Bonnot, abbé de Condillac (1714-1780).[169]
Le but de l’écriture selon cette interprétation est de représenter les idées de quelqu’un à un autre. Celui qui est adressé n’est pas présent (typiquement) et donc ne peut être adressé directement. L’écriture est donc pour des personnes absentes. Selon les mots de Warburton:
Il y a deux façons de communiquer aux autres les conceptions de nos esprits; la première est par moyen de sons, et la deuxième, par celui de figures. Etant donné qu’il y a souvent occasion pour que nous perpétuions nos conceptions, et les faire connaître à distance, et étant donné que les sons sont momentanés et confinés, le moyen de figures ou caractères fut trouvé, bientôt après celui de sons, pour faire en sorte que ces conceptions soient durables et extensives.[170]
Condillac répète justement cette idée:
When mankind had once acquired the art of communicating their conceptions by sounds, they began to feel the necessity of inventing new signs proper for perpetuating them, et à les faire connaître à des personnes absentes.[171]
Typiquement des textes sont écrits en l’absence du destinataire, et lus en l’absence de l’écrivain. Il est à noter, quoique cela ne soit pas rendu explicite par ces deux écrivains, qu’une telle absence pourrait être ou temporelle ou spatiale. Par exemple, on peut écrire de lettres à des gens dans d’autres pays, ou des notes destinées à être trouvées quelque temps dans l’avenir.
Une autre idée qu’inclut Derrida dans la Théorie classique de l’écriture est l’idée que l’écriture est un supplément à la parole, c’est-à-dire que l’écriture est ajoutée à la parole, qu’elle la remplace, ou qu’elle en est une extension. Derrida dit que l’interprétation classique voit l’écriture comme un moyen de communication qui « étend le champ est les pouvoirs d’une communication locutoire ou gestuelle ».[172] Dans Warburton et Condillac on voit exprimée l’opinion que l’écriture peut remplacer la parole quand on veut communiquer avec des absents. Jean-Jacques Rousseau tînt que l’écriture pouvait être considérée comme ajoutée à la parole ou comme étant son extension:
Languages are made to be spoken, writing serves only as a supplement to speech. ... Speech represents thought by conventional signs, and writing represents the same with regard to speech. Thus the act of writing is nothing but a mediated representation of thought.[173]
Donc où il ne peut y avoir la parole, l’écriture doit suffire. Elle ne représentera pas les idées directement pourtant, mais plutôt la parole représentant les idées.
Derrida isole trois attributs principaux de la Théorie classique qui l’intéressent, à savoir la simplicité d’origine, la continuité de production, et l’homogénéité des dimensions.[174]
Il y a au moins trois interprétations possibles de ce que simplicité d’origine veut dire en ce qui concerne la Théorie classique. Peut-être que Derrida fait référence à une idée dominante au dix-huitième siècle (que l’on trouve d’ailleurs dans les oeuvres de Warburton, Condillac et Rousseau) que les langues développèrent d’une origine simple (comme le besoin ou la passion), leurs premières formes ayant été des cris inarticulés et des gestes, ceux-ci étant petit à petit et continuellement développés en des complexes de mots et de syntaxe, et ceux-ci en fin de compte étant écrits; ou peut-être fait-il référence à une idée qui postule le sujet comme source de la communication. Et c’est possible que c’est l’idée, plutôt que le sujet, qui est l’origine simple du message qui est communiqué dans la parole ou dans l’écriture. En somme, l’origine simple peut être soit la source (ou arché) d’où développa la parole et l’écriture, ou le sujet qui communique en paroles ou en écriture, ou l’idée communiquée en paroles ou en écriture. Alors la continuité de dérivation ou de production serait soit le processus du développement de la parole ou de l’écriture à partir de la source, ou la manque d’aucune majeure différence entre le sujet s’exprimant (ou une idée étant exprimée) en paroles ou en écriture. L’homogénéité des dimensions connoterait alors la manque d’une différence radicale entre la parole et l’écriture comme véhicules, pour ainsi parler, de la communication.
Quelles sont les différences entre la parole et l’écriture pour la théorie classique de l’écriture? C’est clair que des citations ci-dessus de Warburton et de Condillac il en suit que c’est l’absence du destinateur de l’expéditeur qui distingue la parole de l’écriture. En d’autres mots, tandis que la parole est pour communiquer lorsque l’expéditeur et le destinataire sont présents ensemble, l’écriture est employée lorsq’ils sont absents l’un de l’autre.
Derrida se concentre sur cette notion de l’absence du locuteur ou expéditeur, et de l’auditeur ou destinataire. Dans la Théorie classique de l’écriture, l’absence est conçue comme une présence modifiée ou supplémentée — « une modification continue, une exténuation progressive de la présence. La représentation supplée régulièrement la présence ».[175] Condillac pense de l’absence comme d’une présence distante. La représentation qu’est l’écriture supplée la présence immédiate de l’expéditeur et du destinateur, ou elle rend possible que la distance soit comblée, pour ainsi parler. Cette position donc ne considère pas explicitement un type d’absence que ne serait pas, d’après Derrida, une présence distante, à savoir l’absence absolue de la mort.
Bien que l’expéditeur soit distant du destinataire, Condillac dit que l’écriture, par moyen de l’imagination, « ne leur représentera que les mêmes images qu’ils avaient déjà exprimées par des actions et par des mots ».[176] J’interprète ceci comme disant que les idées, ou intentions, de l’expéditeur sont présentes au destinataire, même s’il est absent; quoique les deux soient absents l’un de l’autre, les idées de l’expéditeur sont rendues présentes par moyen de l’écriture.
A la lumière de ceci, la plainte de Derrida, que Condillac n’examine pas l’absence de l’expéditeur et de ses intentions, peut apparaître étrange:
On écrit pour communiquer quelque chose à des absents. L’absence de l’émetteur, du destinateur, à la marque qu’il abandonne, qui se coupe de lui et continue de produire des effets au-delà de sa présence et de l’actualité présente de son vouloir-dire, voire au-delà de sa vie même, cette absence qui appartient pourtant à la structure de toute écriture — et, j’ajouterai plus loin, de tout langage en général —, cette absence n’est pas interrogée par Condillac.[177]
Ceci est clairement une pétition de principe étant donné que Derrida n’a pas montré que d’après Condillac l’absence de l’expéditeur est aussi l’absence de ses intentions. En d’autres mots, il y a ici un saut de la notion que l’expéditeur et le destinateur sont absents l’un de l’autre, à la notion que les intentions (le vouloir-dire) de l’expéditeur sont aussi absentes du texte, c’est-à-dire qu’elles n’y sont pas à lire. Qui plus est, ceci semble remarquablement inconsistant avec ce que vient de montrer Derrida, à savoir que pour Condillac l’écriture représente ‘les mêmes images’ que les gestes et la parole. Derrida tient pour convenu que l’écriture produit des effets indépendamment des intentions de l’écrivain simplement parce que l’écrivain n’y est pas présent. Mais bien sûr n’est-il pas nécessairement une question de l’un ou de l’autre exclusivement: les intentions de l’écrivain peuvent y être lues bien que le texte puisse donner lieu à d’autres interprétations aussi. Mais ceci est quelque chose qui peut arriver à la parole aussi. Et l’on n’est pas forcé à supposer que Condillac le nierait.
N’est-il pas vrai que Derrida est en train d’attribuer à Condillac l’idée plutôt mystérieuse que, à moins que l’expéditeur ne soit de quelque manière là pour exercer quelque autorité sur ses mots, ils n’expriment pas ses intentions? Et, en mêmes temps, n’est-il pas vrai qu’il lui reconnaît l’opinion contraire, à savoir que l’écriture représente les mêmes images que la parole? Le problème centre sur ce que signifie le mot d’absence dans Condillac, ce qu’il ne discute pas. Donc on ne peut pas décider. Toutefois, ceci n’autorise pas le saut que fait Derrida. Cependant, au lieu de considérer l’absence de l’expéditeur et du destinataire comme un type de présence, Derrida se prépare à montrer que leur présence peut être interprétée comme un type d’absence. Il veut montrer que même en paroles l’expéditeur ne peut faire pleinement et exclusivement présent dans ses mots son vouloir-dire (c’est-à-dire que le fait qu’il soit là ne fait pas en sorte que ce qu’il dit, ou exprime par moyen de la voix et des gestes, soit non ambigu et non susceptible d’être mal interprété) et que essentiellement il n’est pas plus présent dans ses mots comme locuteur qu’il n’est absent de ses mots comme écrivain.
En de termes aristotéliciens, la différence spécifique, qui détermine l’écriture comme une espèce du genre langage, est l’absence.[178] Or, si l’absence peut être démontrée comme une marque de toute signification, alors ou bien cette absence spécifique sera d’un type spéciale, ou bien il n’y aura pas de différence essentielle entre l’écriture et d’autres formes ou espèces de langage, à savoir la parole et le geste. Premièrement j’examinerai comment Derrida interprète l’absence dans le cas de l’écriture, et ensuite je montrerai comment il découvre une telle absence dans la parole aussi.
L’absence de l’expéditeur et du destinataire n’est pas simplement une présence distante puisque que l’écriture peut survivre à la mort de l’expéditeur et de n’importe qui qui peut la recevoir:
cette distance, cet écart, ce retard, cette différance doivent pouvoir être portés à un certain absolu de l’absence pour que la structure d’écriture, à supposer que l’écriture existe, se constitue. C’est là que la différance comme écriture ne saurait plus (être) une modification (ontologique) de la présence. Il faut, si vous voulez, que ma « communication écrite » reste lisible malgré la disparition absolue de tout destinataire déterminé en général pour qu’elle ait sa fonction d’écriture, c’est-à-dire sa lisibilité. Il faut qu’elle soit répétable — itérable — en l’absence absolue du destinataire ou de l’ensemble empiriquement déterminable des destinataires. Cette itérabilité (iter, derechef, viendrait de itara, autre en sanskrit, et tout ce qui suit peut être lu comme l’exploitation de cette logique qui lie la répétition à l’altérité) structure la marque d’écriture elle-même, quel que soit d’ailleurs le type d’écriture...[179]
L’argument ici n’est pas valide; c’est-à-dire qu’il ne suit pas que si l’écriture est caractérisée essentiellement comme absence, alors elle doit pouvoir fonctionner dans le cas le plus extrême d’absence. Strictement, cela ne suit pas. Néanmoins, ce que Derrida veut dire est que l’écriture peut mieux être comprise en examinant comment elle fonction dans le cas extrême, c’est-à-dire où le destinataire en général est mort.
Le passage dit que l’absence qui caractérise l’écriture doit être une absence qui soit éventuellement absolue. Et par ‘absolue’ je comprends que Derrida veut dire complète, c’est-à-dire, dans cette instance, le cas d’absence le plus complet ou extrême. Ainsi l’écriture serait la forme de langage qui fonctionnerait même si l’expéditeur, et celui à qui l’écriture est envoyée, mouraient. Quand le destinataire meurt il est absent dans le sens le plus radical; il a cessé d’exister. S’il y a une telle chose que l’écriture, alors elle doit fonctionner, c’est-à-dire comme lisible ou comme l’expression compréhensible d’une signification, dans l’absence à la fois de l’utilisateur de langage qui écrit et de celui qui lit. L’écriture doit être ce qu’elle est dans l’absence de n’importe quel lecteur éventuel, mais pas dans l’absence de tout lecteur; il doit donc y avoir une cassure dans l’espace homogène de la communication, c’est à dire que la parole et l’écriture doivent être essentiellement hétérogènes. Derrida dit que s’il n’y avait que deux personnes qui connaissaient une langue et ils écrivaient quelque communication, alors cette écriture devrait pouvoir fonctionner même si tous les deux mouraient. Sinon il n’y a pas de telle chose que l’écriture.
Ceci veut dire que l’écriture est ce qu’elle est en abstraction de toute relation à n’importe quel sujet empirique particulier. Si l’écriture fonctionne malgré l’existence continue ou non de n’importe quel utilisateur particulier, alors elle ne peut être privée mais, structurellement ou essentiellement, elle doit être ouverte à un public. L’écriture doit survivre aux lecteurs et aux écrivains
dans la mesure où, réglée par un code, fût-il inconnu et non linguistique, elle est constituée, dans son identité de marque, par son itérabilité, en l’absence de tel ou tel, donc à la limite de tout « sujet » empiriquement déterminé. Cela implique qu’il n’y a pas de code — organon d’itérabilité — qui soit structurellement secret. La possibilité de répéter et donc d’identifier les marques est impliquée dans tout code, fait de celui-ci une grille communicable, transmissible, déchiffrable, itérable pour un tiers, puis pour tout usager possible en général. Toute écriture doit donc, pour être ce qu’elle est, pouvoir fonctionner en l’absence radicale de tout destinataire empiriquement déterminé en général. Et cette absence n’est pas une modification continue de la présence, c’est une rupture de présence, la « mort » ou la possibilité de la « mort » du destinataire inscrite dans la structure de la marque...[180]
Donc, à cause d‘itérabilité l’écriture doit fonctionner dans l’absence absolue de n’importe quel lecteur éventuel, mais pas de tous ceux qui pourraient éventuellement, sinon réellement, la lire. Comment donc fonctionne-t-elle? On considère que le langage en générale et l’écriture en particulier fonctionnent si tous les deux expriment ce que le locuteur-écrivain veut dire, et si c’est compréhensible pour n’importe quel auditeur-lecteur de la langue en question qui soit ‘compétent’ et attentif. Toutefois, ne pourrait-il y avoir quelques écrivains qui seraient compréhensibles (à cause de la ‘nature’ de ce auquel ils font référence) à un seul un auditeur-lecteur, à savoir le locuteur-écrivain lui-même?[181] Derrida semble rejeter ceci; il dit qu’il sera toujours possible de comprendre ce qu’il est possible d’exprimer en écriture. Ce qui est exprimé pourtant ne sera pas tout à fait la même chose que ce qui est compris.[182]
Ceci, dans un sens, est paradoxal: si on ne comprend pas quelque chose au sens entendu par celui qui l’a énoncée, alors on pourrait dire qu’on ne l’a pas comprise. Derrida tolère néanmoins que l’on dise qu’on comprenait ce qui avait été dit. Un danger d’équivoque ici doit être écarté: on peut énoncer une phrase et la phrase peut être comprise; mais on peut énoncer cette phrase avec l’intention de communiquer quelque information au-delà de sa signification littérale, et cette information peut, bien que la phrase soit comprise, ne pas être communiquée. Considérez les actes indirects de langage où la signification énonciative diffère de la signification littérale de la phrase: dans ces cas on peut comprendre ce qui a été dit dans un sens sans pour autant le comprendre dans un autre, tout comme, eût-il été ambigu ou métaphorique, on aurait pu le comprendre dans un sens sans nécessairement le comprendre dans un autre. Ce que communique la phrase peut jusqu’à un certain point dépendre du contexte.
Or, si toute écriture et toute parole communiquent leur signification dans ces deux manières, ou au moins si c’est possible qu’elles le font toujours ainsi, alors la compréhension est typiquement non seulement une question de comprendre la signification littérale d’une phrase mais aussi de comprendre ce que l’on pourrait appeler ses significations contextuelles, c’est-à-dire les significations qu’une phrase peut communiquer quand comprise comme ayant été énoncée dans un contexte spécifique (ce que Searle appelle la signification énonciative d’un locuteur). Mais si comprendre ce qu’entend un écrivain, ou locuteur, doit inclure la compréhension à la fois de la signification littérale et des significations contextuelles de ce qu’il dit, alors, si le contexte dont est conscient l’expéditeur diffère de celui dont est conscient le destinataire, on pourrait dire que la signification entendue par l’expéditeur peut ne pas être la même que celle comprise par le destinataire.
Mais ce n’est pas seulement à cette distinction entre les significations littérale et contextuelle que Derrida fait référence. Il tient que la signification littérale est de même déterminée par le contexte, et que ce contexte peut varier entre le locuteur et l’auditeur. Searle tient une thèse similaire, comme je le montrerai en chapitre cinq (§2.2), mais pour lui le contexte auquel les significations littérales sont relatives peut être commun et au locuteur et à l’auditeur. Pour Derrida ceci n’est jamais le cas. Il n’y a pas de propre contexte qui serait le contexte des significations littérales. Afin d’examiner la position de Derrida, je considère maintenant le cas d’une langue qui serait sécrète ou privée.
Les langues privées sont des langues qui sont considérées comme secrètes parce que les codes qui permettraient de les interpréter ne sont pas communiqués; en fait, il se peut qu’ils ne soient pas connus qu’à celui qui les avait inventés. Toutefois, Derrida dit que même si le code est généralement inconnu, l’écriture fonctionnera à cause d’itérabilité, c’est-à-dire que dans la mesure où l’espacement du texte et les répétitions de ses éléments aient été notés par quelqu’un, la structure du texte peut être connue. Une interprétation du texte qui respecterait ses articulations ou son espacement, et l’itération de ses éléments, serait une interprétation possible du texte, étant donné que comprendre un texte pour Derrida n’est pas nécessairement l’interpréter à la manière précise voulue par l’écrivain.
En prenons un exemple. Chaque jour que je bois un double whisky je note le fait dans mon agenda avec les lettres DW. C’est mon intention, pour quelque raison que ce soit, d’enregistrer ma consomption de doubles whiskies. Ces mêmes jours peut-être, et sans qu’il y ait un lien dont je suis conscient, je rencontre quelqu’un dont les initiaux aussi sont DW. Quelqu’un qui regarderait mon agenda pourrait interpréter ces marques comme signifiant cette personne. Si je ne communique mon code à personne, et si personne ne constate mon habitude des boire de doubles whiskies, mais constate bien la périodicité de mes rencontres avec la personne en question, alors comment pourrait-il déchiffrer mon code véritablement? Il y a les faits néanmoins: je suis certain que par DW je voulais dire ‘double whisky’. Mais cette marque peut donner lieu à d’autres interprétations d’une égale puissance explicative et tout aussi respectueuses du texte. Derrida laisse entendre que de telles interprétations sont des compréhensions et font en sorte que mon code ne soit pas structurellement secret. Ceci est parce que, comme nous l’avons constaté, d’après lui l’écriture doit être itérable et déchiffrable en l’absence absolue du lecteur en général. Mais certaines marques, comme DW ci-dessus, sont déchiffrables de plusieurs manières différentes. Donc même si elles ne sont pas structurellement sécrètes, cela ne veut pas dire qu’une compréhension (ou déchiffrement) d’eux soit une compréhension de ce qu’avait voulu dire l’écrivain.
Derrida dit ailleurs que « the effects or structure of a text are not reducible to its ‘truth,’ to the intended meanings of its presumed author ».[183]De plus, « la marque [que l’écrivain] abandonne ... se coupe de lui et continue de produire des effets au-delà de sa présence et de l’actualité présente de son vouloir-dire ».[184] Quoique prima facie il paraisse comme si Derrida ne comprenait pas ce que veut dire ‘secret’, une plus ample considération de ses propos montre, comme nous allons le voir, que ceci n’est pas le cas.
La Théorie classique de l’écriture s’est engagé au principe qu’un code ne peut être structurellement secret parce que, si l’écriture doit fonctionner dans l’éventuelle absence de n’importe quel receveur en général (comme expliqué ci-dessus), alors il ne pourrait jamais être secret. Si per impossibile son code était secret, et si n’importe quel receveur en général auquel il était destiné (y compris l’expéditeur lui-même), mourrait, alors il ne serait plus compréhensible. Mais alors ex hypothesi il ne s’agirait point d’écriture parce que, si l’écriture est cette espèce de langage dont la différence spécifique est l’absence, est si le cas extrême d’absence est la mort, alors l’écriture doit être capable de fonctionner étant donné cette absence absolue (ou mort) de n’importe quel receveur spécifique. Si elle n’en est pas ainsi capable, alors elle n’est pas de l’écriture.
Donc d’après la Théorie classique de l’écriture et selon Derrida, l’écriture fonctionne nonobstant la continuation ou non de l’existence de tout receveur spécifique — y compris l’expéditeur. D’après la Théorie classique, ou bien le code qu’employa l’écrivain de DW n’est pas structurellement secret, ou bien DW n’est pas une instance d’écriture.[185] Puisqu’elle en est bien une instance, on doit rejeter la Théorie classique de l’écriture.
Rassemblons ces éléments: si l’absence est la différence spécifique de l’écriture, comme expliqué ci-dessus, alors il ne peut y avoir de code secret. S’il y a un code secret, alors l’écriture n’existe pas comme décrite par la Théorie classique. Donc, ou bien les codes de l’écriture ne sont pas structurellement secrets, ou bien l’écriture n’est pas caractérisée structurellement par l’absence.
Maintenant il faut que je montre (1) que, pour Derrida, puisque tout langage (soit l’écriture et la parole) est caractérisé structurellement par l’absence, alors ou bien il ne peut y avoir de codes secrets du tout, ou bien tout code est éventuellement secret, et (2) que par conséquent tout langage, étant donné la Théorie classique, est écriture — ou ‘arché-écriture’. En d’autres mots, tout langage serait écriture et donc ou bien il n’y a pas de codes secrets dans le langage ou bien tous les codes linguistiques sont éventuellement secrets.
Avant d’examiner comment Derrida montre que la structure d’écriture, comme exposée par son investigation (ou déconstruction) de la Théorie classique de l’écriture, s’applique aussi à la parole, il faut que nous soyons clair au sujet des propriétés principales de la Théorie classique déconstructée. Des écritures, des signes écrits, peuvent être lues hormis de leur contexte d’inscription — le temps et la place de leur inscription. C’est pour cela qu’ils sont faits, pour le lecteur absent. L’écriture reste lisible malgré la disparition, ou temporaire ou à cause de la mort, de l’écrivain et de n’importe quel lecteur. Tout à propos de l’écrivain peut être oublié et ses intentions perdues; son écriture restera toujours lisible. Toutefois, l’existence continue de l’écriture ne garantira pas que l’intention sera recouvrée comme celle entendue par l’écrivain; ceci parce que l’écriture fonctionnera dans d’autres contextes que celui de son inscription. « Aucun contexte ne peut se clore sur lui. Ni aucun code... »[186] L’écriture est détachable de son propre contexte à cause de l’itérabilité. A cause de ceci, un morceau d’écriture peut être découpé de son contexte original (livre, lettre ou monument, aussi bien que situation générale) et mis (soit cité) dans un autre, ce qui changera sa signification. L’itérabilité permet aussi à l’écriture d’être désengagée de son référent.
Examinons maintenant ce facteur de détachabilité dans les cas de la parole et de l’écriture. En ce qui concerne les éléments du langage parlé,
disons qu’une certaine identité à soi de cet élément [du langage parlé] doit en permettre la reconnaissance et la répétition. A travers les variations empiriques du ton, de la voix, etc., éventuellement d’un certain accent, par exemple, il faut pouvoir reconnaître l’identité, disons, d’une forme signifiante.[187]
En d’autres mots, les éléments de la parole doivent être itérables. Ils font partie d’un code, tout comme les éléments d’un alphabet. Les éléments parlés, qu’ils soient mots, signes, ou phrases, peuvent être employés dans d’autres contextes, [i.] pour faire référence à des choses différentes (ceci est évidement vrai pour des indexiques comme ‘cet homme-ci’), ou [ii.] pour vouloir dire différents signifiés (par exemple, ‘la présidence’ en Irlande signifie autre chose qu’en France), ou [iii.] pour registrer différentes intentions. Donc, étant donné l’analyse de l’écriture et ce qui a été dit à propos de ses éléments — les graphèmes — on peut soutenir que le phonème est un graphème; ceci pour signifier que la caractérisation du graphème s’applique également au phonème:
Cette possibilité structurelle d’être sevrée du référent ou du signifié (donc de la communication et de son contexte) me paraît faire de toute marque, fût-elle orale, un graphème en général, c’est-à-dire ... la restance non présente d’une marque différentielle coupée de sa prétendue « production » ou origine.[188]
La parole fonctionne malgré l’absence de son référent, du locuteur ou de l’auditeur. Si le ciel est bleu, par exemple, et je dis ‘Le ciel est bleu’, ce sera intelligible que le locuteur ou son auditeur soit conscient ou non du ciel bleu. L’énonciation est donc itérable en l’absence de son référent. Elle est intelligible même si le locuteur se trompe ou ment. Ce n’est pas seulement le référent qui peut être absent sans que la parole soit dépourvue d’intelligibilité, le signifié le peut aussi. Le locuteur peut dire des choses sans faire attention à, ou même comprendre, ce qu’il dit. On peut, par exemple, lire un document historique à haute voix pour des autres sans soi-même comprendre ce qu’il dit, mais cela n’empêchera pas à ses auditeurs de le trouver intelligible. Qui plus est, quelques signifiants semblent ne pas avoir de signifié (ou, du moins, d’en avoir un qui soit compréhensible) et néanmoins sont significatifs. Par exemple, le signe ‘cercle carré’.[189] Et une phrase qui d’ordinaire n’a pas de sens, comme ‘Le vert est ou’, peut ne pas toujours en être dépourvue. C’est son contexte d’énonciation qui déterminera si elle l’est ou non. Bref, « comme ‘le vert est ou’ ou ‘abracadabra’ ne constituent pas leur contexte en eux-mêmes, rien n’interdît qu’ils fonctionnent dans un autre contexte à titre de marque signifiante ».[190] Considérez le contexte suivant: Q. ‘Pouvez-vous me dire ou se trouve le livre vert?’ A. ‘Le vert est ou là-bas sur le bureau, ou dans le tiroir.’ Dans ce contexte ‘le vert est ou’ fait partie d’un texte dans lequel elle a un sens.[191]
C’est ici que Derrida introduit la thèse la plus controversée de Sec, à laquelle j’ai fait référence ci-dessus, à savoir la thèse que strictement il n’y a pas de propre contexte. Si la parole et l’écriture peuvent être comprises en l’absence du référent, du signifié et de l’intention originaux, alors aucun n’est lié à un présent contexte que l’on pourrait appeler son propre contexte. Le contexte pour l’expéditeur et pour le destinataire peuvent être différents. Si ceci est le cas, alors il n’y a pas de propre contexte.
C’est sur cette possibilité que je voudrais insister: possibilité de prélèvement et de greffe citationnelle qui appartient à la structure de toute marque, parlée ou écrite, et qui constitue toute marque en écriture avant même et en dehors de tout horizon de communication sémio-linguistique; en écriture, c’est-à-dire en possibilité de fonctionnement coupé, en un certain point, de son vouloir-dire « originel » et de son appartenance à un contexte saturable et contraignant. Tout signe, linguistique ou non linguistique, parlé ou écrit (au sens courant de cette opposition), en petite ou en grande unité, peut être cité, mis entre guillemets; par là il peut rompre avec tout contexte donné, engendrer à l’infini [et s’inscrire ou être inscrit dans][192] de nouveaux contextes, de façon absolument non saturable. Cela ne suppose pas que la marque vaut hors contexte, mais au contraire qu’il n’y a que des contextes sans aucun centre d’ancrage absolu. Cette citationnalité, cette duplication ou duplicité, cette itérabilité de la marque n’est pas un accident ou une anomalie, c’est ce (normal/anormal) sans quoi une marque ne pourrait même plus avoir de fonctionnement dit « normal ».[193]
Le point, comme je le comprends, est que n’importe quel signe peut être significatif de façons différentes dans un nombre indéterminé de contextes (‘à l’infini’) et qu’il n’y a pas de critère de normalité de contexte qui ne sélectionnera qu’un de ces contextes comme propre ou central.[194] Comme cela a été expliqué par moyen du dernier exemple concernant ‘le vert est ou’, tout signe est déterminé dans sa signification par tous les autres signes qu’à son tour il participe à déterminer; il est déterminé aussi par son itérabilité. Ce processus n’est jamais finalement terminé. Ce que signifie un signe est donc déterminé par les autres signes et par les contextes dans lesquels il est répété.
L’impossibilité du propre contexte laisse entendre qu’il ne peut y avoir une propre interprétation en ce qui concerne et la parole et l’écriture. Ceci implique soit que dans la parole et l’écriture il n’y a pas de code secret, soit que tout code linguistique est éventuellement secret. Et les deux disjoints ici peuvent être vrais à la fois: s’il n’y a pas de propre contexte, alors personne ne peut décider ce que signifie quelque code parce que son contexte (total) n’est pas privilégié; et s’il n’y a pas de propre contexte, alors tout ce que l’on dit ou écrit est jusqu’à un certain point secret, c’est-à-dire dans la mesure où il ne peut être non polysémiquement encodé. Si le propre contexte pouvait être déterminé et si ce que l’on disait pouvait être non polysémiquement encodé, alors, si on pouvait l’interpréter du tout dans son propre contexte, on l’interpréterait correctement; il ne serait donc pas secret.
Il est important de noter qu’ici le langage de Derrida privilège de mots comme ‘possible’ et ‘peut’. Le prélèvement et la greffe citationnelle sont des possibilités. Et tout signe peut être cité. Ceci ne propose pas que n’importe quelle interprétation d’un signe soit aussi bonne qu’une autre (dans quelque sens que ce soit) ni que l’on ne puisse correctement appeler ‘normales’ certaines significations.[195] Tout ce que nie Derrida est quelque contexte privilégié qui serait central ou un ‘ancrage absolu’ pour les autres. Quelques emplois de langage sont clairement étranges dans certains contextes et d’autres sont plus naturels. C’est seulement en employant la phrase dans plusieurs contextes différents que l’on arrive à désigner quelques uns comme ‘normaux’ et d’autres comme ‘anormaux’. Néanmoins il peut y avoir beaucoup de désaccord sur le choix des contextes normaux et anormaux. Notre choix d’une énonciation comme significative dépend de notre capacité de la mettre dans quelque contexte. Et cela dépend de nos expériences et même de notre imagination.
Dans cette section, et à la lumière de l’investigation ci-dessus de la Théorie classique de l’écriture, j’examine la revendication générale faite en Sec, à savoir qu’Austin, en effet, aurait souscrit à la Théorie classique. Je montre que ceci est vrai. Puis, dans les sections finales de ce chapitre, je montre que, puisqu’il n’y a pas de critère pour sélectionner des propres contextes, les constatifs ou performatifs, et les actes de langage, ne peuvent être déterminés comme étant exclusivement ou normaux ou parasitaires.
En chapitre deux j’ai noté qu’Austin semblait dévaloriser l’écriture comme moyen de communication vis-à-vis de la parole. Les énonciations étaient principalement considérées comme parlées et, dans sa formulation des trois actes en lesquels l’acte locutoire peut être analysé, Austin négligea le fait que toutes les locutions ne soient pas orales et donc que toutes n’aient pas de composant phonétique par opposition à ce que l’on pourrait appeler un composant graphématique — ce que jusqu’à un certain degré il rectifia plus tard. J’ai mentionné qu’il remédia à ce lapsus jusqu’à un certain degré en parlant d’énonciations en écriture. A ce point, j’ai déferré mon traitement de la question.
C’est seulement dans deux endroits qu’Austin traite vraiment de la relation entre l’écriture et la communication. Il dit que certains caractéristiques de la parole ne sont qu’imparfaitement captés par l’écriture. En faisant ce point, il souscrit à la Théorie classique qui tient que l’écriture est un (imparfait) moyen d’enregistrement de la parole.[196] Il indique, par exemple, qu’on ne peut entendre le ton de voix du locuteur; ceci ne peut qu’être décrit, plus ou moins (in)exactement, en écriture. Donc, en interprétant ses mots, on a moins d’informations, moins de détails. Commentant le fait qu’une même expression, ‘Il va foncer’, peut être un avertissement, une question, ou une protestation, Austin constate que
Ces traits de la langue parlée ne se laissent pas facilement reproduire dans la langue écrite. A titre d’exemple, nous avons essayé de rendre le ton de la voix, le rythme et l’insistance contenus dans une protestation, en employant un point d’exclamation suivi d’un point d’interrogation (bien pauvre expédient!). La ponctuation, les italiques, et l’ordre des mots peuvent être de quelque secours, mais ce sont des moyens plutôt sommaires.[197]
On peut évidement dire des choses plus longuement, ainsi contournant le problème. Par exemple, au lieu de dire ‘Il va foncer’ d’un ton de voix menaçant afin de marquer l’avertissement, on pourrait dire: ‘Prenez garde! Il va foncer.’ Et quand cela est écrit, il est toujours aussi évident que c’est un avertissement. Toutefois, le point ici est qu’il y a certaines choses qui seront perdues quand une expression est écrite, même si l’on peut, jusqu’à un certain point, compenser pour eux.
L’autre endroit dans Quand dire, c’est faire où Austin prend comme thème la différence entre la parole et l’écriture est le passage où il discute comment une énonciation est ‘rattachée’ à son origine — ou à sa ‘source’, comme Derrida l’appelle.[198] Quand l’énonciation n’est pas à la voix active du présent de l’indicatif, alors référence n’est faite à celui qui fait l’énonciation ni par nom ni par le pronom personnel ‘je’, mais du fait que c’est lui qui parle et donc représente la source de l’énonciation; c’est sa voix, celle du locuteur, et il est présent là faisant l’énonciation. Mais quand il ne peut être là, et n’utilise donc ni son nom ni le pronom personnel ‘je’ (mais même souvent quand il le fait aussi), il signalera dans un document écrit (parce que s’il est absent, c’est de cela qui il s’agirait) que c’est lui qui en est la source en y apposant sa signature. Mais peut-être, ajouterais-je, que son style d’écriture à la main l’identifierait comme l’expéditeur — tout comme, eût-il envoyé un audio-enregistrement de son message, sa seule voix l’aurait identifié.
Séparons les éléments ici: la source d’une énonciation orale peut être indiquée par le fait que le locuteur est là parlant, ou par son ton et style de parler; la source d’une énonciation écrite peut être indiquée par l’apposition de la signature de l’écrivain, ou par le fait que le document est dans son style d’écriture. Dans ces deux manières, « Le ‘je’ qui effectue l’action entre donc nécessairement en scène ». L’avantage de l’emploi de la voix active du présent de l’indicatif est que « ce trait implicite de la situation de discours » est rendu explicite.[199]
Derrida critique ceci, comme on l’aurait prévu, en indiquant que dans la parole, le locuteur n’est pas présent à ses mots; son vouloir-dire n’est ni plus évident ni moins équivoque, du simple fait qu’il soit présent, qu’il n’aurait été, eût-il écrit. Ceci s’explique selon l’analyse de la parole (donnée ci-dessus) dans laquelle on a vu que la parole implique l’absence du locuteur. Derrida décrit la présence du locuteur comme analogue à la présence du signataire à sa signature:
une signature ... marque aussi et retient son avoir-été présent dans un maintenant passé, qui restera un maintenant futur, donc dans un maintenant en général, dans la forme transcendantale de la maintenance. Cette maintenance générale est en quelque sorte inscrite, épinglée dans la ponctualité présente, toujours évidente et toujours singulière, de la forme de signature. C’est là l’originalité énigmatique de tous les paraphes. Pour que le rattachement à la source se produise, il faut donc que soit retenue la singularité absolue d’un événement de signature et d’une forme de signature; la reproductibilité pure d’un événement pur.[200]
L’argument, attribué ici à Austin, est que la signature est une marque permanente qui identifie le signataire et sa présence dans un texte; c’est-à-dire qu’en lisant sa signature dans l’avenir nous reconnaîtrons le signataire, sa ‘maintenance’, et que le texte est à lui; mais cette marque d’origine est reproductible par le signataire, sinon elle ne serait pas reconnue comme sa signature — elle doit être répétable (ou itérable) et pourtant doit ne servir qu’à identifier lui-seul. Donc, elle doit être à la fois originale, c’est-à-dire authentique, et répétable.
Une signature est quelque chose qui est à la fois originale et une répétition:[201] elle est la façon d’écrire son nom que l’on a conçu comme marque spéciale de soi-même et qui, idéalement, ne peut être faite que par soi-même — la signature idéale étant celle qu’un seul individu pourrait répéter; pour Derrida, c’est l’impossible idéale de quelque chose d’original qui le reste tout en étant répétée.
Pour voir ce qu’est ma signature, on doit en observer plus qu’une instance. Si l’on en voit plusieurs, alors on peut ne pas tenir compte des petites variations. Ma signature sera autant de la structure qui reste chaque fois la même. Ceci veut dire qu’une signature est identifiée à travers ses itérations. Elle en est un effet d’itération; elle est déterminée par les similitudes entre les plusieurs instances des marques qu’on fait aux plusieurs occasions où on a l’intention de faire une signature.[202] Mais quelqu’un d’autre, s’il est assez habile, peut répéter ma signature, et dans ce cas-là elle ne peut être originale dans la sens où elle ne serait identifiable que comme la mienne. Il n’y aurait pas moyen de distinguer la signature ‘véritable’, c’est-à-dire mes propres répétitions de ma signature, de celles faites par quelque contrefacteur.[203]
Les effets de signature sont la chose la plus courante du monde. Mais la condition de possibilité de ces effets est simultanément, encore une fois, la condition de leur impossibilité, de l’impossibilité de leur rigoureuse pureté. Pour fonctionner, c’est-à-dire pour être lisible, une signature doit avoir une forme répétable, itérable, imitable; elle doit pouvoir se détacher de l’intention présente et singulière de sa production. C’est sa mêmeté qui, altérnant son identité et sa singularité, en divise le sceau.[204]
Son itérabilité fait en sorte qu’une signature soit imitable et donc ne constitue pas un rattachement à l’origine de l’énonciation. La signature est déterminée dans son ‘identité’ par l’itération. Deux instances sont reconnues comme la même signature, et cela peut arriver qu’elles soient produites par la même personne ou non.
Des points similaires peuvent être faits à propos d’un style de parler (dans un audio-enregistrement) ou d’un style d’écriture à la main. Le style est identifiable seulement à travers son itération, et personne ne peut contrôler cela. Aucun de ces moyens donc ne peut rattacher un texte à sa source; et même la présence du locuteur énonçant ce qu’il a à dire ne peut rattacher le texte oral à son origine parce que les éléments de la parole ne sont pas contrôlés par le locuteur mais plutôt par toute la communauté de locuteurs à travers laquelle ces éléments sont répétés et desquelles répétitions (et récognition de leur ‘mêmeté’) ces éléments proviennent. Donc la source de la parole ou de l’écriture n’est pas vraiment sa source puisqu’un texte provient seulement de la répétition. La source est donc absente.
Dans cette section j’espère avoir montré à la fois que la théorie d’Austin est classique et comment en général s’y applique la critique de la Théorie classique de l’écriture. Austin partage le même point de vue des relations entre l’intention, la parole et l’écriture que partageaient Condillac, Warburton et Rousseau. Je considérerai davantage maintenant, à la lumière de la déconstruction de la Théorie classique en général que je viens d’examiner, le traitement derridien de la forme de cette théorie qui est spécifique à Austin. En faisant ceci je montrerai comment l’argument contre le propre contexte nous empêche de faire des distinctions générales entre les actes de parole qui soient heureux ou malheureux, normaux ou parasitaires. Et je montrerai chez Austin une certaine conscience de ce problème.
Ici je défends les critiques générales menées par Derrida contre Austin comme représentant de la Théorie classique de l’écriture, à savoir que celui-ci manqua d’apprécier la nature graphématique des locutions et le fait que nécessairement les distinctions performatif/constatif et sérieux/parasitaire ne puissent leur être appliquées. Néanmoins, de telles critiques, je maintiendrai, sont à un certain degré exagérées. Je commence par une investigation des situations de langage austiniennes à la lumière de l’analyse donnée ci-dessus de l’itérabilité, de la citationnalité, et du rejet de l’idée du propre contexte.
Considérez la situation de mariage: dans ce contexte, comme déjà remarqué, que de dire ‘oui’ quand on nous a été demandé si nous prenions la femme ou l’homme en question comme épouse ou époux, et quand cette question est posée par quelqu’un habilité à la poser (comme un maire ou un prêtre), et quand on n’est pas déjà marié, c’est ipso facto de se marier. Bien sûr le contexte variera selon le cas où il est ou non un mariage à un lieu de culte et, dans ce cas, le sorte de culte.[205] Mais chaque type de mariage a ses considérations spécifiques. Aucun de ces contextes pourtant n’est en fin de compte déterminable (c’est-à-dire déterminable par quelque règle qui en expliquerait toute possible variation légitime), comme le montre Derrida. Mais le contraire n’est pas une thèse tenue par Austin, et il va à l’encontre de toute sa philosophie de tenir qu’il y a des distinctions absolues (c’est-à-dire des oppositions mutuellement exclusives) en ce qui concerne le langage.
Par exemple, Austin indique, comme nous l’avons vu, que les conventions sociales sont spécifiées avec des considérations pratiques en vue. Un enfant, par exemple, doit être baptisé, selon certaines religions, afin qu’il soit éligible d’être admis au paradis. Plusieurs situations problématiques associées avec le baptême sont gérées et des conventions sont adoptées ou émergent pour gouverner ces cas. Par conséquent le contexte d’un baptême devient plus précisément déterminé, ou les règles de baptême sont fixées par davantage d’avenants. Mais, puisque la question de baptiser un chien ne s’est jamais posée (du moins pouvons-nous le supposer), il n’est pas clair si suivre toutes les procédures de baptême, à l’exception d’avoir comme sujet un chien au lieu d’un enfant, constitue un baptême: il pourrait être soit un baptême pervers et sacrilège, ou pas un baptême du tout.[206] D’après Austin, les procédures sont intrinsèquement vagues.[207] En vérité, tout son effort dans Quand dire, c’est faire consiste en une tentative de formuler des règles, d’une manière pratique qui prend comme modèle les habitudes des juristes, pour catégoriser les actes de langage qui résistent, d’une manière ou d’une autre, à un traitement univoque. Donc tout l’oeuvre est une affirmation de la thèse que le contexte n’est pas absolument déterminable. Jusqu’à ce point-là donc, Austin serait d’accord qu’il n’y a pas de propre contexte.
Austin, pourtant, reconnaît une distinction entre le sérieux et le non-sérieux (et entre le littéral et le non-littéral) et il estime qu’il peut laisser ce dernier hors de considération pendant qu’il examine le premier. Toute son investigation des actes de langage se limite aux félicités et infélicités des ‘circonstances ordinaires’.[208] Le langage non sérieux (comme des emplois dramatique, poétique ou humoristique) est censé être ‘parasitaire’ sur le langage ordinaire. Selon Derrida pourtant, ces contextes seraient quelques uns des contextes qui, parce qu’une certaine énonciation est employée en eux, déterminent la signification de l’énonciation en question; c’est-à-dire qu’une énonciation ou un signe est déterminé par son itérabilité générale et non pas par sa seule itérabilité dans un certain type de contexte. Donc Derrida, à la différence d’Austin, est engagé au principe que des emplois ‘non sérieux’ et ‘non littéraux’ de langage déterminent aussi sa signification.
Prenons le mot de rose et considérons sa signification — la fleur d’un certain buisson aux épines. Quand on emploie ce mot, d’ordinaire c’est de cette fleur que l’on parle. Mais depuis des siècles le mot est utilisé par des poètes comme une métaphore pour des personnes belles ou innocentes. Il est même devenu un prénom féminin. Aux cours d’histoire à l’école nous étudions un peu la Guerre des roses de l’Angleterre du quinzième siècle, entre la maison d’York, dont l’emblème fut la rose blanche, et la maison de Lancaster, dont l’emblème fut la rose rouge. Quand Hotspur, dans la pièce de Shakespeare, Henry IV (première partie), fait référence au roi Richard II, de la maison d’York, comme « that sweet lovely rose »[209] (une rose, belle et douce) et à son assassin, l’usurpateur Henry Bolingbrook, de la maison de Lancaster (futur roi Henry IV), comme « this thorn » (cette épine), les auditeurs ou lecteurs savent que, dans ce contexte ‘non sérieux’, Hotspur fait allusion à l’innocence et pureté de Richard, à sa maison, et à Henry comme le fléau d’Angleterre et comme un assassin. Aujourd’hui la rose est devenu un emblème de l’Angleterre. Etant donné toutes ces associations, qui seraient évidentes à beaucoup de ceux qui ont étudié Shakespeare à l’école, le mot de rose peut s’employer avec plusieurs nuances de signification.
Les citations non sérieuses d’énonciations (ou d’actes de langage) sont, en tant que citations, des instances de l’itération de l’énonciation qui la déterminent dans son identité. Comme je l’ai indiqué ci-dessus en parlant du ‘discours anormal’, la vie réelle peut être tout aussi parasitaire sur la littérature que celui-ci sur celui-là; et dans cet égard j’ai cité Oscar Wilde et François de La Rochefoucauld. Des tournures de phrase peuvent avoir leurs origines dans des poèmes et autres oeuvres de littérature, et y être itérées aussi bien que dans la vie réelle. A priori le contexte non sérieux n’est pas moins important pour déterminer la signification de l’énonciation. J’ai indiqué aussi que certaines conceptions de l’amour, romantiques en particulier, ont été formées (peut-être même en grande partie) par des poètes et des philosophes; et peut-être que ce fut dans des oeuvres de littérature du dix-neuvième siècle que l’actuel mot d’amour et phrase ‘Je t’aime’ ont trouvés beaucoup de leurs nuances de signification. Si ceci est jusqu’à un certain point le cas, alors le langage ordinaire peut être parasitaire sur le langage ‘anormal’ et ‘non sérieux’. Dans ce cas il n’est pas clair si l’hôte précède le parasite, ou vice versa. Donc,
ce que Austin exclut comme anomalie, exception, « non-sérieux », la citation (sur la scène, dans un poème ou dans un soliloque), n’est-ce pas la modification déterminée d’une citationnalité générale — d’une itérabilité générale, plutôt — sans laquelle il n’y aurait même pas de performatif « réussi »? De telle sorte — conséquence paradoxale mais inéluctable — qu’un performatif réussi est forcément un performatif « impur », pour reprendre le mot que Austin avancera plus loin quand il reconnaîtra qu’il n’y a pas de performatif « pur ».[210]
Dans une note à ce passage, Derrida cite la reconnaissance par Austin que la même phrase peut être utilisée à la fois constativement et performativement: par exemple, ‘Je serai là’ peut être ou une promesse ou une assertion.[211] Comme nous l’avons vu ci-dessus, Austin trouve qu’il n’est pas possible de donner une liste complète de critères pour déterminer les performatifs et constatifs, et il rencontre des problèmes similaires plus tard dans ses conférences quand il passe à sa théorie des actes de langage. L’explication de ceci qu’offre Derrida est que « la racine graphématique de la citationnalité (itérabilité) ... provoque cet embarras ».[212] Et il considère ceci comme une idée perspicace qu’Austin n’avait pas eue:
Austin n’a pas pris en compte ce qui, dans la structure de la locution (donc avant toute détermination illocutoire ou perlocutoire), comporte déjà ce système de prédicats que j’appelle graphématiques en général et brouille de ce fait toutes les oppositions ultérieures dont Austin a en vain cherché à fixer la pertinence, la pureté, la rigueur.[213]
Celles-ci sont les deux critiques sur lesquelles je veux me concentrer ici: (1) qu’Austin manqua de prendre compte de la nature graphématique de la locution, et (2) qu’il manqua de reconnaître l’impureté nécessaire des performatifs. Pour Derrida ‘impureté’ veut dire non seulement que les constatifs aient une dimension constative, et les constatifs une dimension performative, comme le montra Austin, mais aussi que le normal et le parasitaire de même soient impurs. Donc il doit montrer que les performatifs sont nécessairement impurs, c’est-à-dire qu’ils ont nécessairement une dimension constative et des aspects et normaux et parasitaires.
En ce qui suit je montrerai qu’en effet Austin reconnaît ce que Derrida appellerait un principe de citationnalité. Comme je l’ai montré en chapitre deux, quand Austin examine la distinction constatif/performatif, il le fait en examinant des énonciations dans plusieurs contextes différents pour montrer que, quoique citées dans un certain contexte elles aient l’air plutôt constatif, dans un autre type de contexte elles ont un air performatif. C’est cette impureté, exposée par plusieurs expériences de citation, qui le mène finalement à abandonner la distinction constatif/performatif. Derrida montre que cette impureté est nécessaire et non pas accidentelle: les ‘hôtes’ peuvent être parasitaires sur les ‘parasites’ et, sans le fondement du propre contexte, les énonciations ‘normales’ ne sont que relativement normales, et les ‘parasites’, que relativement parasitaires, parce que la seule chose qui distingue entre eux est la différence de contexte, et il n’y a pas de propre contexte. Donc Austin n’est pas plus justifié en gardant la distinction normal/parasitaire qu’il n’aurait été s’il avait gardé la distinction constatif/performatif après qu’en fin de compte il avait été montré qu’elle n’était qu’une distinction impure ou insuffisamment générale.
Examinons la première critique.[214] Dans Sec, comme je l’ai déjà indiqué, Derrida dit qu’il croit qu’il n’y a pas de contre-exemples à la Théorie classique de l’écriture.[215] Ceci signifie qu’il considère que la théorie d’Austin aussi est classique. Pourtant, tout en indiquant que la théorie des actes de langage d’Austin est une théorie de langage comme communication seulement,[216] Derrida donne à Austin le crédit d’avoir suggéré une catégorie de communication qui est ‘relativement originale’, à savoir « la communication d’un mouvement original ... une opération et la production d’un effet »,[217] ceci étant contrasté avec la communication comme « le transport ou le passage d’un contenu de sens ».[218] Le commentaire de Derrida ici est perspicace. J’ai montré à quel point Austin cherchait à éviter toute engagement à de fausses entités comme la proposition. Or j’estime que, pour Austin, il n’y avait pas de grande différence entre communiquer une proposition et communiquer un contenu de sens.[219] Il aurait donc cherché à éviter toute engagement à des contenus de sens.
Il est étrange que Derrida, ayant indiqué ceci, dit plus loin que « Le performatif est une ‘communication’ qui ne se limite pas essentiellement à transporter un contenu sémantique déjà constitué et surveillé par une visée de vérité ».[220] Ceci dit que le performatif transfère bel et bien un contenu sémantique; mais si le performatif le fait, comment alors se peut-il que « Les notions austiniennes d’illocution et de perlocution ne désignent pas le transport ou le passage d’un contenu de sens »?[221] Le performatif, comme je l’ai montré ci-dessus, devient, dans la théorie des actes de langage, une dimension de l’acte de langage (son autre dimension étant constative). Or, si le performatif est censé transférer un contenu sémantique (et le mot de contenu, dans la mesure où il suggère une fausse entité, n’est point austinien), alors à plus forte raison on doit dire que le constatif le fait aussi, dans la mesure où il a davantage à faire avec des revendications qui soient susceptibles d’être vraies ou fausses. En fait le performatif est moins susceptible d’être caractérisé comme l’acte de communiquer un sens que ne l’est le performatif, ou que ne le sont les illocutions et perlocutions (puisque ces derniers plus clairement ont toujours affaire avec une dimension constative dans la mesure où ils sont toujours des locutions). Parler de significations comme des contenus, plutôt que comme des effets, est de toute manière peu apte en discutant d’Austin.
Rassemblons ces éléments: Austin rejette la proposition à toute période de sa philosophie, donc il est juste de dire qu’Austin ne conçoit pas le langage comme un moyen de transferer de contenus de sens d’un intellect à un autre. En fait, il voit la communication comme une question de donner lieu à certains effets — comme la compréhension. Derrida accepte ceci en ce qui concerne l’illocution et la perlocution, mais il le rejette pour le performatif. Mais si un performatif communique un contenu de sens, alors le constatif doit le faire aussi à plus forte raison. Et décidément, si les actes illocutoires et perlocutoires sont des dimensions de l’acte de langage, qui a des dimensions constative et performative, alors ce qui s’applique au performatif s’applique de même aux actes illocutoire et perlocutoire.
Liée à la question des propositions (ou contenus de sens) est celle de l’aptitude supposée du locuteur de contrôler intentionnellement son acte de langage dans une totale situation (ou contexte) de langage. J’examine maintenant la critique derridienne (que j’accepte) du point de vue d’Austin selon lequel les locuteurs peuvent contrôler la situation de langage d’une telle manière à pouvoir exprimer leurs intentions tout en évitant d’être mal compris. En faisant ceci je mets toujours le point sur les questions de communication et pourquoi Derrida dit qu’Austin ne reconnaît pas la nature graphématique de la locution.
En faisant référence à l’idée austinienne du ‘contexte total’, ce qui signifie, je présume, la situation totale de langage,[222] Derrida dit le suivant:
Un [de ses] éléments essentiels — et non pas l’un parmi d’autres — reste classiquement la conscience, la présence consciente de l’intention du sujet parlant à la totalité de son acte locutoire. Par là, la communication performative redevient communication d’un sens intentionnel, même si ce sens n’a pas de référent dans la forme d’une chose ou d’un état de choses antérieur ou extérieur.[223] Cette présence consciente des locuteurs ou récepteurs participant à l’effectuation d’un performatif, leur présence consciente et intentionnelle à la totalité de l’opération implique téléologiquement qu’aucun reste n’échappe à la totalisation présente. Aucun reste, ni dans la définition des conventions requises, ni dans le contexte interne et linguistique, ni dans la forme grammaticale ni dans la détermination sémantique des mots employés; aucune polysémie irréductible, c’est-à-dire aucune « dissémination » échappant à l’horizon de l’unité du sens.[224]
Ici Derrida indique qu’Austin défend, à la manière de la Théorie classique de l’écriture, un point de vue qui accepte la communication comme la communication d’une signification intentionnelle (comme cela a été esquissé en §1). Un tel point de vue ignore le facteur de dissémination, qui est ce que Derrida appelle l’inaptitude de l’écriture à soutenir une signification univoque (ce que j’expliquerai dans un instant). Donc l’argument, présenté ci-dessus, qui rejette les conceptions classiques de la parole et de l’écriture, s’applique à lui. Toutefois, si justement il s’y applique, on ne peut dire dans ce cas que l’intention de celui qui énonce, ou écrit, gouverne la signification de l’acte de langage. Et ceci à cause de la citationnalité — que je viens d’examiner. La différence de la situation de l’auditeur déterminera différemment la signification de l’acte de langage. C’est aussi à cause du facteur connexe de la dissémination, que j’examinerai bientôt.
Dans la citation ci-dessus Derrida explique que dans la Théorie classique de l’écriture, le locuteur contrôle intentionnellement le contexte de la communication. Pour Austin, le locuteur est, ou peut être, conscient de la situation totale dans laquelle il fait des actes de langage. Parler et comprendre des actes de langage ont affaire avec la possibilité d’être conscient de la situation totale. Si le locuteur et le receveur sont ainsi conscients, alors aucun aspect de ce qui se dit ne leur échappera. Autrement dit, il est possible pour des locuteurs d’utiliser des actes de langage dans certaines situations où aucun aspect de ce qui se passe ne leur échappe.
Ceci, en fait, semble être la norme de la théorie des actes de langage. Austin dit qu’en Quand dire, c’est faire « L’acte de [langage total] dans la situation [totale de langage], est en fin de compte le seul phénomène que nous cherchons de fait à élucider ».[225] C’est de cela qu’il rende compte quand il analyse la communication normale par moyen des actes de langage à travers une considération de quelques unes des choses qui peuvent mal tourner. Où les énonciations ne sont pas malheureuses, rien n’a mal tourné. Rien n’a mal tourné parce qui celui qui a fait le constatif ou le performatif a ‘assuré la compréhension’, c’est-à-dire que rien (comme la définition de quelques unes des conventions en jeu, ou la nature des constructions grammaticales employées, ou la signification des mots) ne s’est échappé au locuteur ni à l’auditeur. Où rien comme ceci n’échappe au locuteur ni à l’auditeur, il n’y a pas de dissémination. La dissémination a lieu quand et où il n’y a pas ce type de contrôle.[226]
Mais peut-on jamais avoir une situation où l’on peut être sûr de ne pas manquer un de ses aspects significatifs? Derrida dit que cette possibilité restera toujours ouverte; c’est-à-dire qu’il sera toujours possible de découvrir quelque autre aspect de la situation qui affectera notre compréhension de ce qui s’y est passé. Il consacre tout un livre, La dissémination, à une exploration de cette possibilité.[227] Dans un essai de cette oeuvre, ‘Le pharmakon de Platon’, Derrida montre, plus de deux mille ans après les faits, que le Phaedrus de Platon signifie plus que ni Platon ni ses interprètes ne se doutaient.
Je n’essaierai pas ici de reproduire son interprétation et analyse qui sont extrêmement complexes; je me confine plutôt à indiquer quelques particuliers significatifs qu’il établit. Premièrement, un mot clé dans le Phaedrus est le mot de pharmakon qui peut inter alia signifier ‘poison’ et ‘remède’. La plupart des interprètes l’interprète comme étant exclusivement ou l’un ou l’autre selon le contexte; Derrida insiste pour le lire comme les deux à la fois. Son interprétation de Platon n’est pas orthodoxe, et il le sait, mais il indique et montre qu’il n’est pas possible de dire (1) laquelle des significations de ‘pharmakon’ (et de ses termes apparentés) Platon emploie délibérément, (2) de laquelle d’entre elles Platon est conscient mais à laquelle il ne cherche pas à faire appel, et (3) de laquelle d’entre elles il n’est pas du tout conscient. La question ne peut se décider. Derrida considère que le langage et les textes sont si complexes dans leurs relations mutuelles qu’il ne sera jamais possible d’exclure la possibilité d’avoir dit plus qu’on ne voulait.
Plato does not make a show of the chain of significations we are trying progressively to dig up. If there were any sense in asking such a question [as what do all of these meanings of the word ‘pharmakon’ (and its cognates) have to do with writing (which is said in the Phaedrus to be such)?],[228] which we don’t believe, it would be impossible to say to what extent he manipulates it voluntarily or consciously, and at what point he is subject to constraints weighing upon his discourse from ‘language.’ The word ‘language,’ through all that binds it to everything we are putting in question here, is not of any pertinent assistance, and to follow the constraints of a language would not exclude the possibility that Plato is playing with them, even if his game is neither representative nor voluntary.[229]
La raison pour laquelle Derrida soupçonne que Platon ne joue pas consciemment avec les plusieurs significations possibles de ‘pharmakon’ est qu’il ne met pas d’emphase aux points où alternent les deux sens; mais de telles soupçons ne lui permettent pas d’en écarter la possibilité.
Le plus intéressant pour Derrida est le fait que l’un des termes apparentés de ‘pharmakon’ n’est pas employé par Platon. Celui-ci emploie les termes ‘pharmakeia’ et ‘pharmakeus’ mais non pas ‘pharmakos’. Donc ce mot apparenté est absent du texte. Et pourtant il fait partie de la langue grecque, qui est un système, et donc il a un effet systématique sur les significations des autres termes.
Some such force, given the system of the language, cannot not have acted upon the writing and the reading of this text. With respect to the weight of such a force, the so-called ‘presence’ of a quite relative verbal unit — the word — while not being a contingent accident worthy of no attention, nevertheless does not constitute the ultimate criterion and the utmost pertinence.[230]
Derrida montre que ‘pharmakos’, qui peut signifier ‘bouc émissaire’ ou ‘magicien’ (ce dernier étant aussi la signification de ‘pharmakeus’), nomme quelque chose (dans son sens de bouc émissaire) qui, quoique non pas mentionnée dans le Phaedrus, puisse y être liée indirectement. Pendant une certaine cérémonie des boucs émissaires (humains) furent emmenés d’Athènes et tués au sixième jour du [festival de Targelia] — le même jour de l’année où Socrate fut né. Socrate, auquel Platon fait référence comme pharmakeus, est mort comme pharmakos après avoir bu un pharmakon.[231] Si l’on demande si le mot de pharmakos, absent du Phaedrus, ait un effet sur ce texte malgré son absence là, alors on bute contre le problème de décider combien avait été (consciemment) contrôlé par Platon, et combien par contre sont des potentialités de signification qui proviennent des complexes relations entre des textes et les langues et contextes dans lesquels ils sont écrits.[232] Et cette difficulté justifie que l’on tient que des effets de langage ne sont pas (nécessairement) calculables ou contrôlables à la manière qui serait requise pour que l’on soit sûr de maîtriser son acte de langage dans son contexte ‘total’ — comme exigé par la théorie austinienne des actes de langage.
Dans une oeuvre sur le dramaturge Antonin Artaud, Derrida compare une énonciation orale à un courrier, une lettre ouverte ou la lettre soustraite de la fameuse nouvelle d’Edgar Allen Poe (‘The Purloined Letter’). Le passage suivant est utile malgré sa logique douteuse:
The letter, inscribed or propounded speech, is always stolen. Always stolen because it is always open. It never belongs to its author or to its addressee, and by nature, it never follows the trajectory that leads from subject to subject. Which amounts to acknowledging the autonomy of the signifier as the letter’s historicity; before me, the signifier on its own says more than I believe that I mean to say, and in relation to it, my meaning to say is submissive rather than active.[233]
La chaîne de signifiants pharmakon-pharmakeus-pharmakeia-pharmakos peut être considérée comme un exemple de signifiants autonomes qui appartiennent à des chaînes que leurs utilisateurs peuvent ou non reconnaître. Qu’ils les reconnaissent ou non, leurs intentions sont largement soumises aux potentialités de langage. Dans les mots du passage de Sec dernièrement cité, ‘pharmakos’ pourrait être la résidu échappant à la ‘totalisation présente’, c’est-à-dire quelque trait de la langue grecque et du contexte actuel qui échappe à l’attention ou au contrôle de Platon. Ce que prétend Derrida est que de telles ‘restes’ sont des possibilités permanentes; elles ne peuvent être écartées.
Dans cette section, j’ai soutenu qu’Austin, dans son investigation des infélicités et de la situation totale de langage, tient que les situations de langage peuvent être contrôlées par des locuteurs et leurs auditeurs d’une telle manière à éviter l’infélicité et à assurer la compréhension. J’ai montré comment les arguments de Derrida contre la possibilité du propre contexte, que j’ai examiné plus tôt dans ce chapitre, et pour la polysémie irréductible (ou la dissémination) des énonciations, montre qu’un tel contrôle et assurance de compréhension ne peuvent être assurés. Ceci établit que les locutions sont graphématiques, c’est-à-dire de la nature de l’écriture dans la Théorie classique. Je tourne maintenant à la question liée, si les performatifs réussis sont nécessairement impurs (quoi que l’on découvre que cela veut dire), qui est la deuxième large critique de Derrida que j’examine. Ceci nécessitera une considération de la distinction normal/parasitaire. Je montrerai que les actes de langage austiniens ne peuvent être déterminés comme exclusivement ou l’un ou l’autre.
Derrida prétend que l’oeuvre d’Austin montre que la possibilité d’échec (c’est-à-dire d’infélicité) est une possibilité permanente (structurelle ou nécessaire) des énonciations performatives, mais qu’Austin exclut le risque d’un tel échec comme accidentelle. En d’autres mots, Austin montrerait que les performatifs sont caractérisés par un risque essentiel d’échec mais, néanmoins, traiterait ce risque comme s’il était accidentel. Et Derrida caractérise cette possibilité nécessaire d’échec comme une impureté nécessaire des performatifs et constatifs, c’est-à-dire qu’il prétend que les constatifs et performatifs sont nécessairement impurs parce qu’il y aurait une possibilité nécessaire qu’ils soient malheureux. Dans cette section j’examine ce qu’il veut dire par ceci.
D’abord, voici comment il critique le manière dont Austin caractérise la possibilité d’échec:
Austin ne se demande pas quelles conséquences découlent du fait qu’un possible [sic.] — qu’un risque possible — soit toujours possible, soit en quelque sorte une possibilité nécessaire. Et si, une telle possibilité nécessaire de l’échec étant reconnue, celui-ci constitue encore un accident. Qu’est-ce qu’une réussite quand la possibilité de l’échec continue de constituer sa structure?[234]
Il n’est pas très clair que ceci veut dire: d’une manière non précisé, la possibilité d’infélicité continuerait de constituer la structure du performatif ou de l’acte de langage apparemment réussis. Ceci suggère qu’il n’y ait pas de moment où l’on puisse dire que le performatif (ou acte de langage) ait été un succès parce qu’il continuerait d’être possible qu’il échoue ou qu’il ait échoué.
Ce que suggère Derrida ici concerne la distinction qu’il fait ailleurs entre une possibilité éventuelle, ou éventualité, et une possibilité nécessaire. En rendant compte du premier, il dit qu’il « peut arriver qu’une marque fonctionne sans l’intention actuelle, pleine et présente de l’émetteur qu’il faut dans cette mesure dire présumé »;[235] et pour expliquer ce dernier: l’absence « appartient, en tant que possibilité, à la structure de toute marque, à la structure précisément de son itérabilité. Et on ne peut l’exclure de l’analyse de sa structure ».[236] Le premier type de possibilité fait référence à quelque chose qui peut arriver accidentellement à quelque chose; le dernier fait référence à quelque chose qui peut arriver à quelque chose à cause du type de chose qu’elle est. Prenons un exemple: un météorite pourrait tomber sur moi, c’est une possibilité éventuelle; mais mon vieillissement est une possibilité nécessaire, quelque chose qui peut m’arriver en vertu du type d’être que je suis. Et c’est quelque chose qui continue d’être possible aussi longtemps que je continue à exister.[237]
La critique, dans ce passage de Sec (qui pourrait aussi être lu autrement comme suggérant à tort que toute possibilité soit nécessaire et permanente), est donc qu’Austin, en ce qui concerne l’infélicité, aurait confondu les possibilités éventuelle et nécessaire. Donc Derrida est en train de suggérer que l’infélicité soit une possibilité aussi essentielle aux performatifs et aux actes de langage qu’est à l’homme la possibilité de vieillir (si mon exemple représente bien une possibilité nécessaire pour l’homme). Elle est une possibilité nécessaire et permanente. Evidement ce qui est nécessairement possible, et cela en permanence, peut ne jamais se produire. Le point est que l’infélicité continue d’être une possibilité des performatifs et des actes de langage qui auraient pu être jugés comme des succès.
Prenons quelques exemples où on aurait pu juger qu’un performatif ou un acte de langage avait été produit avec succès, ne fût-ce que plus tard on était obligé de reconsidérer. Prenons d’abord le cas d’un baptême. Imaginons une situation extrême où quelqu’un est sur le point de mourir mais veut être baptisé, et assumons qu’il est clairement éligible (comment que ceci soit déterminé). Dans la situation en question, il n’y a pas une goutte d’eau mais beaucoup d’autres liquides — de la bière, par exemple. Un baptême serait-il en règle si, au lieu de verser de l’eau sur le front du candidat, on y versait de la bière? Un autre exemple: supposons, dans les mêmes circonstances extrêmes, que tout est en règle sauf qu’à certaines étapes le célébrant oublie de mots. Ou bien supposons que le candidat baptismal souffre d’amnésie et ne puisse se rappeler qu’il y a quelques ans il fut un fervent sataniste qui s’était engagé au service du diable et avait abjuré Dieu. Un dernier exemple: supposons qu’avant une cérémonie de mariage, le futur marié dise que pendant l’heure qui suivrait, pendant laquelle la cérémonie était censée avoir lieu, il énoncerait des affirmations, promesses, serments, etc., quand il entendait leurs contraires. Ensuite lorsque, pendant la cérémonie, il répond ‘oui’ à la question du prêtre s’il prenait sa future femme justement comme épouse, est-ce heureux ou non? Est-ce un mauvais mariage (ou n’y en a-t-il que de bons?) ou pas un mariage du tout?
Prenant ces trois exemples, on peut dire qu’à quelque moment pendant les cérémonies en question quelque reste échappait à la totalisation actuelle.[238] Dans le cas du baptême avec de la bière, le prêtre ne connaissait pas la convention appropriée, et peut-être n’y en avait-il pas une; ou peut-être avait-il supposé, ne connaissant aucune tradition suggérant le contraire, que la bière serait un succédané légitime. Plus tard pourtant peut-être transparaît-il qu’il y a d’importantes raisons théologiques pour éviter un tel succédané. De même pour le sataniste amnésique: au moment de son baptême il n’avait aucune raison de se croire sataniste, personne d’autre participant au sacre non plus. En ce qui concerne le futur marié, il ne se rendait pas compte qu’il s’était engagé au contraire de ce qu’il disait (si c’est bien cela la logique de ce cas). Toutes ces cérémonies étaient hantées, pour ainsi parler, par la possibilité d’échec. Ce que Derrida prétend à ce sujet est que, parce qu’un contexte ne peut être totalisé ou décidé comme propre, un tel échec hante tout performatif et tout acte de langage.
Même si l’on nous assure qu’il y a des conventions et des règles pour répondre à de tels cas, il sera toujours possible d’imaginer des cas artificiels qui ne seraient pas clairement couverts. Ce que prétend Derrida dans la dernière citation est que de telles infélicités (si c’est bien d’infélicités qu’il s’agit) sont toujours possibles.
Souvent dans ces cas, c’est peut-être seulement après coup que l’on décide qu’il s’agit d’infélicités. Assumons par exemple que notre sataniste avait été baptisé selon les rites de quelque secte nouvellement formée et que cette secte n’avait jamais statué sur un tel cas. Quand il est rapporté à l’un des ecclésiastiques de la secte, il décide, tout en respectant les procédures coutumières de la secte, que quelqu’un dans un tel cas ne puisse être considéré comme baptisé. Etait-il baptisé avant que la secte ne décide qu’il ne le fût nullement, ou rétrospectivement ne l’avait-il jamais été? A ces deux possibilités on ne peut que répondre: ‘Peut-être’. Même pour des religions millénaires de tels cas problématiques sont possibles; et c’est possible que mantes cas considérés comme heureux ne le seraient pas si les choses étaient plus méticuleusement examinées. Des règles employées pendant de millénaires peuvent être nouvellement interprétées. Ce que l’on survole comme n’étant qu’accidentel, une autre pourrait voir comme minant toute une cérémonie.
Cette possibilité nécessaire d’infélicité est donc liée à la possibilité de parasitisme qui, au dire de Derrida, est une possibilité nécessaire des locutions avant même que l’on ne considère les aspects illocutoires et perlocutoires de l’acte de langage en question.
L’opposition succès/échec de l’illocution ou de la perlocution paraît donc ici très insuffisante et très dérivée. Elle présuppose une élaboration générale et systématique de la structure de locution qui éviterait cette alternance sans fin de l’essence et de l’accident.[239]
Avant donc que la question de succès ou d’échec ne peut être proprement considérée, on doit être clair au sujet des locutions en question; c’est-à-dire qu’avant de considérer la nature de la possibilité d’infélicité, il y a une autre possibilité qui doit être considérée. « Austin exclut ... le ‘non-sérieux’, le ‘parasitage’, l’ ‘étiolement’, le ‘non-ordinaire’ ... ce dont il reconnaît pourtant comme la possibilité ouverte à toute énonciation ».[240] Si elles sont des possibilités de tout acte de locution, Derrida semble suggérer, alors elles sont plutôt nécessaires qu’éventuelles. Mais Austin avait déféré son traitement de ce qu’il appelait sa ‘théorie générale’ (‘general account’) qui pourrait illuminer la relation entre locutions normales et parasitaires.[241] Ceci devrait être examiné, d’après Derrida, pour que la locution soit structurellement, ou essentiellement, analysée. Sans une telle investigation, on ne peut décider proprement quand un acte est un succès ou un échec. C’est seulement quand on aura déterminé ce que sont des locutions réussites et ratées que l’on puisse déterminer ce que sont le succès et l’échec en ce qui concerne les illocutions et perlocutions.[242]
Donc l’exclusion austinienne du parasitaire est l’exclusion d’une possibilité structurelle de locution, la possibilité permanente de parasitisme. Et, comme déjà montré, les citations non sérieuses ne sont pas moins importantes que les citations sérieuses en déterminant l’identité d’une locution à travers ses itérations. Or la question est ce que ceci a à voir avec la démonstration qu’un « performatif réussi est forcement un performatif ‘impur’ », ceci apparemment étant la « conséquence paradoxale mais inéluctable ».[243] Ici Derrida fait référence au fait qu’Austin admette que les performatifs, et constatifs, ne sont pas purs. Austin montre ceci en Conférences VI et VII et c’est ceci qui lui inspire sa théorie des actes de langage. Récapitulons: le constatif et le performatif sont impurs parce qu’il est impossible de façonner un critère pour les performatifs qui les montrerait comme non constatifs, et de même pour les constatifs, un critère qui les montrerait comme non performatifs.
S’il n’y a pas de purs performatifs, alors nécessairement un performatif réussi (s’il peut y en avoir un) ne sera pas pur. Austin montre que les meilleurs candidats pour le titre de pur performatif, comme ‘Je vous souhaite le bienvenu’, peuvent être cités dans des contextes où l’on ne peut nié, avec réalisme ou conviction, qu’ils ont une fonction constative.[244] Cette possibilité est intimement liée à la permanente possibilité d’échec ou de parasitisme dans la mesure où c’est la citationnalité ou l’itérabilité qui expliquent la permanente possibilité d’échec tout comme elles expliquent cette impureté.
Or avant la fin de Conférence VII Austin avait reconnu l’impureté des performatifs (comme je l’ai montré en Chapitre II, §1). La critique de Derrida est qu’il manquait de voir comment ils étaient impurs (à cause de la citationnalité ou de l’itérabilité), et qu’une telle impureté était nécessaire (parce que la citationnalité ou l’itérabilité qui permettent à une marque d’être identifiée en premier lieu, de même permettent à un performatif d’être cité dans un contexte où il soit peut-être constatif).
Si les énonciations sont itérables et citables, alors elles peuvent être citées dans des contextes qui, si les énonciations sont performatives, les feront constatives, et si elles sont constatives, les feront performatives. Si elles sont essentiellement citables dans cette manière, alors elles représentent une possibilité nécessaire d’échec; et, étant donné qu’il n’y a pas de propre contexte, une énonciation ne peut être restreinte à un seul contexte dans lequel sa pureté, et donc sa félicité, pourraient être garanties. Autrement dit, les performatifs et les constatifs sont nécessairement impurs.
Ce que je différenciais comme deux critiques différentes sont donc en fait la même, qu’Austin aurait manqué de prendre en compte la nature graphématique des constatifs, performatifs et locutions — leur nature graphématique expliquant leur nécessaire impureté. J’accepte l’idée de Derrida ici: les constatifs et performatifs sont nécessairement impurs aux deux sens du mot d’impure que j’ai isolés, c’est-à-dire que les énonciations ne sont, à cause de leur citationnalité, ni purement constatives ni performatives, ni purement normales ni parasitaires. En Chapitre Deux (§1) j’ai remarqué qu’Austin abandonna la distinction constatif/performatif après avoir montré son impureté ou caractère vague. Mais le fait que le point de Derrida est valide ne signifie nullement qu’il soit valide comme critique. Contrairement à ce que suppose Derrida, Austin aurait pu soutenir la distinction à condition qu’il soit entendu qu’elle n’était pas une distinction nette entre deux classes mutuellement exclusives. Tout ce que montre l’argumentation de Derrida est que la distinction normal/parasitaire, tout comme la distinction constatif/performatif, est impure, et cela nécessairement, à cause de la citationnalité. Son argumentation ne montre pas que la distinction ne peut être faite. Derrida pourtant estime qu’il ne puisse y avoir de telle chose qu’une distinction conceptuelle qui ne soit pas précise. Mais je laisse cette considération à plus tard quand je montrerai son tort sur cette question.[245]
Pour le moment je mets le point simplement sur le fait que Derrida soutient qu’Austin doit abandonner la distinction entre énonciations normales et parasitaires tout comme il abandonna celle entre constatifs et performatifs. Et il montre que les distinctions sont nécessairement impures. Clairement, autant l’acte de langage constituait une façon nouvelle d’examiner le langage qui avait établi sa valeur, autant une nouvelle manière de concevoir ce qui étaient jusqu’alors distingués comme normal et parasitaire vaudrait la peine d’être inventée. Donc, même si l’on trouve qu’en fin de compte Derrida ne fournit pas de raisons logiquement contraignantes pour qu’Austin abandonne la distinction normal/parasitaire, il fournit bien de bonnes raisons pour tenter de voir les choses autrement — d’une manière qui en serait aussi différente qu’était la théorie des actes de langage de celle du performatif. Ce qu’il suggère comme possible est une typologie des formes d’itération; c’est ce qu’il faut examiner maintenant.
Ayant proféré sa critique, Derrida précise qu’il ne rejette pas tout court les distinctions austiniennes. Il propose qu’il soit peut-être possible de « construire une typologie différentielle de formes d’itération ».[246] Il admet que le type de citation d’une énonciation au théâtre diffère du type qui ait lieu ailleurs:
Un énoncé performatif pourrait-il réussir si sa formulation ne répétait pas un énoncé ‘codé’ ou itérable, autrement dit si la formule que je prononce pour ouvrir une séance, lancer un bateau ou un mariage, n’était pas identifiable comme conforme à un modèle itérable, si donc elle n’était pas identifiable en quelque sorte comme ‘citation’. Non que la citationnalité soit ici de même type que dans une pièce de théâtre, une référence philosophique ou la récitation d’un poème. C’est pourquoi il y a une spécificité relative comme le dit Austin, une ‘pureté relative’ des performatifs.[247] Mais cette pureté relative ne s’enlève pas contre la citationnalité ou l’itérabilité, mais contre d’autres espèces d’itération à l’intérieur d’une itérabilité générale qui fait effraction dans la pureté prétendument rigoureuse de tout événement de discours ou de tout speech act. Il faut donc moins opposer la citation ou l’itération à la non-itération d’un événement que construire une typologie différentielle de formes d’itération, à supposer que ce projet soit tenable, et puisse donner lieu à un programme exhaustif, question que je réserve ici.[248]
Dans le passage en question, Austin parle de la pureté relative ou comparative des constatifs: ils seraient relativement purs à cause de n’avoir aucun « objectif perlocutoire » spécifiquement associé à eux. C’est à titre d’essai que’Austin suggère le suivant:
Le maximum que nous puissions démontrer, avec quelque vraisemblance, c’est qu’il n’y a pas d‘objectif perlocutoire qui soit proprement associé à l’affirmation, comme c’est le cas dans l’acte d’informer, de prouver, etc.; et cette pureté relative est peut-être l’une des raisons qui nous font accorder une place particulière aux ‘affirmations’.[249]
On peut espérer en arguant de convaincre quelqu’un de quelque chose: ce serait l’objectif perlocutoire de cette argumentation. D’habitude c’est la conséquence recherchée par ceux qui argumentent. Toutefois, en disant quelque chose on peut ne chercher à produire quelque conséquence que ce soit; ou il peut y avoir de nombreuses choses que l’on cherche à faire, comme choquer quelqu’un ou l’intéresser. Affirmer donc est comparativement pur comme constatif, non pas comme argumenter qui est comparativement impur puisque d’ordinaire il y est associé l’objectif perlocutoire de convaincre quelqu’un. Ceci fait en sorte qu’argumenter soit plutôt performatif. Un argument est généralement un constatif impur.
Derrida parle de la ‘pureté relative’ des performatifs. Il se peut qu’il applique les remarques d’Austin sur la pureté comparative des constatifs à ce que celui-ci dit ailleurs à propos des trois expressions suivantes: ‘Je remercie’, ‘Je suis reconnaissant’, ‘J’éprouve de la reconnaissance’.[250] La première est une énonciation performative; la deuxième est performative mais aussi descriptive et donc impure (donc quelque peu constative); et la troisième est un rapport (donc constative). ‘Je remercie’ peut, bien évidement, être cité dans des contextes où il serait clairement constatif; par exemple, ‘Que fais-tu quand quelqu’un t’offre un cadeau?’, ‘Je le remercie’. Mais relative à la deuxième expression elle est un performatif pur (ou relativement pur).
La citation de Derrida ci-dessus semble laisser entendre qu’Austin établie un rapport entre les questions de pureté et de sérieux. Mais Austin ne le fait pas explicitement. Comment qu’une expression puisse avoir une ‘pureté relative’, elle ne l’a pas en étant sérieuse, quoiqu’elle doive évidement être sérieuse puisqu’Austin a exclut les parasites. C’est Derrida lui-même qui indique que les questions de pureté et de sérieux sont liées dans l’oeuvre d’Austin. Il montre qu’un performatif est pur dans la mesure où il est à la fois sérieux et non constatif. Le passage en question (de Sec) dit que les performatifs sont des énonciations itérables; ils sont des citations mais pas de la même nature que seraient ces énonciations eussent-elles été itérées dans une pièce de théâtre, dans une référence philosophique comme Quand dire, c’est faire, ou dans un poème. Lorsqu’elles sont itérées dans des circonstances ‘normales’, alors elles sont relativement pures. Bien qu’Austin lui-même ne fasse pas ce constat, il est compatible avec ce qu’il dit.
Le point du passage de Derrida que je viens de citer est d’établir que, si quelques performatifs sont relativement purs, ceci n’est pas parce qu’ils ne sont pas des répétitions. Ils peuvent être des répétitions et relativement purs tout en restant distinguables des énonciations relativement non sérieuses. En d’autres mots, ce n’est pas le cas qu’un performatif est pur parce qu’originale (c’est-à-dire une non-répétition) mais parce qu’il est une répétition d’une certaine sorte, à savoir une répétition dans un contexte qui fait en sorte qu’il soit plus (plutôt que moins) performatif. Donc ‘Je remercie’, comme mentionné ci-dessus, peut être répété dans des contextes où il sera un performatif relativement pur, et dans d’autres où il sera moins pur (c’est-à-dire où sa dimension performative sera plus apparente), comme je viens d’indiquer. Dans un tel contexte, ‘Je remercie’ est à la fois une répétition et relativement pur; mais il est aussi non sérieux (ou, du moins, est-il relativement sérieux).
Les énonciations sont itérables de façon générale aussi bien que spécifique. Chaque énonciation est une itération; donc si une typologie d’énonciations est possible, elle sera une typologie des formes d’itération. Derrida parle d’une « itérabilité générale qui fait effraction dans la pureté prétendument rigoureuse de tout événement de discours ou de tout speech act ». Toute énonciation est itérable, généralement itérable; et spécifiquement elle peut être répétée de façons nombreuses — dans une pièce de théâtre, à titre d’exemple dans un texte sur les performatifs, dans un poème. Ces itérations spécifiques sont, aux mots d’Austin, non sérieuses. Mais l’énonciation (ou ‘événement de discours’), comme nous l’avons vu, peut être répétée dans un contexte où elle serait (1) un performatif relativement pur, (2) partiellement descriptive et donc impure, ou (3) un constatif relativement pur. La différence entre (1) et (2), et entre (2) et (3), est simplement une question de degré. Si Austin admet qu’il n’y a pas de performatifs purs, et sa progression de la théorie du performatif à celle de l’acte de langage nous laisse tirer cette conclusion, alors les performatifs relativement purs ne sont pas à contraster avec des performatifs purs ou impurs mais avec différents types de performatifs relativement purs.
Du perspectif de la théorie du performatif, la théorie des actes de langage est une théorie de performatifs relativement purs; c’est-à-dire que la théorie des actes de langage, comme je l’ai montré, émane de la décision d’Austin que la distinction performatif/constatif ne discriminait pas (ou n’était pas nécessairement à être considérée comme discriminant) entre différents types d’énonciations mais entre les dimensions des énonciations. Il montra ensuite que certaines énonciations étaient plus performatives que d’autres. Ces énonciations vis-à-vis des autres étaient relativement pures. Mais aucune des énonciations n’était complètement pure, soit complètement performative (donc pas du tout constative) ou complètement constative (donc pas du tout performative).
Derrida prétend que la relative pureté des performatifs émerge « contre d’autres espèces d’itération à l’intérieur d’une itérabilité générale qui fait effraction dans la pureté prétendument rigoureuse de tout événement de discours ou de tout speech act ». Ce qu’il est en train de faire est soit de confondre pureté et normalité, soit d’assimiler les questions de sérieux et de pureté. Je suggère que ce soit ce dernier. Derrida indique que les énonciations sont (aux termes d’Austin) relativement pures ou impures, et relativement sérieuses ou non sérieuses, d’après la façon dont elles sont répétées, c’est-à-dire dans quels contextes.[251] En d’autres mots, et la pureté et le sérieux sont relatifs, et ils sont déterminés par l’itération. C’est la façon dont une énonciation est répétée qui décide si elle est relativement pure ou impure, relativement normale ou parasitaire (soit sérieuse ou non sérieuse); et l’exemple que je viens de donner doit appuyer ceci. Derrida propose ensuite la possibilité de ce qu’il appelle une ‘typologie des formes d’itération’.[252]
Mais la théorie générale d’Austin serait-elle nécessairement autre chose que ce que Derrida appelle ‘une typologie différentielle des formes d’itération’? Elle aurait pu l’être. Austin différa temporairement de telles considérations.[253] Derrida attaque l’idée même de faire ceci. Mais n’est-ce pas que lui aussi réserve la question?[254] Il semble que Derrida pense que la question peut bien être différée. Pourquoi serait-il possible pour lui de le faire ici, et non pas ailleurs pour Austin?
Si par ‘normal’ Austin entendait des emplois non théâtraux, non littéraires, non humoristiques et non poétiques de performatifs, alors clairement avait-il déterminé ce que signifiaient le mot de normal et ses contraires — ‘parasitaire’, ‘étiolé’ et ‘non sérieux’. Il aurait pu admettre, comme il l’avait fait avec presque toute autre distinction, que celle-ci n’était pas une contrariété totale, les deux classes n’étant pas mutuellement exclusives. Et, eût-il admis que l’hôte était parfois parasitaire sur le parasite, eût-il ainsi rendu impossible tout ce qu’il fit après avoir temporairement exclu de considération la distinction normal/parasitaire?
Clairement la réponse ici doit être ‘Non’. Des illocutions et perlocutions, par exemple, peuvent être distinguées dans des poèmes et des pièces de théâtre. L’incitation par Whitman à l’aigle de liberté de prendre son essor est un acte perlocutoire non sérieux, et sa référence à un tel oiseau fictif est un acte illocutoire non sérieux — ou du moins est-il soit non sérieux ou malheureux. Ou bien Whitman en toute connaissance de cause fait référence à une fiction (ou fait semblant de faire référence à une réalité), ou bien il tente par erreur de faire référence à ce qui, en l’occurrence, n’existe pas. Que l’on soit conscient ou non du fait que Whitman ici ne soit pas sérieux, on sait qu’il prétend faire référence et donc prétend faire un acte illocutoire, et de plus on sait qu’il prétend inciter et donc prétend faire un acte perlocutoire. Pour distinguer entre ces deux aspects de son acte, qu’il soit sérieux ou non n’a pas d’importance — c’est une toute autre considération. Donc la question du sérieux ou non des énonciations peut être temporairement réservée, comme l’avait fait Austin, afin d’examiner d’autres aspects des performatifs et des actes de langage.
Ici de nouveau nous rencontrons la question d’intentions: le sérieux ou non du locuteur peut être vu comme une affaire d’intention, la question étant, dans le cas du poète Whitman, s’il croyait qu’il y avait un aigle de liberté, et, au cas contraire où il feignait qu’il y en avait un, s’il avait l’intention de feindre de l’inciter à prendre son essor. L’intention du poète peut être considérée, au niveau du sérieux ou non, comme le critère de ce qu’il faisait (comme le suggère plutôt la théorie searlienne, examinée dans le chapitre suivant à la lumière des critiques derridiennes de la position d’Austin). C’est bien sûr une question d’interprétation si Whitman était sérieux ou non, un poète pouvant faire référence à quelque chose de réel pour l’inciter à agir. C’est peut-être ceci qu’avait Derrida à l’esprit quand il a indiqué que, dans la typologie qu’il proposait des formes d’itération, « la catégorie d’intention ne disparaîtra pas, elle aura sa place, mais, depuis cette place, elle ne pourra plus commander toute la scène et tout le système de l’énonciation ».[255] Ce qui disparaîtra n’est pas l’intention comme telle mais seulement l’intention considérée comme « de part en part présente à elle-même et à son contenu », c’est-à-dire l’intention conçue comme étant en plein contrôle de la signification d’une énonciation — parce que ce que veut dire le poète, et ce qu’il fait, peuvent être clairs sans qu’il soit clair s’il les entend sérieusement ou non.
L’intention ne peut être conçue comme étant présente, de cette manière attribuée à Austin, à cause de sa nature même: « L’itération qui la structure a priori y introduit une déhiscence et une brisure essentielles ».[256] Dans l’autre terminologie de Derrida, l’énonciation est irréductiblement polysémique — elle dissémine, ce qui entraîne qu’elle ne peut se restreindre à une seule signification, sérieuse ou non sérieuse, puisque sa signification se détermine par ses itérations sérieuses et non sérieuses, et le locuteur, bien entendu, ne connaît toutes ces significations ni ne peut les contrôler. Le caractère conventionnel de la signification, le fait que l’intelligibilité des énonciations soit gouvernée par la convention et que les conventions proviennent de l’emploi des énonciations par la communauté en général et ses plusieurs sous-groupes, signifie que les énonciations sont des affaires publiques et ne peuvent être contrôlées par des individus en tant que tels. On ne peut employer ces énonciations que sous sa propre interprétation perspective. Les énonciations donc sont structurellement ou essentiellement polysémiques. Et, selon que l’on considère le poète comme faisant une erreur ou comme agissant en toute connaissance de cause, on jugera son énonciation comme une illocution (ou perlocution) ratée, ou comme une illocution (ou perlocution) non sérieuse. Il n’y a pas de propre contexte sérieux.[257]
Il est difficile de dire jusqu’à quel point Austin fut conscient de ce qui est fondamentalement en jeu ici: il croyait bien qu’il soit possible d’élucider l’acte total de langage dans sa situation totale et qu’une ‘théorie (account) plus générale’ puisse être formulée afin d’expliquer comment les emplois parasitaires s’éloignent de la norme; par contre, sa quête à formuler des règles pour différencier entre plusieurs types et aspects des actes de langage peut être conçue comme une quête à exposé la manque de distinctions précises en question.[258] Partout dans Quand dire, c’est faire Austin postula plusieurs distinctions afin de montrer qu’en fin de compte l’on ne pouvait les expliquer par des règles précises, et qu’il semblait y avoir plusieurs instances auxquelles elles ne s’appliquaient pas. Or il n’examina pas la distinction normal/parasitaire, mais l’eût-il fait qu’il aurait pu la traiter d’une façon similaire; c’est-à-dire, tout comme, une fois constaté l’impureté des constatifs et des performatifs, il créa la théorie des actes de langage, il aurait pu deviser quelque chose d’analogue à ce que Derrida appelle une typologie des formes d’itération s’il avait examiné la distinction normal/parasitaire et s’il avait vu qu’elle n’était pas précise comme distinction. Pourtant, comme je l’ai déjà constaté, il n’était pas obligé d’abandonner sa théorie du performatif quand il constata que la distinction constatif/performatif était impure; de même n’était-il point obligé d’abandonner la distinction normal/parasitaire en découvrant qu’elle était vague; en d’autres mots, le fait que dans la théorie austinienne une énonciation ne puisse être déterminée comme étant exclusivement ou normale ou parasitaire ne signifie nullement que la distinction normal/parasitaire ne peut être faite.
Dans le chapitre suivant je considérerai le traitement derridien de l’infélicité et du parasitisme dans la théorie de Searle. Toutefois j’examinerai d’abord la réaction searlienne au traitement derridien d’Austin. Ceci pour deux raisons: afin d’examiner plus précisément les détails de la critique derridienne, et parce que Searle fait plusieurs points intéressants au sujet de son propre point de vue par contraste avec celui de Derrida. Je montrerai que Searle apporte un moyen de déterminer quelques actes de langage comme exclusivement ou normaux ou parasitaires — son critère intentionnel. Donc dans sa théorie, non seulement la distinction normal/parasitaire peut-elle se faire (comme elle le peut aussi dans la théorie austinienne) mais des énonciations peuvent être déterminées comme exclusivement l’un ou l’autre (ce qui n’est pas possible dans la théorie d’Austin), à cause de son emploi des distinctions entre des significations littérale et énonciative, et entre la représentation et la communication.
Chapitre Cinq
Dans ce chapitre j’ai deux objectifs principaux: considérer la réaction de Searle à la critique derridienne d’Austin sur la question des distinctions normal/parasitaire et heureux/malheureux; et considérer à quel point, s’il y en a même question, la critique derridienne d’Austin peut, dans cet égard, être étendue à la théorie de Searle. Les questions à être posées sont les suivantes: la distinction normal/parasitaire peut-elle être faite dans la théorie des actes de langage searlienne (à la manière qu’elle le peut, nonobstant ce que prétend Derrida, dans celle d’Austin)? Et les actes de langage peuvent-ils être déterminés comme étant exclusivement ou normaux ou parasitaires dans la théorie de Searle (étant donné que Derrida montre qu’ils ne le peuvent pas dans celle d’Austin)?
Je répondrai à l’affirmatif à ces deux questions. Toutefois, je montrerai aussi que Derrida réussit à défendre contre Searle sa critique d’Austin, et ceci en large mesure parce que Searle interprète mal plusieurs arguments de Derrida, en particulier ceux concernant l’itérabilité et la citationnalité. La théorie searlienne, néanmoins, résiste mieux aux critiques derridiennes que ne le pouvait la théorie austinienne, dans la mesure où Searle peut distinguer entre des actes de parole qui soient exclusivement ou normaux ou parasitaires. En fait, Searle ne souscrit pas à la Théorie classique de l’écriture dans la mesure où il ne considère pas l’écriture comme étant logiquement dépendante de la parole, mais seulement fortuitement (quoiqu’il pense bien que l’écriture est historiquement plus jeune que la parole et qu’elle se rapporte différemment à son contexte). Je montrerai, en fin de compte, que l’explication derridienne en termes de citationnalité égale, en raison de sa puissance explicative, l’explication searlienne en termes de règles verticales et conventions horizontales. Toutefois, je soutiendrai que la théorie searlienne comprend celle de Derrida, en y étant plus complète d’une manière que j’expliquerai ci-dessous, et doit y être préférée aussi parce qu’elle est, à la différence de celle de Derrida, systématique.
Non seulement est la distinction entre les actes normaux de langage et les parasites défendable dans la théorie de Searle (comme j’ai soutenu qu’elle l’était dans celle d’Austin) mais des actes individuels de langage peuvent être déterminés comme étant normaux (c’est-à-dire littéraux ou sérieux) ou parasitaires, ou comme ayant des aspects normaux ou parasitaires. Ceci devient possible en large mesure à cause de la distinction searlienne entre représentation et communication. C’est le locuteur-écrivain qui détermine si son acte d’énonciation est normal ou parasitaire. Et cette détermination peut se faire, qu’elle soit communiquée ou non.
Dans ce chapitre, je montrerai comment les notions derridiennes de dissémination, citationnalité et parasitisme ont des contreparties approximatives en Searle qui reconnaît l’ambiguïté littérale et le vague des phrases, la possibilité d’effectuer plus qu’un seul acte illocutoire avec un seul acte d’énonciation, et la possibilité de parler à la fois sérieusement ou littéralement et non sérieusement ou non littéralement (voir Chapitre Trois). Qui plus est, les différences entre eux sur les points essentiels semblent ne pas revenir à grand-chose: pour Derrida la polysémie est irréductible et la possibilité de parasitisme et d’échec est permanente et structurelle. Nous verrons pourtant que Derrida, par ‘polysémie irréductible’ ou ‘dissémination’, n’entend pas une polysémie indéterminée ou un soi-disant ‘libre jeu’ (‘free play’): essentiellement, la dissémination n’est autre chose que l’ambiguïté. Pour Searle les énonciations ne sont pas toutes polysémiques; et, quoiqu’il se rende compte que logiquement toutes les énonciations sont éventuellement parasitaires, et qu’effectivement quelques unes sont à la fois normales et parasitaires, il montre que ceci n’est pas quelque chose concernant des énonciations qui empêcherait que soient différenciés des illocutions normales et des parasites. Derrida ne le pense pas, et c’est lui qui se trompe.
Dans le chapitre précédent, j’ai montré que pour Derrida il ne peut y avoir un propre contexte total tel qu’envisagé par Austin; mais, comme je l’avais déjà montré en Chapitre Trois, Searle ne distingue pas entre énonciations normales et parasites en termes de différences contextuelles — sa distinction est déterminée par les intentions du locuteur ou de l’écrivain. Donc dans ce chapitre j’examine quelle critique Derrida a de ce moyen de distinguer entre des énonciations normales et parasitaires. En fin de compte, je montre qu’il n’en a aucune qui soit réussite. A ce fin je compare la notion derridienne de la citationnalité avec la notion searlienne de l’emploi intentionnel de règles et de conventions. Je soutiens que jusqu’à un certain point l’approche de Derrida est aussi efficace que celui de Searle, et que la théorie searlienne peut être supplée d’idées derridiennes, mais je rejette l’argument de Derrida selon lequel la théorie searlienne tombe victime de sa propre distinction entre actes normaux de langage et parasites en vertu de l’admission par Searle que ses règles pour les actes de langage sont des règles pour des actes idéalisés. Derrida affirme explicitement qu’il croit que si une distinction n’est sans exception (c’est-à-dire si elle n’est pas précise), alors elle n’est pas une distinction du tout; Searle rejette ceci explicitement. Je défendrai la position searlienne. Il en résulte de mon argumentation que, en ce qui concerne quelques actes de langage, bien que l’on ne puisse pas forcément les déterminer comme étant exclusivement ou normaux ou parasitaires, ou heureux ou malheureux, ceci est un fait auquel s’accommode la théorie des actes de langage.
Dans ce chapitre donc, je montrerai (1) que c’est avec succès que Derrida défend contre Searle sa critique de l’explication austinienne de la relation entre le normal et le parasitaire; (2) que la distinction searlienne entre règles verticales et conventions horizontales est un moyen défendable de distinguer entre des énonciations qui peuvent être appelées ‘normales’ et celles qui peuvent être appelées ‘parasitaires’, et (3) que, bien que la distinction normal/parasitaire ne puisse être appliquée avec précision aux énonciations, ceci n’est pas un problème pour la théorie des actes de langage.
Premièrement (en §1), je traite de l’emploi différent, de la part de Derrida et de Searle, d’une terminologie qui est fondamentale à leurs critiques l’un de l’autre. J’indiquerai que la compréhension de la part de Searle de la terminologie derridienne n’est pas exacte et que ou bien la compréhension de Derrida de la terminologie searlienne est de même faible, ou bien il l’emploi avec ironie. Mon intention est ensuite de considérer d’abord (en §2) leur dispute sur la question d’itérabilité, de contexte et de la signification des phrases et des énonciations, et puis, quelques désaccords fondamentaux et accords (implicites) ayant été notés, de considérer (en §3) leur conflit sur la question des contextes sérieux et parasitaires, y compris la question si la distinction entre les deux types de contextes est en quelque sorte axiologique et si les actes sérieux de langage sont effectivement des fictions (ou, selon la terminologie de Derrida, des ‘contre-fictions’).
Ici mon principal souci est avec comment Searle comprend le mot derridien d’itérabilité. En Chapitre Trois (§2) j’en ai déjà donné une interprétation. Voici comment Searle le comprend: dire qu’un élément linguistique est itérable
revient à dire que la distinction type/occurrence du logicien doit s’appliquer de façon générale à tous les éléments réglés du langage pour que les règles puissent s’appliquer à de nouvelles occurrences des phénomènes spécifiés par les règles. Sans cette caractéristique d’itérabilité, on ne pourrait produire un nombre infini de phrases à partir d’une liste finie d’éléments...[259]
L’interprétation ici n’est pas bonne. Afin de le montrer je mettrai en contraste ce que signifie la répétition pour quelqu’un acceptant la distinction type/occurrence avec ce que signifie l’itération pour Derrida.
Considérez la situation suivante: une certaine personne X, qui n’a jamais entendu parler d’itération ou de la distinction type/occurrence, est invitée par un professeur Y à observer ce qu’il fera pendant la minute suivante. Pendant cette minute il fait certaines marques sur un tableau qui ressemblent à celles de la figure suivante.
Y demande à X combien de mots il y a sur le tableau: si X répond ‘un seul mot’, Y indique qu’il y en a deux; si X répond ‘deux mots’, Y montre qu’il n’y en a qu’un seul. X est peut-être interloquée. Or si Y était Searle, il aurait indiqué qu’il y avait deux mot-occurrences du même mot-type et que donc, dans la mesure où il y avait deux mots, ils étaient des occurrences, et dans la mesure où il n’y avait qu’un seul mot, il était un type. A ce point l’étonnement de X pourrait disparaître. Toutefois, il pourrait être troublé par le fait que maintenant il y avait (ou semblait y avoir) trois choses en question: deux occurrences et un type!
Si Y était Derrida, pourtant, il aurait rassuré X qu’il avait raison d’en être interloqué: les deux mots sont un mot, ils sont à la fois le même et différents parce qu’ils sont des itérations l’un de l’autre. C’est parce que des locuteurs-écrivains d’une langue jugent que deux articles, aussi différents soient-ils, sont des répétitions l’un de l’autre, qu’ils les considèrent comme étant deux instances de la même chose. C’est le jugement de mêmeté malgré des différence qui détermine chacun des deux articles, jugés comme étant le même l’un que l’autre, comme le signe ou mot qu’il est.
Donc, au niveau le plus fondamental de l’analyse ou de la description, ce qui est au tableau est radicalement différent des points de vue de Searle et de Derrida. Pour celui-ci, il y a une itération; pour celui-là, il y a deux occurrences du même type. Derrida tente d’expliquer les marques sans introduire ce qui est éventuellement une entité non empirique, c’est-à-dire le type.
C’est donc Derrida qui paraît plus proche à Austin dans sa méfiance des ‘fausses entités’. Searle nierait toutefois que ce qu’il faisait était de postuler une troisième chose. Dans Les actes de langage il affirme que « ce n’est pas la notation qui permet de déterminer l’engagement ».[260] Essentiellement son argument est que « Tout ce qui est dit sous la forme d’une phrase existentielle peut être reformulé d’une autre façon ».[261] Sa position est controversé.[262] Quoi qu’en soit la vérité, il est plus probable dans la théorie de Searle que l’on s’engage dans une sorte de platonisme (entendu comme la postulation d’entités non empiriques pour expliquer les apparences) que dans celle de Derrida. Donc peut-être Searle, en tant que le Y de mon exemple, ne s’engage-t-il pas à l’existence d’une troisième chose, mais le platonisme est certainement un plus grand danger pour sa théorie que pour celle de Derrida. Par conséquent, les remarques de Searle dans son interprétation citée ci-dessus de la notion derridienne d’itération ne sont pas très utiles.
D’après la théorie de Searle, Derrida confond l’itérabilité avec la permanence. Voici sa critique d’abord:
La manière dont le texte écrit est sevré de son origine est entièrement différente de la manière dont toute expression peut être dissociée de sa signification par la forme d’« itérabilité » dont la citation fournit un exemple. Les deux phénomènes obéissent à des principes entièrement différents. Le principe selon lequel on peut sevrer un texte écrit de son origine tient simplement à ce que le texte a une permanence qui lui permet de survivre à la disparition de son auteur, du destinataire, et du contexte de sa production. Ce principe est proprement ‘graphématique’. Mais le principe selon lequel la citation permet de considérer une expression indépendamment de sa signification est simplement le suivant: puisque tout système de représentation doit avoir certains moyens de représentation, que ce soient des marques, des sons, des images, etc., il est toujours possible d’examiner ces moyens indépendamment de leur rôle dans la représentation.[263]
Ici Searle isole deux phénomènes afin d’enquêter au sujet de leurs principes. Maintenant il faut que j’examine ces principes de même que leurs explications d’après Searle. Il conviendra de donner des noms aux deux phénomènes: que j1 nomme le phénomène de sevrer un texte de son origine, et que j2 nomme le sevrage d’une expression de sa signification par moyen de citation. Dans la terminologie de Derrida j1 s’appelle ‘le restance’ et j2, ‘la force de rupture’.[264] Avec l’espacement, ils sont considérés comme les trois traits essentiels de l’écriture. En d’autres mots, selon Derrida, ils sont graphématiques. Quoique jusqu’à présent je n’aie pas mis le point sur ces termes, j’ai discuté l’écriture comme la « restance non présente d’une marque différentielle coupée de sa prétendue ‘production’ ou origine »[265] et qui puisse être greffée sur, ou dans, un autre contexte, lui-même n’ayant pas de propre contexte. Dans la terminologie que j’ai favorisée ci-dessus, j1 est l’absence de l’écriture de son contexte original, et j2 est la manque d’un propre contexte auquel l’écriture pourrait être restreinte.
Pour Searle, j1 est ‘proprement graphématique’, mais j2 ne l’est point. Le restance, mais non pas la rupture, est graphématique. Qu’est-ce que ceci veut dire pour Searle? Pour lui j1 ou le restance s’explique par le fait que l’écriture est, non pas comme la parole, permanente. Elle reste lorsque le locuteur-écrivain n’est plus là, même quand il est mort. Ceci est une version de la Théorie classique de l’écriture qui contraste l’écriture avec la parole en indiquant que seule la première continue à exister quand l’écrivain est absent. Je me suis occupé de ceci dans le chapitre précédent. Derrida soutient que tout emploi de langage se caractérise par l’absence de l’expéditeur.
Que Searle interprète Derrida selon un modèle essentiellement assimilable à la Théorie classique est confirmé par son rejet de j2, ou la rupture, comme n’étant pas graphématique. Ceci nie que c’est un trait spécial de l’écriture qu’elle rompe d’avec tout contexte. Searle insiste que j2 est une affaire de citationnalité [quotability]. Donc, puisque et l’écriture et la parole peuvent être citées, le principe de j2 n’est pas ‘spécifiquement graphématique’.
On peut toujours regarder les mots uniquement comme des sons ou des marques*, et l’on peut toujours interpréter les images comme de simples objets matériels. Mais ... la possibilité de séparer le signe du signifié caractérise tout système de représentation quel qu’il soit; et il n’y a rien de spécifiquement graphématique là-dedans.
* Ce n’est naturellement pas le but normal de la citation mais c’est un but possible.[266]
C’est-à-dire que la rupture n’est pas un principe graphématique puisque ce n’est pas seulement les permanentes marques écrites qui peuvent être considérées (leurs significations mises à part) par moyen de cette forme inhabituelle de citation. Mais ceci n’est pas une caractérisation exacte de la rupture. Ce n’est pas seulement une question de considérer les graphèmes et les phonèmes comme des marques ou des sons divorcés d’avec toute signification qu’ils auraient pu avoir quand considérés comme signifiants. La rupture implique qu’un signifiant peut être greffé dans d’innombrables contextes dans lesquels on pourrait l’interpréter comme significatif. Il n’y a pas qu’un seul contexte auquel, pour ainsi parler, il s’ajusterait exclusivement. J’ai discuté ceci dans le chapitre précédent comme la non-totalisabilité des contextes ou la manque d’un propre contexte.
Etant donné les investigations que j’ai menées dans le quatrième chapitre ci-dessus, les critiques searliennes peuvent être traitées comme je viens de le faire. Mais avant de continuer, il faut considérer la curieuse réaction à eux de la part de Derrida dans ‘Limited Inc’. Je soutiendrai que Derrida ironise en répondant aux critiques de Searle, et que de même tout le long cette oeuvre il ironise. Je suggérerai que ceci est parce que cette oeuvre, en tant qu’attaque sur la distinction sérieux/non-sérieux, est intentionnellement écrite dans un style qui tente d’être à la fois sérieux et non sérieux. Et le meilleur terme pour un tel style, bien que imprécis, est ‘ironie’.[267]
Derrida clarifie quelques points au préalable. Le restance ne pourrait être le facteur de permanence, comme le prétend Searle, parce que Sec parle explicitement de lui comme ‘non présent’.[268] Il indique aussi que Sec parle du restance d’une marque orale; et ceci ne peut être interprété comme un restance permanent parce que les marques orales sont clairement non permanentes. Toutefois, il est est d’accord avec Searle que le principe de j1 est ‘proprement graphématique’ quoiqu’il doive savoir que Searle comprend le mot selon la Théorie classique de l’écriture. Mais évidement lui-même ne le comprend pas ainsi puisqu’il voit tout emploi de langage comme écriture. Donc, ou bien il fait simplement une erreur, ou bien il ironise.
Il est aussi apparemment en accord avec Searle quand celui-ci dit que le principe de j2 n’est pas ‘spécifiquement graphématique’. Mais la rupture est bel et bien graphématique. C’est seulement selon la Théorie classique qu’elle ne l’est pas. Encore une fois, Derrida fait une simple erreur ou il ironise.
Ce type d’« accord » se trouve constamment dans ‘Limited Inc’.[269] J’espère montrer dans ce chapitre qu’il peut s’expliquer de la manière suivante: Derrida estime que Searle n’a pas fait un vrai effort pour comprendre son travail, Sec en particulier, et que il traite son oeuvre sans sérieux et superficiellement. En réponse il insiste pour traiter Searle superficiellement. Donc il interprète ‘graphématique’, lorsque Searle l’emploi, selon la Théorie classique de l’écriture; étant donné qu’il entend ce mot dans son sens searlien, il peut évidement être d’accord avec lui.
Maintenant il faut interpréter les mots de Searle moins capricieusement. Si nous acceptons qu’il emploie le mot de graphématique dans son sens derridien, c’est-à-dire comme signifiant une appartenance à l’arché-écriture, alors on peut dire qu’il interprète Derrida (à tort) comme si celui-ci disait que certaines marques n’étaient itérables sauf par ce moyen de citationnalité qui est exemplifiée dans des citations (et ce mot de citationnalité peut être interprété comme le genre d’emploi et d’occurrence, à savoir les inscriptions et les énonciations avant de considérer si elles sont des emplois ou seulement des occurrences).[270] La citation peut être, et en fait pour Derrida elle l’est, une forme d’itération.[271] C’est un moyen pour une marque (phonétique ou graphématique dans leurs sens traditionnels) d’être divorcée d’avec son origine. Donc, la citation (soit j2) n’est qu’une forme d’itération. Mais n’importe quel emploi d’une marque est une itération: chaque fois qu’une expression est répétée (que cette répétition soit interprétée comme une mention ou comme un emploi) il est itéré, et c’est une telle itération qui divorce la marque d’avec son origine et contexte. Ceci parce qu’un signe (ou signifiant) n’est pas possible qui n’aurait lieu qu’une seule fois.[272]
Bref, Searle interprète le mot de graphématique selon la Théorie classique comme signifiant une appartenance aux graphèmes. Il prétend qu’un texte peut être sevré de son origine (à savoir l’écrivain et sa situation) parce que des textes permanents écrits peuvent survivre tandis que leurs auteurs et contextes disparaissent. Ce qui permet au texte de faire ceci est l’écriture. Donc la question est graphématique. Derrida pourtant nie la permanence; donc il n’accepte point ce principe. Dans ses termes, elle n’est pas graphématique. Ses raisons pour l’appeler ainsi en ‘Limited Inc’ sont ironiques. Searle prétend aussi que les énonciations écrites et orales peuvent être considérées à part leurs significations — justement comme des sons et des marques. Ceci, pour lui, ne relève pas plus d’une question graphématique donc que d’une question phonétique; alors il nie que le principe ici doit être appelé ‘graphématique’. Derrida pourtant voit la parole et l’écriture comme de l’arché-écriture et donc il appelle le principe ‘graphématique’ puisqu’il l’est dans son emploi du mot selon son sens principal qui veut dire appartenant à l’arché-écriture.
Alors, étant donné que la critique derridienne de la Théorie classique de l’écriture réussie (ce que j’accepte), la critique searlienne de Sec, comme je l’ai présentée jusqu’à ce point, doit être considérée comme erronée. Maintenant, ayant clarifié un peu ces problèmes terminologiques, je peux examiner les critiques searliennes de Derrida sur la question des relations entre signification, intentionnalité et contexte.
Dans cette section je traiterai (dans deux sous-sections) des critiques searliennes de ce que prétend Derrida concernant la relation entre intentionnalité et contexte — d’un part, et la signification — de l’autre. Dans la première section, je montrerai que Searle a tort quand il prétend que Derrida tient que les intentions sont absentes des textes écrits. Ceci me permettra de clarifier ce que dit Derrida au sujet de la manière dont les intentions se rapportent aux textes et aux contextes. Dans la deuxième section, je montrerai: (1) que Derrida souscrit en effet à la distinction searlienne entre la signification énonciative d’un locuteur et celle d’une phrase; (2) que ce que Derrida entend par dissémination ressemble beaucoup à ce que Searle entend par ambiguïté littérale; et (3), à la lumière de ceci, que Searle a tort quand il prétend que, parce que Derrida penserait que les intentions sont des entités mystérieuses qui se tiennent ‘derrière’ les énonciations et qui doivent d’ailleurs être conscientes, il ne se rend pas comte qu’« une phrase douée de sens n’est autre qu’une possibilité permanente d’accomplir l’acte de langage (intentionnel) correspondant ». Je montrerai que, jusqu’à un certain point, Derrida accepte une telle position; toutefois, il indique qu’à cause de la dissémination, la phrase (tout comme l’acte de langage) ne sera pas pleinement significative (meaningful); c’est-à-dire, tout comme les intentions ne sont pas pleinement présentes dans des énoncés, les intentions fongibles (pour employer le mot de Searle) ne sont pas pleinement présentes dans des phrases significatives. Je montrerai que la théorie searlienne peut s’accommoder à ce qui est en question ici.
Searle interprète l’argument de Sec comme prétendant que, parce que la marque est séparée de son origine et contexte de production, l’intention est simplement absente de l’écriture. Autrement dit, ce qu’il prétend est que c’est une thèse de Sec qu’à cause d’itérabilité il n’y a aucune trace d’intentionnalité dans un texte. Searle, en opposition à ceci, dit que
l’intentionnalité joue exactement le même rôle dans la communication écrite et parlée. Ce qui diffère dans les deux cas, ce ne sont pas les intentions du locuteur, mais le rôle que joue le contexte d’énonciation dans l’accomplissement réussi de la communication.[273]
La critique sous-entendue attribue à Derrida une distinction entre la parole et l’écriture par rapport aux intentions du locuteur ou de l’écrivain que celui-ci ne fait pas, à savoir « que l’intentionnalité soit absente de la communication »,[274] et il prétend que le contexte détermine l’énonciation d’une manière différente dans chaque cas.[275] Par exemple, Searle dit que « Dans le discours, on peut invoquer toutes sortes de traits du contexte qu’on ne peut utiliser sans les représenter explicitement dans le texte quand on écrit à des destinataires absents ».[276] Donc Searle, en opposition à ce qu’il interprète Derrida à dire, prétend premièrement que les intentions sont présentes dans le cas de l’écriture, et deuxièmement qu’il y a une différence importante entre le contexte de la parole et celui de l’écriture, à savoir que le contexte de la parole peut être implicite (n’ayant pas besoin d’être explicité par le locuteur) tandis que le contexte de l’écriture doit être rendu explicite dans le texte écrit lui-même. Ceci, à savoir que l’écriture est une moindre forme de langage que la parole, est une forme de la Théorie classique de l’écriture; en écrivant on doit travailler plus assidûment pour exprimer ce que l’on veut dire. Searle est aussi en accord avec la Théorie classique que l’écriture dépend de la parole, quoique lui (non pas comme Rousseau, Condillac et de Saussure) prétende que la dépendance de l’écriture sur la parole est « un fait contingent de l’histoire des langues humaines »;[277] la dépendance n’est pas logique.[278] Néanmoins Searle ne souscrit pas à la Théorie classique dans la mesure où elle prétend que les intentions sont d’une certaine manière absentes de l’écriture.[279]
Searle prétend donc, tout en croyant que sur chaque point il en contredit un tenu par Derrida, <1> que l’écriture est d’une manière contingente dépendante de la parole, <2> que l’intention est présente jouant le même rôle dans la parole que dans l’écriture, et <3> que le rôle de contexte est différent pour la parole que pour l’écriture — que le contexte de la parole peut être implicite, mais que celui de l’écriture doit être explicite.
Derrida rejette bien <1> et <3>, mais il accepte <2>.[280] Mais, tout en acceptant <2>, il rejette la critique, sous-entendue par Searle, qu’il n’acceptait pas une telle mêmeté de rôle.[281] Et, tout en rejetant <3>, il indique qu’il ne distingue pas entre l’intention et le contexte à la manière que, d’après son interprétation (que j’examinerai ci-dessous), Searle le fait (et pour lui-même et pour Derrida).[282] Ceci explique pourquoi Derrida rejette <1>: si l’intention et le contexte ne sont pas proprement séparables mais forment ensemble un contexte total, et si ce contexte total est le même dans les deux cas, alors il en suit que la parole est essentiellement de même que l’écriture; et si la parole est écriture, ou un texte, il n’y a de dépendance ni contingente ni nécessaire de l’écriture sur la parole ni vice versa. Bref, Derrida rejette la traditionnelle distinction parole/écriture — comme je l’ai montré dans mon compte rendu de sa critique de la Théorie classique. Les phonèmes (ou morphèmes) et graphèmes sont simplement différents types de marques, mais pour autant leur contexte total n’est pas forcément aucunement différent.
Toutefois, on pourrait protester que Searle n’emploie pas ‘écriture’ dans le sens déconstructé par Derrida (à savoir arché-écriture) mais dans le sens normal du mot, et peut-être dans ce sens-là est-il une affaire de l’histoire du développement des langues que l’écriture s’est développée après la parole. Pourtant, ayant lu Sec, Searle doit être conscient que Derrida pense que la parole peut être essentiellement décrite de la même manière que l’est traditionnellement l’écriture, et donc que pour Derrida de dire que l’écriture dépend d’une manière contingente de la parole n’est pas plus signifiant que de dire qu’elle est d’une manière contingente dépendante d’elle-même. Dans cet égard j’ai déjà cité Sec.[283] L’idée en question est exprimée plus explicitement dans De la grammatologie:
I ... suggest that the alleged derivativeness of writing, however real and massive, was possible only on one condition: that the ‘original,’ ‘natural,’ etc. language had never existed, never been intact and untouched by writing, that it had itself always been a writing. An arche-writing whose necessity and new concept ... I continue to call writing only because it essentially communicates with the vulgar concept of writing. ...[Writing] breaches living speech from within and from the very beginning.[284]
Dans ‘Limited Inc’ Derrida fait référence à des passages comme celui-ci qui font partie de son analyse des théories traditionnelles de l’écriture. Il écarte comme ‘simplifiant’ le jugement de Searle que l’un est dépendant d’une manière contingente sur l’autre. Pourtant il n’entame pas la question sauf pour dire que « Des lois structurelles et historiques ont construit cette ‘dépendance’ partout où elle s’est produite, avec ce qu’elle a produit, en fait de symptômes et de leurres notamment ».[285] En d’autres mots, ce jugement de dépendance était quelque type d’erreur inévitable (qui est expliquée dans De la grammatologie, par exemple). Il critique Searle néanmoins pour n’avoir pas été conscient de son traitement de cette question dans des textes autre que Sec, textes qui forment le « contexte implicite de Sec ».[286]
Brièvement donc, la réponse de Derrida à <1> est qu’il avait montré, dans des textes auxquels Sec fait référence implicitement, que et la parole et l’écriture sont arché-écriture, ce qui entraîne la déconstruction de l’opposition parole/écriture, ce qui à son tour rend illégitime tout analyse qui montrerait une dépendance même contingente soit de l’écriture sur la parole, ou vice versa. A propos de <2> et de <3>, Derrida voit l’intention comme d’une certaine manière une partie de la formation du contexte ‘total’:
L’intention, elle-même marquée par le contexte, n’est pas étrangère à la formation du contexte ‘total’. ... Prétendre traiter le contexte comme quelque chose dont on peut faire abstraction pour affiner l’analyse, c’est s’engager dans une description qui manque le contenu même et l’objet qu’elle prétend isoler: le contexte les détermine intrinsèquement.[287]
L’intention donc serait marquée par le contexte et formerait avec lui un contexte total qui déterminerait les énonciations intrinsèquement. Evidement l’intention de l’écrivain prend lieu dans le même contexte que la production des graphèmes; donc l’intentionnalité, en ce qui concerne et l’attitude et le contenu, fait partie du contexte total de production, et Derrida ne rejette l’intention plus qu’il ne rejette le contexte. L’intention prend lieu dans un contexte qu’elle affecte (ou détermine) et par lequel elle est affectée. Elle marque, et est marquée par, le contexte; c’est-à-dire que l’intention et le texte produit sont marqués par le même contexte. Donc le texte est marqué par l’intention et par le contexte qui marque l’intention — soit par le contexte ‘total’. Nous verrons plus tard que ceci n’est pas toujours le cas; comme l’indique Searle, l’intention de représenter et l’intention de communiquer ne sont pas la même. Donc ce n’est pas nécessaire qu’une intention laisse une marque sur un texte.
En fait Derrida montre un conflit en Searle qui ailleurs rejette explicitement toute distinction précise entre intention et contexte, quoiqu’en critiquant Derrida il emploie une telle distinction. Il fait référence aux intentions du locuteur comme faisant partie du contexte d’énonciation.[288]
Est-ce que Searle était justifié lorsqu’il pensait que Sec avait prétendu ou impliqué que les intentions étaient parfois absentes des énonciations ou inscriptions? Voici un passage qui pourrait laisser croire que Sec prétendait que les intentions étaient (ou du moins pourraient être) absentes de l’écriture:
Toute écriture doit donc, pour être ce qu’elle est, pouvoir fonctionner en l’absence radicale de tout destinataire empiriquement déterminé en général. ...
Ce qui vaut du destinataire vaut aussi, pour les mêmes raisons, de l’émetteur ou du producteur. Ecrire, c’est produire une marque qui constituera une sorte de machine à son tour productrice, que ma disparition future n’empêchera pas principiellement de fonctionner et de donner, de se donner à lire et à réécrire. Quand je dis ‘ma disparition future’, c’est pour rendre cette proposition plus immédiatement acceptable. Je dois pouvoir dire ma disparition tout court, ma non-présence en général, et par exemple la non-présence de mon vouloir-dire, de mon intention-de-signification, de mon vouloir-communiquer-ceci, à l’émission ou à la production de la marque. Pour qu’un écrit soit un écrit, il faut qu’il continue à ‘agir’ et être lisible même si ce qu’on appelle l’auteur de l’écrit ne répond plus de ce qu’il a écrit, de ce qu’il semble avoir signé, qu’il soit provisoirement absent, qu’il soit mort ou qu’en général il n’ait pas soutenu de son intention ou attention absolument actuelle et présente, de la plénitude de son vouloir-dire, cela même qui semble s’être écrit ‘en son nom’.[289]
Premièrement, l’écriture doit pouvoir fonctionner étant donné l’absence radicale du destinataire en général. Ceci s’applique aussi à l’expéditeur (c’est-à-dire l’écrivain). Donc, explicitement, l’écriture doit pouvoir fonctionner étant donné l’absence radicale de l’écrivain. Or le passage parle aussi d’une ‘intention-de-signification’; cette intention n’est pas la signification tout court. Ici l’on doit distinguer entre l’intention-de-signification et l’intention tout court, à savoir ce que l’on a voulu dire. C’est l’intention-de-signification qui est supposée être non présente. Pourtant le mot de non-présence est potentiellement trompeur; il ne veut pas dire ‘absence’. Dans sa lettre à Houdebine, à laquelle j’ai déjà fait référence, Derrida explique la non-présence.[290]
It has happened that I have spoken of nonpresence in effect, but by this I was designating less a negated presence, than ‘something’ (nothing, indeed, in the form of presence) that deviates from the opposition presence/absence (negated presence), with all that this opposition implies.[291]
Le point est que la non-présence n’est pas l’absence (et, par extension, que la non-présence de l’intention n’est pas de même que son absence). Le fait qu’un acte conscient soit intentionnel ne signifie pas que l’intention soit consciente (ou, dans le langage de Derrida, que l’intention soit présente à la conscience).[292] On peut ne pas être pleinement conscient de ses propres intentions. Afin de mieux comprendre cette affaire de non-présence je montrerai que, pour Derrida, les intentions ne peuvent jamais être pleinement ‘réalisées’ — c’est-à-dire réalisées ou exprimées dans des énonciations. A cause de la dissémination, elles ne peuvent jamais être rendues pleinement présentes dans le langage.
C’est la dernière partie de l’avant-dernière citation qui est importante; et elle est de nouveau citée dans ‘Limited Inc’.[293] L’écriture doit pouvoir fonctionner dans les cas extrêmes où l’écrivain est mort (et ceci est mis en italiques lorsque le passage est cité dans ‘Limited Inc’), quand l’écrivain n’a « pas soutenu de son intention ou attention absolument actuelle et présente, de la plénitude de son vouloir-dire, cela même qui semble s’être écrit ‘en son nom’ ». Ceci semble indiquer le cas où l’écrivain ne prête pas beaucoup d’attention à ce qu’il écrit. Par exemple, il se peut qu’il écrit distraitement. Dans ce cas toutefois le point est presque trop évident: on peut comprendre ce que signifie l’écriture de quelqu’un sans savoir s’il était (pleinement) conscient de ce qu’il disait.[294]
Or l’interprétation de Sec, que Derrida donne dans ‘Limited Inc’, interprète ce passage de la manière suivante:
à aucun moment Sec n’a allégué l’absence, l’absence simple de l’intentionnalité. Ni la rupture, la rupture simple ou radicale avec l’intentionnalité. Ce qui y est mis en question, ce n’est pas l’intention ou l’intentionnalité mais leur telos, ce qui en oriente et organise le mouvement, la possibilité de leur accomplissement, de leur remplissement, de leur plénitude actuelle et présente, présente à soi, identique à soi.[295]
L’intention est d’une certaine manière présente, mais elle n’est pas pleinement actualisée au sens derridien du mot — elle n’est pas encodée d’une telle manière à ne pas être irréductiblement polysémique. Et ceci est le cas que l’on soit ou non conscient de ce que l’on dise. Parce que l’intention n’est pas pleinement actualisée (et ne peut pas l’être), Derrida ne veut pas dire qu’elle soit présente. Donc le point à propos d’intentionnalité que Derrida veut mettre le plus au point est qu’elle ne peut pas s’actualiser pleinement en langage. Puisque tout texte (parlé ou écrit) peut être interprété polysémiquement, et parce que (comme expliqué en Chapitre Quatre, §1) toute signification se dissémine lorsque le texte, dans lequel elle se trouve, est interprété — à cause de différences contextuelles de lecture, il ne peut pas y avoir la simple et pleine présence d’un vouloir-dire dans un texte.
Brièvement donc, Derrida a raison quand il dit que Sec ne prétend pas que les intentions soient absentes de l’écriture. Toutefois, puisque Derrida parle de l’absence radicale du destinataire en général,[296] il est compréhensible que Searle aurait pensé (d’abord, de toute manière) qu’il entendait l’absence de toute trace de l’expéditeur (ce qui pourrait inclure ses intentions). Mais ‘absence radicale’ ne comprend pas l’absence d’intention, de vouloir-dire — que j’ai interprété comme l’absence du conscience soit de ce que l’on voulait dire, ou que l’on voulait dire.
Jusqu’à ce point j’ai tenté de clarifier ce que ‘itérabilité’ signifie pour Searle et Derrida, et j’ai examiné leurs conceptions de la relation entre intention et contexte (dans le cas et de l’écriture et de la parole). J’espère avoir établi que Searle pense de ces chose selon la Théorie classique, et donc qu’il manque à comprendre Derrida et sa critique d’Austin. Dans la sous-section suivante, je comparerai davantage les perspectifs de Searle et Derrida sur ces questions tout en gardant un oeil sur un traitement ultérieur de leur conflit sur la distinction sérieux/non-sérieux (en §3).
J’ai établi que Derrida ne dit pas que les intentions (qu’il voit comme marquant, et étant marquée par, le contexte) sont absentes dans le cas de l’écriture (qu’il voit, tout comme la parole, comme une instance d’arché-écriture); il dit plutôt qu’elles ne peuvent être pleinement actualisées (c’est-à-dire rendues exclusivement présentes) dans un texte. Maintenant je considérerai, afin de traiter d’une autre critique faite par Searle (à savoir que Derrida en effet considère toute signification comme énonciative, les intentions étant des entités mystérieuses qui se tiennent derrière les énonciations), s’il y a en Derrida une distinction comme celle de Searle entre la signification énonciative d’un locuteur et la signification littérale d’un mot ou d’une phrase. Je montrerai qu’il y en a bien une, et que la critique est par conséquent sans fondement.
Comme je l’ai déjà noté, Searle fait distinction entre la signification énonciative d’un locuteur et la signification littérale — ou entre les significations contextuelle et conventionnelle (voir Chapitre Deux, §3). Il soutient qu’il y a une telle chose que la signification littérale d’une phrase, mais il prétend qu’elle est (souvent et peut-être toujours) relative au contexte, c’est-à-dire à un arrière-plan d’assomptions. Ceci, indique-t-il, n’est pas un propos au sujet de l’ambiguïté, le vague ou l’indexicalité. Et, même si la signification littérale est de cette manière relative au contexte, elle ne doit pas pour autant être confondue avec la signification énonciative.
Dans cette section je montrerai: premièrement, que Derrida accepte une distinction similaire à celle entre significations littérale et énonciative, et qu’il a tort lorsqu’en effet il accuse Searle de considérer les significations énonciatives comme des corruptions dont on doit faire abstraction en analysant la situation de langage; et deuxièmement, qu’il n’y a pas de majeure différence entre ce que Derrida appelle ‘dissémination’ (ou ‘polysémie irréductible’) et ce que Searle appelle ‘ambiguïté littérale’. Et Searle et Derrida rejettent la notion d’indétermination sémantique (ou ‘libre jeu’, ‘freeplay’). Donc la polysémie irréductible n’est pas une polysémie indéterminée; elle est, en fait, l’ambiguïté littérale. En troisième lieu, je traiterai de l’accusation de la part de Searle selon laquelle Derrida penserait que les intentions ‘se tiennent derrière’ les énonciations et que toute énonciation doit être consciente. Je montrerai que Derrida n’accepte pas de telles thèses. Plutôt accepte-t-il une thèse qui ressemble (dans de respects examinés ci-dessous) à la thèse searlienne qu’une phrase significative est la permanente possibilité de l’acte intentionnel correspondant, c’est-à-dire qu’elle est une intention fongible. Derrida pense qu’une signification n’est jamais pleinement présente dans des phrases significatives; donc, comme nous le verrons, il émet des réserves concernant cette thèse. Je montrerai que ces réserves peuvent être adressées par la théorie de Searle. Ces matières résolues, je pourrai procéder, dans la section suivante, à un traitement spécifique de la distinction normal/parasitaire.
Voici une présentation précise d’un group essentiel de distinctions faites par Searle:
c’est une erreur de catégorie de supposer que l’énonciation d’une occurrence est identique à l’occurrence; et c’est aussi une erreur (dérivée de la précédente) de supposer que, là où le sens de l’énonciation diverge du sens de la phrase, l’occurrence acquiert un sens différent de celui du type. ... la même énonciation peut comporter un grand nombre d’occurrences, et la même occurrence servir à faire plusieurs énonciations, comme quand quelqu’un brandit le même signal ‘STOP’ à plusieurs reprises. Chaque énonciation met effectivement en jeu la production ou l’emploi d’une occurrence; mais l’énonciation n’est pas identique à l’occurrence, et là où le ses de l’énonciation diverge du sens de la phrase; l’occurrence ne change pas de sens. Si l’on exclut les changements diachroniques, les codes particuliers et autres, le sens de l’occurrence est toujours le même que celui du type. Le sens de la phrase, type ou occurrence, doit être distingué du sens le l’énonciation du locuteur, et la distinction phrase-énonciation ne recouvre pas la distinction type-occurrence.[297]
Ceci veut dire que l’emploi d’une occurrence ne change pas le type de cette occurrence. Donc, comment que l’on emploie la phrase, ‘Le chat est sur le paillasson’ veut dire le chat est sur le paillasson. Quand on l’emploi comme code secret, elle veut dire quelque chose de plus aussi (c’est-à-dire qu’elle a une signification énonciative au-delà de sa signification littérale). Qui plus est, l’énonciation de ‘Le chat est sur le paillasson’ peut être en plusieurs différentes occurrences, comme plusieurs formes imprimées ou orales. Et l’occurrence ‘Le chat est sur le paillasson’ (ou ‘STOP’ dans l’exemple de Searle) peut être ‘énoncée’ de plusieurs manières; par exemple, comme elle apparaît ici l’on peut la découper (avec l’aide des ciseaux et de la colle) pour l’employer ailleurs.
Il y a donc une distinction entre des occurrences et des énonciations même si celles-ci ne peuvent pas exister sans celles-là, c’est-à-dire même si l’on ne peut faire une énonciation sans produire quelque occurrence. L’énonciation et son occurrence peuvent avoir différentes significations, mais la signification énonciative n’affecte point la signification littérale de l’occurrence. Donc, quoi que veuille dire un locuteur en énonçant ‘Le chat est sur le paillasson’, cela ne peut changer le fait que cette occurrence (et toute occurrence de ce type) veuille dire le chat est sur le paillasson. Donc on fait deux distinctions fondamentales: phrase/énonciation et type/occurrence.
Et la signification énonciative d’un locuteur et la signification littérale sont dépendantes sur le contexte. Par-delà de la dépendance sur le contexte d’une énonciation de ‘Le chat est sur le paillasson’ (où ses mots indexiques ne sont déterminés que relativement au contexte de l’énonciation qui détermine justement quel chat et quelle paillasson sont en question), il y a une contextualité de sa signification littérale. La signification de ‘Le chat est sur le paillasson’ est relative « à un ensemble d’assomptions d’arrière-plan ».[298]
Cette dépendance sur des assomptions de contexte ou d’arrière-plan est facile à montrer: par exemple, il serait problématique de parler d’un chat sur un paillasson hormis quelque champ gravitationnel. On peut toujours le dire toutefois, comme Searle le montre dans un exemple: à travers son champ de vision, tandis que l’on regarde par le vitre d’un vaisseau spatiale, voguent des paillassons avec des chats près d’eux d’une telle façon que, relativement au vaisseau, on peut dire que dans certains cas le chat est sur le paillasson, et dans d’autres que le paillasson est sur le chat. Et il y a d’innombrables autres contextes auxquels l’affirmation au sujet du chat est de même relative — mais je ne les considère pas maintenant.[299]
Maintenant, il faut établir un lien entre cette discussion de la signification littérale et la question d’intentionnalité: Searle indique que « la notion de sens littérale d’une phrase équivaut en un sens à la notion d’intentionnalité conventionnelle et donc communicable ».[300] La signification littérale d’une phrase est son intentionnalité conventionnelle ou quelque chose qui peut servir pour, ou remplacer, l’intentionnalité; autrement dit, c’est son être à propos de quelque chose par convention. Searle explique que les intentions et états intentionnels sont à propos de quelque chose. Donc une signification littérale est quelque chose qui peut faire le travail d’un état d’esprit qui soit à propos de quelque chose.
Dans Réponse cette notion d’intentionnalité fongible est en effet entamée. Là Searle soutient que « l’itérabilité des formes linguistiques facilite et constitue une condition nécessaire des formes particulières d’intentionnalité qui sont caractéristiques des actes de langage ».[301] Par ‘formes linguistiques’ il entend mots et syntaxe. Il prétend que c’est en vertu de notre maîtrise d’ensembles de règles récursives que nous pouvons générer un nombre infinie d’actes de langage qui peuvent communiquer un nombre infinie de choses nouvelles. C’est la connaissance de ces règles et formes linguistiques qui nous permet de communiquer. Et même quand une phrase a été sevrée de son origine
on ne peut pas en finir avec l’intentionnalité, parce qu’une phrase douée de sens n’est autre qu’une possibilité permanente d’accomplir l’acte de langage (intentionnel) correspondant. Pour le comprendre, il suffit de savoir que quiconque dirait cette phrase en voulant la dire effectuerait l’acte de langage déterminé par les règles du langage qui donnent un sens à la phrase.[302]
Connaître les éléments et règles linguistiques de la langue en question nous permet de déterminer ce que voulait dire l’auteur d’une phrase, un auteur qui n’est plus présent (pour répondre aux questions, etc.).
Avant de considérer ceci davantage pourtant, je dois souligner que le fait que des significations littérales soient des intentions fongibles ne mine pas la distinction entre la signification énonciative et la signification d’une phrase. Une phrase a une sens littérale, une intentionnalité fongible ou conventionnelle: c’est par convention qu’elle est à propos d’un état d’affaires. Dans les mots de Lewis (déjà cités en Chapitre Deux, §3), sa signification est par force de précédent. Il est depuis longtemps établi par convention que des phrases-occurrences de ce type, dans quelque contexte qu’elles soient énoncées, sont à propos de quelque chose de spécifique. Par force de précédent, ‘Le chat est sur le paillasson’ signifie le chat est sur le paillasson. Mais toute intentionnalité n’est pas conventionnelle à cette manière. Le poème de Dickinson que j’ai cité montre comment l’énonciation d’une phrase peut exprimer ce que veut dire un locuteur d’une manière non pas gouvernée par des conventions. Dans les mots de Lewis, il s’agit de communication par force de clarté. J’ai déjà montré le fonctionnement des métaphores selon Searle, et j’ai expliqué comment, d’après lui, on peut faire deux actes illocutoires par moyen d’un seul acte énonciatif. Par exemple, ‘Je veux que vous le fassiez’ est littéralement une assertion; mais elle est aussi un acte indirecte de langage, en l’occurrence une requête.[303]
Searle insiste que la dépendance sur le contexte d’une signification énonciative diffère de la dépendence sur le contexte de la signification d’une phrase. Clairement, il y a une différence générale ici. Mais avant d’examiner comment Derrida considérerait ceci, je dois clarifier davantage comment Searle comprend cette opposition. Voici les mots de Searle concernant les deux types de dépendence sur le contexte:
[Une] conclusion sceptique que je veux désavouer explicitement est la thèse selon laquelle la relativité [de la signification littérale] détruit ou, d’une certaine manière, vient contredire le système des distinctions ... centré sur l’opposition entre [la signification littérale] de la phrase et [la signification] de l’énonciation du locuteur, où [la signification] de l’énonciation peut diverger de diverses manières [de la signification littérale] de la phrase. ... La modification que la thèse de la relativité [de la signification] impose à ce système de distinctions est celle-ci: pour expliquer comment le contexte intervient dans la production et la compréhension des énonciations métaphoriques, des actes de langage indirects, des énonciations ironiques et des implications conversationnelles, on devra distinguer le rôle particulier que le contexte d’énonciation joue dans chaque cas du rôle que jouent les assomptions d’arrière-plan dans l’interprétation [de la signification littérale].[304]
Evidement Searle maintient la distinction entre la signification d’une phrase et celle d’une énonciation malgré le fait que toutes les deux soient déterminées par le contexte. Dans le cas de la signification énonciative, il y a un rôle spécial de contexte par-delà de son rôle comme déterminant de la signification littérale. Je comprends que le contexte auquel les significations littérales sont relatives en est un auquel des locuteurs en général ont accès, mais que le contexte auquel les significations énonciatives sont relatives est quelque contexte spécial. Les assomptions d’arrière-plan des significations de phrases sont des assomptions faites par les locuteurs de la langue. Ce sont les conventions de ces locuteurs qui déterminent les significations de la langue. Aucun individu ne peut changer des conventions, mais des locuteurs individuels peuvent contrôler des contextes spéciaux, comme le montrent les cas où sont utilisés des métaphores ou des mots de passe, par exemple. Evidement la signification littérale conventionnelle de la phrase ‘Le chat est sur le paillasson’ est le chat est sur le paillasson, même si pour quelque énonciation de cette phrase, dans des contextes spéciaux, elle peut signifier de plus (comme code) quelque chose comme, par exemple, l’équipement de surveillance est installé.
Derrida aussi est conscient de telles différences. Il cite un fragment énigmatique de l’édition française du Nachlass (les inédits) de Nietzsche: ‘J’ai oublié mon parapluie’. Littéralement la phrase veut dire j’ai oublié mon parapluie (ou, du moins, c’est ce que dirait Searle). Mais personne ne connaît le contexte spécial de ce remarque; c’est-à-dire que nous savons ce que la phrase veut dire, mais sans pour autant savoir ce que Nietzsche voulut dire ou faire dans les circonstances spéciales dans lesquelles il l’écrivit. Derrida discute de cette exemple et d’un autre donné par Searle, à savoir ‘Le vingt septembre 1793 je fis le voyage de Londres à Oxford’:[305]
le fonctionnement de la marque, une certaine itérabilité, ici une certaine lisibilité au-delà de la disparition de l’auteur présumé, la reconnaissance d’un certain code sémantique et syntaxique à l’oeuvre dans cette phrase [‘Le vingt septembre 1793...’], rien de tout cela ne constitue ni ne requiert une compréhension pleine de la meaningfulness de cette phrase, c’est-à-dire de l’intentionnalité complète et originaire de son vouloir-dire, pas plus que du ‘j’ai oublié mon parapluie’ abandonné comme un île dans les inédits de Nietzsche. Mille possibilités resteront toujours ouvertes, alors même qu’on comprend quelque chose de cette phrase qui fait sens..., autant de possibilités que Sarl range sans doute parmi le ‘corruptions’ exclue par [l’admission de l’assomption que l’auteur avait dit exactement ce qu’il avait voulu dire et que nous avons compris ce qu’il avait dit].[306]
Pour être clair, Derrida tient que « Chacun comprend ce que veut dire ‘j’ai oublié mon parapluie’ ».[307] Mais « Nous ne serons jamais assurés de savoir ce que Nietzsche a voulu faire ou dire en notant ces mots. Ni même s’il a voulu quoi que ce fût ».[308] Bref, nous savons ce que la phrase veut dire mais ne serons jamais sûrs comment Nietzsche l’avait voulue dire. Sur la question fondamentale ici, prima facie il semblerait ne pas y avoir d’importante différence entre Searle et Derrida, parce que Derrida semble faire ce qui est en effet la distinction searlienne entre la signification littérale d’une phrase et la signification énonciative d’un locuteur (ou d’un écrivain). Si ceci est le cas, alors Derrida a tort de dire que Searle compterait les possibilités mentionnés ci-dessus (de significations énonciatives) comme des corruptions. Je retournerai à ce point dans un instant (dans la sous-section suivante) pour considérer si, lorsque Derrida dit que nous savons ce que signifie la phrase, il veut dire que nous savons sa signification littérale ou simplement quelque interprétation de sa signification irréductiblement polysémique.
Soit dit en passant que, dans sa critique de l’interprétation derridienne d’Austin, Searle ne distingue pas clairement entre la signification d’une phrase et celle d’une énonciation. Il explique la signification comme l’intentionnalité fongible (mais sans employer le mot de fongible): « Dans la mesure où l’auteur dit ce qu’il veut dire, le texte exprime ses intentions. Il est toujours possible qu’il puisse ne pas avoir dit ce qu’il voulait dire ».[309] Dans un sens le mot d’intentionnalité est équivoque dans sa critique de Derrida: il écrit comme si comprendre l’intentionnalité fongible d’une phrase était comprendre son intentionnalité tout court. Mais, comme nous l’avons vu, la question est plus compliquée que cela.
Comme je l’ai déjà noté, Derrida indique que nous savons ce que veut dire la phrase de Nietzsche citée ci-dessus, mais que nous ne comprenons pas pleinement comment il l’entendait. Dans un sens nous comprenons clairement ce qui a été entendu, mais dans un autre sens nous ne le comprenons pas. Si Searle avait raison que Derrida prétende que l’intentionnalité est absente de l’écriture, alors, puisqu’une phrase exprime toujours une intention fongible, son argument contre lui serait juste. Mais Searle ne considère pas si Derrida aurait pu avoir entendu non pas cette intention fongible mais l’intention du locuteur ou de l’écrivain.
Derrida prétend que, sur ce qui est en effet la question d’intentionnalité fongible, il est ‘à peu près d’accord’ avec Searle à ceci près que lui, en mettant l’accent sur le ‘ful’ de ‘meaningful’, n’accepte pas que les intentions puissent jamais être pleinement actualisées:
C’est pourquoi si je suis à peu près d’accord avec cet énoncé de Sarl: « ...there is no getting away from intentionality, because a meaningful sentence is just a standing possibility of the corresponding (intentional) speech act », (p. 202) [ »...on n’échappe pas à l’intentionnalité, parce qu’une phrase signifiante est seulement une possibilité ouverte de l’acte de langage (intentionnel) correspondant »], j’ajouterais en pesant artificiellement sur ful, qu’il ne peut y avoir, pour les raisons que je viens de dire, de « sentence » pleinement et actuellement meaningful et donc (ou parce que) il n’y a pas de « corresponding (intentional) speech act » accompli, pleinement présent, actif et actuel.[310]
Derrida est donc d’accord jusqu’à un certain point (qu’il ne spécifie pas) que les phrases signifiantes sont des intentions fongibles, mais il rejette le point de vue selon lequel les intentions puissent être pleinement présentes dans un texte; donc les intentions fongibles ne seraient pas pleinement présentes dans des textes. Ceci est en accord avec la position de Derrida sur la dissémination ou polysémie irréductible, que j’ai déjà examinée. Les ‘raisons que je viens de dire’ fait référence au fait que l’itérabilité (qui explique la dissémination) empêche que les intentions soient actualisées.[311] Ces raisons sont réitérées plusieurs pages plus loin quand Derrida dit qu’il trouve ‘irrecevable’ l’« hypothèse idéale » de Searle selon laquelle un auteur aurait dit ce justement qu’il voulait dire: « la structure même de la marque (par exemple le minimum d’itérabilité requise) interdit l’hypothèse de l’idéalisation, à savoir l’adéquation d’un meaning à lui-même... »;[312] autrement dit, l’itérabilité entraîne une dissémination inévitable. Donc il n’y aurait pas de signification idéalisée d’une phrase. Je comprends que ceci exclurait toute signification univoque d’une phrase, quelle que soit la phrase. Bref, non seulement le locuteur ne peut-il actualiser ses intentions dans des énonciations, mais toute la communauté des locuteurs à laquelle il appartient ne peut déterminer des conventionnelles significations non disséminatrices pour quelque phrase que ce soit. En effet, non seulement le locuteur-écrivain est-il absent de ses mots, mais toute la communauté linguistique est de même absente — à cause d’itérabilité. Importante à noter ici est la différence (déjà mentionnée) entre l’absence de quelque chose et son manque de pleine présence. Derrida, à la différence de Searle, trouve cette distinction significative.
Ici l’exemple donné, ‘Le vingt septembre 1793...’, est de Searle. Derrida remarque que ce n’est pas des exemples les plus clairs puisqu’il contient le mot indexique de je. Mais c’est également le cas de la citation de Nietzsche qu’il donne lui-même quelques paragraphes plus tard. Toutefois, il dit, dans une autre oeuvre il est vrai — soit Eperons, que nous savons tous ce que Nietzsche voulait dire. Ceci semblerait suggérer qu’il y ait certaines significations de phrases auxquelles nous ayons accès du simple fait d’être locuteurs de la langue en question. Il est toutefois à remarquer que Derrida, dans la dernière citation, parle de cette signification idéalisée comme l’« adéquation d’un meaning à lui-même ». Il rejette une telle entité idéalisée parce que (comme je l’ai montré en Chapitre Quatre, §1) l’itérabilité (qui connote l’identité malgré la différence) l’exclut — le processus qui constitue l’identité d’un objet le fendant aussi.
Pourtant, quoique Searle parle de types et de significations littérales, sa théorie de la signification n’est pas idéaliste. Comme je l’ai montré, il considère la signification d’une phrase comme étant relative à des arrière-plans d’assomptions et il ne nie pas que, avec des avancés dans la compréhension scientifique (par exemple), ces assomptions puissent changer. Il accepte que ‘être sur’, ‘chat’ et ‘paillasson’ puissent être entendus différemment dans différents endroits ou à des moments différents. C’est seulement qu’il nie que ceci nous oblige à renoncer à la notion de la signification d’une phrase. Pour un locuteur de dire ce qu’il veut dire, l’hypothèse searlienne qui est en question à l’instant, n’est pas pour le locuteur d’énoncer une phrase qui ait une signification absolue et immuable (ou même une signification non ambiguë et non vague). Pourquoi Searle serait-il davantage engagé à ceci que ne le serait Derrida lorsque celui-ci dit que nous savons tous ce Nietzsche voulait dire? Si nous savons tous ce qu’il voulait dire, alors vraisemblablement Nietzsche lui-même le savait aussi. Mais non seulement Nietzsche voulait-il le dire, de plus il l’a écrit. Il a donc dit ou écrit ce qu’il avait voulu dire. Et c’est ceci qu’explique l’hypothèse de Searle.[313]
Searle croit en l’ambiguïté et le vague littéraux des phrases. Donc sa position incorpore la notion de polysémie. Toutefois, il tient que l’ambiguïté n’est jamais infinie.[314] Et il accuse Derrida d’avoir présupposé qu’« à défaut de fondements nous sommes abandonnés au jeu libre des signifiants ».[315] Derrida, comme nous l’avons vu, parle de la polysémie irréductible (ou la dissémination). Mais tenir à l’irréductibilité de la polysémie n’est pas de même que prétendre que les signes, mots ou phrases aient une signification indéterminée, parce que pour Derrida la polysémie des textes est déterminable: « du point de vue sémantique ... la ‘déconstruction’ ne devrait donner lieu ni au relativisme ni à quelque indéterminisme »;[316] qui plus est,
je n’ai jamais proposé « une sorte de choix, dans la forme du ‘tout ou rien’, entre réalisation pure de la présence à soi d’une part et libre jeu total [‘complete freeplay’] ou indécidabilité d’autre part ». Je n’y ai jamais cru et jamais je n’ai parlé de ‘libre jeu total ou indécidabilité’.[317]
Mais si la dissémination n’est pas la polysémie irréductible entendue comme polysémie indéterminée, alors assurément est-ce l’ambiguïté toute simple.[318] Derrida semble dire simplement que toute énonciation est ambiguë sans l’être d’une manière non décidable. Il rejette un ferme méta-contexte (par exemple, l’arrière plan ou le réseau searliens).[319] De tels méta-contextes ont ‘du jeu’. Mais ex hypothesi cela ne les fait pas indéterminés. On peut déterminer cette dimension de jeu, c’est-à-dire l’étendue de l’« oscillation » des possibilités déterminées de la signification du texte en question. Autrement dit, bien que l’on ne puisse réduire la polysémie d’un texte, on peut bien la déterminer. Mais en quoi ceci diffère-t-il de ce que dit Searle à ce sujet, à savoir que l’arrière-plan et le réseau peuvent changer? Ceci est-il l’ouverture dans le méta-contexte?[320]
J’estime que et Searle et Derrida se rendent compte que, bien qu’un écrivain puisse dire littéralement ce qu’il veut dire, il se peut que nous ne sachions pas ce qu’il veut dire (par opposition à ce que ce qu’il a dit veut dire en plus) parce que nous ne sommes pas conscients du contexte ‘total’ de la remarque (de toutes les assomptions d’arrière-plan). Derrida a davantage à dire à ce sujet: il se peut que les lecteurs ne puissent pas distinguer entre, d’une part, plusieurs interprétations que soutient un texte (et pour lesquelles l’auteur est donc, d’une certaine manière, responsable) et, d’autre part, l’interprétation qui avait été entendue par l’auteur. Par exemple, Nietzsche, dans une de ses premières oeuvres, fit plusieurs remarques qui peuvent être interprétées comme étant proto-fascistes; les Nazis les ont utilisées comme telles. Derrida indique que, bien que les remarques soutiennent une interprétation proto-fasciste, il se peut qu’elles n’aient pas été entendues comme telles. Il distingue entre la signification entendue par l’auteur, d’une part, et de l’autre, les significations pour qui, bien que l’auteur ne les aient pas entendues, il porte la responsabilité en tant que écrivain du texte. Il distingue donc la signification entendue des autres significations que le texte peut être interprété comme soutenant:
the effects or structure of a text are not reducible to its ‘truth,’ to the intended meanings of its presumed author, or even its supposedly unique and identifiable signatory. And even if Nazism, far from being the regeneration called for by these lectures of 1872, were only a symptom of the accelerated decomposition of European culture and society as diagnosed, it still remains to be explained how reactive degeneration could exploit the same language, the same words, the same utterances, the same rallying cries as the active forces to which it stands opposed [Oto, 29].
One may wonder how and why what is so naively called a falsification was possible (one can’t falsify just anything), how and why the ‘same’ words and the ‘same’ statements — if they are indeed the same — might several times be made to serve certain meanings and certain contexts that are said to be different, even incompatible [Oto, 24].
Il se peut que Nietzsche n’ait pas entendu quoi que ce soit de fasciste par ses remarques. Néanmoins il les inscrit dans un texte qui porte son nom, et il les édita (ou les prononça). Il est responsable non pas seulement pour ce qu’il entendit, comment qu’il ait essayé de l’écrire sans ambiguïté, mais aussi pour d’autres interprétations que (à cause de son dimension de jeu) soutient le texte. Derrida indique que la distinction entre ce que Nietzsche voulut dire et différentes interprétations de ce qu’il dît n’est pas une distinction claire et que, de toute manière, la responsabilité de l’écrivain coupe à travers cette distinction. Nietzsche écrivit un texte qui avait plusieurs significations déterminables (ou qui avait un jeu déterminable de significations) entre lesquelles nous ne pouvons décider laquelle il avait entendue.
Etant donné qu’il y a des énonciations dont la signification littérale peut être difficile à déterminer (comme ces énonciations de Nietzsche tirées de ses conférences de 1872), ne peut-il y avoir des énonciations qui aient des significations littérales qui ne soient nullement polysémiques (pour ne même pas dire irréductiblement polysémiques)? Il paraît qu’une phrase comme ‘J’ai oublié mon parapluie’ est évidente et non ambiguë (ou non polysémique). Comme se le rendent compte et Searle et Derrida, ceci n’a rien à voir avec comment elle serait considérée dans certaines situations; c’est-à-dire, ceci ne dit rien sur combien ses significations énonciatives puissent être claires ou non. Comment qu’elle puisse être employée, et dans quelque contexte particulier que ce soit, afin d’exprimer des significations énonciatives, elle a une signification littérale (ou signification tout court, puisque Derrida n’emploie aucun adjectif qualificatif) qui soit claire et, semble-t-il, non polysémique. Pour Searle, les assomptions d’arrière-plan partagées par les locuteurs d’une langue sont, à un certain niveau, communes.[321]
En somme, il ne semble pas y avoir de grande différence de point de vue entre Derrida et Searle sur la question de la signification des phrases — malgré le fait que tous les deux pensent qu’il y en ait bien. Tous les deux voient les significations comme relatives aux contextes et, plus profondément, aux méta-contextes; et ils se rendent compte que ces contextes ne sont pas fermes et immuables. De même se rendent-ils compte que des phrases se rapportent à leurs contextes d’une telle manière à faire de la polysémie (ou ambiguïté) un trait qu’aient beaucoup de phrases. La différence est que Derrida, à cause de sa notion d’itérabilité (ou à cause de son interprétation de ce qu’elle entraîne), croit que la signification des phrases est toujours polysémique tandis que Searle admet la possibilité de phrases univoques. Et la phrase ‘J’ai oublié mon parapluie’ est sans ambiguïté. L’itérabilité ne fait aucune différence à la manière dont cette phrase est à comprendre littéralement.
Je considère maintenant les critiques de la position de Derrida mentionnées ci-dessus. Selon Searle il y a deux ‘obstacles’ qui empêcheraient Derrida de comprendre la thèse que « une phrase douée de sens n’est autre qu’une possibilité permanente d’accomplir l’acte de langage (intentionnel) correspondant »: il penserait (1) que les intentions se trouvent derrière (‘lie behind’) les énonciations,[322] et (2) que toute intention doit être consciente.[323] Je montre maintenant que non seulement Derrida ne fait-il pas ces deux erreurs, mais qu’il tient bien une thèse très similaire à celle que je viens de mentionnée — quoique avec une importante réserve (déjà mentionnée), à savoir que les phrases ne sont jamais ‘meaningful’, pleines de signification.
Je viens de montré que Derrida tient un point de vue assez similaire à celui de Searle mentionné ci-dessus dans la mesure où il tient que l’on peut toujours faire d’une phrase au moins un minimum de sens;[324] par exemple, nous pouvons tous comprendre la remarque de Nietzsche à propos de son parapluie et donc nous savons que sa signification est quelque chose qu’éventuellement il aurait pu avoir voulu dire. Mais si ceci est quelque chose que Derrida comprend bien, alors il peut guère y avoir d’obstacles à ce qu’il le comprenne! Evidement, comme nous l’avons vu, Derrida trouve problématique le mot de meaningful: « il ne peut y avoir ... de « sentence » pleinement et actuellement meaningful et donc (ou parce que) il n’y a pas de « corresponding (intentional) speech act » accompli, pleinement présent, actif et actuel ».[325] Donc, strictement, pour Derrida il n’y aurait aucune correspondance entre une phrase et n’importe quelle intention. Derrida pourtant se rende compte que Searle ne parle pas dans un sens si stricte. Il croit, avec raison, que leur discussion sur cette question a été pour la plupart une affaire d’équivoques.[326] En somme, Derrida souscrit bien à la thèse de Searle qu’une phrase significative est la possibilité permanente de l’acte intentionnel de langage correspondant; mais, à cause de ses thèses sur la dissémination et la citationnalité, il croit que il n’y ait jamais de correspondance une à une entre une énonciation et une intention.
Pourtant, étant donné que Derrida accepte la thèse mentionnée ci-dessus, fait-il néanmoins les deux assomptions que je viens de mentionner? A propos de (1), il semble étrange d’accuser Derrida de tenir un tel point de vue quand Sec est pour l’abandon de l’idée Classique de la communication comme le transfert de pensées d’un esprit à un autre. Un des conséquences de l’analyse derridien de la Théorie classique de l’écriture est « la rupture avec l’horizon de la communication comme communication des consciences ou des présences et comme transport linguistique ou sémantique du vouloir-dire ».[327] Pour répondre à Searle, Derrida indique « la critique explicite, dès les premières pages de Sec, des concepts de ‘représentation’, de ‘communication’ et d’« expression » ».[328] Pourtant il est probable que Searle pense au langage de Sec qui parle d’intentions comme étant ou non présentes aux énonciations et aux écritures. Par exemple, Sec parle de l’écrivain qui n’a pas soutenu son écrit « de son intention ou attention absolument actuelle et présente, de la plénitude de son vouloir-dire ».[329] Il semblerait que le scénario en question est celui où un écrivain ait certaines idées qu’il essaie de mettre en écriture, et que son succès en s’exprimant dépendrait de son pouvoir d’actualiser celles-ci en énonciations par moyen d’une manipulation et de ses idées et des signes. Mais ma discussion de Sec doit montrer que ce langage est interprétable autrement. Qui plus est, ma discussion du traitement derridien des remarques nietzschéennes à l’air plutôt proto-fascist montre comment un écrivain peut manquer de considérer soigneusement ce qu’il écrit (c’est-à-dire, comment il peut manquer de considérer le jeu du texte qu’il est en train d’écrire) et donc être responsable des ‘falsifications’ de ce qu’il dit. Ceci est l’échec de ‘son intention ou attention absolument actuelle et présente’.
En rejetant ce charge, Derrida tente de renverser la situation. Il pense que quand Searle parle de ‘la réalisation d’intentions’ c’est symptomatique de ce point de vue. Searle dit que « les phrases du discours littéral sérieux sont précisément la réalisation d’intentions ».[330] Dire ceci, estime Derrida, c’est faire l’assomption que les intentions sont essentiellement psychologiques. Toutefois, quand Searle parle de ‘réalisations’ tout ce que l’on doit entendre par cela est la forme sous laquelle les intentions se trouvent; les intentions peuvent être exprimées en phrases et en énonciations, c’est-à-dire comme significations littérales ou significations énonciatives.
En somme, ni Searle ni Derrida ne souscrit au point de vue exprimé en (1). Mais que doit-on penser de (2)? Derrida le considère comme plutôt gratuit; parlant de Sec, il dit que « il n’y est pas seulement dit que toutes les intentions ne sont pas conscients. Il y est dit qu’aucune ‘intention’ ne peut être consciente de part en part, pleinement et actuellement présente à elle-même ».[331] Et cela se trouve bien dans Sec: « étant donné cette structure d’itération, l’intention qui anime l’énonciation ne sera jamais de part en par présente à elle-même et à son contenu ».[332] C’est-à-dire que même les intentions sont telles qu’elles sont par itération. Donc elles n’ont, pas plus qu’un signe, de simples identité ou présence.
Derrida dit que « L’intention est a priori (aussi sec) différante ».[333] Ceci veut dire que les intentions sont conçues comme étant déterminées comme des différances:[334] « l’intention ou l’attention dirigée sur un itérable et déterminée par lui en itérable a beau se tendre vers la plénitude actuelle, elle ne peut, par structure, y atteindre ».[335] L’intention, un état mentale qui soit à propos de quelque chose, est déterminée (dans le sens de ‘affectée’, comme je le comprends) par la chose qui est son objet. Donc mon intention de manger une glace serait déterminée par la glace que j’ai l’intention de manger dans la mesure où mon intention soit une intention de manger cette glace. Elle est dirigée vers quelque chose dans le monde.[336] Donc l’intention n’est pas purement psychologique puisqu’elle est déterminée en part par son objet. Si ceci est le cas (et j’examinerai bientôt la question en plus de profondeur), alors en ce qui concerne (1), les intentions pour Derrida ne se trouvent pas derrière les énonciations, ni, en ce qui concerne (2), ne sont elles pleinement conscientes.
Regardons l’argument ici de plus près. Si je désire manger une glace, décide de le faire (c’est-à-dire, si j’ai l’intention d’en manger une), et dis ‘Je vais manger une glace’, alors il semblerait que je suis (ou, au moins, que je puis être) pleinement conscient de ce que je veux, de ce que j’ai l’intention de faire et de ce que je dis en disant que j’ai l’intention de le faire. Mais évidemment mon désire de manger une glace et mon intention de le faire dépendent de certains traits du contexte et appartiennent à un réseau d’autres intentions. Par exemple, je dois croire que la glace peut être mangée. Et je dois avoir quelque connaissance de ce qu’est la glace (par exemple, qu’elle est fraîche, sucrée et faite de certains produits laitiers). Tout cela ne me sera pas à l’esprit quand je dis ‘Je vais manger une glace’. Dans cette mesure, mon intention n’est pas pleinement consciente (à savoir, dans la mesure où elle fait partie d’un réseau d’intentions liées et dans la mesure où elle est située devant un arrière-fond d’institutions comme, en l’occurrence, le commerce au détail des glaces). Sur ces points, Derrida et Searle sont en accord.
Toutefois, mon intention dans cette instance, selon Derrida, est itérable parce qu’elle est dirigée vers quelque chose d’itérable. La glace est itérable dans la mesure où ce qui compte comme glace dépend des choses différentes que les consommateurs (et producteurs) reconnaissent comme étant de même, dans un ou plusieurs respects, de telle sorte qu’ils les appellent la même chose. Ce que nous connaissons comme ‘la glace’ est fait selon plusieurs recettes différentes et la plupart d’entre nous ne sommes pas conscients de beaucoup des différences. Par exemple, en décidant si un produit vendu comme de la glace par une société appelée Berthillon est vraiment de la glace nous n’examinons pas forcément sa liste d’ingrédients de très près mais plutôt nous le goûtons et nous voyons s’il est frais, sucré et fait de produits laitiers. La glace se vend en plusieurs parfums différents; une différence de parfum ne fait pas du produit en question quelque chose autre qu’une glace — de nouveaux parfums étant développés de temps à autre. Ces différences de parfum et de recette ne sont pas reconnues comme des différences qui différencient entre la glace et ce qui ne relève pas de la glace. Dans la mesure où j’aie l’intention de manger une glace, mon intention, Derrida laisse entendre, est déterminée par ce processus d’itération.
Je peux ne pas être conscient que ce que j’ai l’intention de manger, tout en croyant que j’entends manger une glace, est un sorbet. Si je crois que ce qui en réalité s’appelle ‘le sorbet’ s’appelle ‘la glace’, alors ce que je crois être mon intention de manger une glace ne sera pas déterminé par la chose dont je crois qu’elle est l’intention de la manger, à savoir la glace, mais par le sorbet. Le produit qui s’appelle ‘le sorbet’ diffère de celui qui s’appelle ‘la glace’ d’une manière qui est reconnue par les francophones comme significative. Dans cette mesure, mon intention (qu’à tort je crois être l’intention de manger une glace) est déterminée par l’itération de la chose qui est (vraiment) son sujet, soit le sorbet. Ceci est le cas parce que, bien que ‘la glace’ fasse référence littéralement à la glace, je crois (en effet) que ce mot fait référence aussi au sorbet. Donc selon mon usage, ‘la glace’ fait référence non seulement à la glace mais aussi au sorbet. Donc mon intention est une intention de manger du sorbet, et elle est donc déterminée par l’itérabilité du sorbet — même si je crois à tort que mon intention est de manger une glace.
Ceci soutient Derrida qui prétend, comme je l’ai cité ci-dessus, qu’une intention, en étant dirigée vers quelque chose d’itérable, est déterminée, par cette chose itérable, comme à son tour itérable. En d’autres mots, mon intention est déterminée comme itérable en étant dirigée vers quelque chose d’itérable. Mais, si ceci est le cas, alors le propos de Searle, selon lequel Derrida penserait que les intentions doivent être pleinement conscientes, est faux. Je peux désirer, et entendre, manger un sorbet sans être conscient que ce que je désire et entends manger est du sorbet. Je ne suis pas conscient que je désire, et entend, manger un sorbet parce que je crois à tort que je désire, et entende, manger une glace.[337]
Finalement, en ce qui concerne la question de contexte, j’ai déjà mentionné la différentiation searlienne entre contextes d’écriture et contextes de parole; on peut faire appel implicitement à celui-ci, tandis que celui-là doit toujours être explicité. Derrida indique ceci et les quelques lignes que Searle choisissait de consacrer à contexte dans sa Réponse: il le considère comme une ‘exclusion’ de contexte.[338] Ceci est évidement erroné, ou au moins une exagération, puisque Searle thématise bien le contexte d’énonciation dans sa Réponse et ailleurs. L’exemple du Prisonnier américain le montre clairement. Ce prisonnier communique par moyen d’une manipulation de certains traits du contexte plutôt que par quelque acte conventionnel de langage. De plus, dans ses descriptions de cas idéalisées de promettre, Searle thématise les situations dans lesquelles ils doivent prendre lieu. En vérité, les ‘conditions préliminaires’ de Searle semblent concerner ce qui, proprement, s’appelle le contexte: dans le cas de promettre, les conditions préliminaires concernent les croyances du locuteur au sujet des préférences de l’auditeur et ce que chacun s’attendrait de se passer dans le cours ordinaire d’événements.[339] Donc ce n’est pas juste de la part de Derrida de demander, d’un ton mordant, si « ce désintérêt pour les effets de contexte marque une corruption ou une dégénérescence dans la filiation austinienne ».[340] Et évidement la discussion searlienne des assomptions d’arrière-plan dans ‘Le sens littéral’ confirme ceci.
La question de contexte nous mène pourtant à §3 où j’examinerai la réponse de Searle, pour Austin et la théorie des actes de langage, à Derrida. Là je mettrai le point principalement sur l’exclusion supposée du parasitaire par Austin et Searle. Puisque ceci introduira la question d’intentions et contextes spéciaux (ou anormaux), ce sera une occasion d’examiner davantage certains aspects de la dispute entre Derrida et Searle au sujet des éléments de la Théorie classique de l’écriture.
D’abord je dois résumé ce qui a été établi dans cette section. En rejetant les trois critiques searliennes de Derrida, j’ai montré que Derrida acceptait une distinction similaire à la distinction searlienne entre la signification littérale d’une phrase et la signification énonciative. De plus, j’ai montré que Derrida n’embrassait pas un relativisme textuel; il n’y avait aucune différence majeure entre ce que Derrida appelait la dissémination et ce que Searle appelait l’ambiguïté littérale — bien que leurs explications de ce phénomène fussent très différentes. Et Searle et Derrida rejetaient la notion d’indéterminisme sémantique; la dissémination était, en fait, due à l’ambiguïté littérale. Le jeu de textes dont parlait Derrida n’était pas un libre jeu mais plutôt ce qu’il glosait comme une oscillation déterminée de significations dans un texte. J’ai montré de plus que Derrida acceptait la position searlienne qu’une phrase significative était une intention fongible mais qu’il pensait que la signification n’était jamais présente de part en part dans de phrases significatives ou ‘meaningful’. Ceci était parce que, à cause d’itérabilité, qui introduisait une dimension de jeu dans les contextes les plus fondamentaux où les énonciations étaient situés, les phrases disséminaient. J’indiquais que ceci était exagéré puisque l’exemple même qu’il donnait n’était pas littéralement polysémique du tout.
Le principal point de mire de la critique searlienne est l’attaque derridien sur la distinction faite par Austin entre, d’un côté, le discours sérieux et normal et, de l’autre côté, un discours qui serait non sérieux, anormal, et parasitaire sur le discours ordinaire. Voici les quatre critiques fondamentales offertes par Searle: [1] Derrida confonde itérabilité, citationnalité et parasitisme, et, sur le base de ceci, accuse Austin à tort d’avoir implicitement nié la citabilité; [2] il attribue erronément à Austin la confusion des distinctions fiction/non-fiction et parole/écriture; [3] il méprend le statut de l’exclusion par Austin du discours parasitaire; et [4] il interprète cette exclusion à tort comme étant éthique. En ce qui suit, je traiterai de ces critiques en deux sous-sections: la première traitera des deux premières critiques concernant la nature logique ou théorique de la distinction sérieux/non-sérieux; la seconde traitera de la prétendue nature axiologique de la distinction. Je défendrai Derrida des critiques searliennes. Néanmoins, je montrerai aussi que, quoique la critique derridienne d’Austin ne fût pas invalide à la manière notée par Searle, sa critique ne peut être appliquée avec succès à la théorie searlienne des actes de langage. Searle réussit à distinguer entre actes de langage ‘normaux’ et ‘parasitaires’, et à défendre la distinction normal/parasitaire.
Dans cette sous-section j’examine comment les citations et les parasites peuvent agir les uns sur les autres — un sujet déjà entamé en Chapitre Trois. Je considère le statut de citations parasitées et de parasites cités: sont-ils des parasites, des citations ou quelque sorte d’hybride? Derrida dit que la distinction citation/parasite peut être parasitée. Je montre qu’il tente de déconstruire l’opposition et que c’est cela qu’il entend quand il parle de parasiter la distinction. Toutefois, je montre que Searle nous donne un moyen de faire la distinction. Ceci établit que Derrida ne déconstruit pas la distinction citation/parasite en général bien qu’il se peut qu’une telle déconstruction réussisse en ce qui concerne la philosophie d’Austin.
La première critique searlienne de la critique derridienne d’Austin, à savoir [1], comporte deux parties: (a) que Derrida confond itérabilité, citationnalité et parasitisme, et (b) que, sur le base d’une telle confusion, il accuse Austin à tort d’avoir implicitement nié la citabilité. D’abord j’expliquerai la critique en utilisant la clarification de terminologie donnée ci-dessus, et je la considérerai à la lumière de ce que j’ai déjà présenté concernant Austin; ensuite, à la lumière de ceci, je examinerai la réponse de Derrida. Je soutiendrai sa défense de sa critique d’Austin, mais je rejetterai sa critique de Searle.
Searle estime que Derrida a supposé « qu’en analysant les actes de langage sérieux avant d’examiner les cas parasitaires, Austin a d’une certaine manière nié la possibilité même de citer des expressions ».[341] Trouvant ceci confus, Searle décide de faire quelques distinctions qui éviteraient cette confusion.
Les énonciations parasitaires seraient ces énonciations normales et sérieuses qui, suite d’être employées ou mentionnées dans des contextes ou circonstances anormaux, deviendraient anormales et non sérieuses. Pour la plupart, ces énonciations seraient employées plutôt que mentionnées dans ces contextes; c’est-à-dire que d’ordinaire le poète, le romancier et l’acteur ne mentionneraient pas d’énonciations normales, mais les emploieraient. D’ordinaire ils ne citeraient personne mais emploieraient des énonciations que, dans le cas de l’acteur, un dramaturge avait écrites, ou bien des énonciations qui, dans le cas du romancier, du poète ou du dramaturge, sont employées aussi dans la vie quotidienne. Donc, indique Searle, le parasitisme n’est pas seulement une question de mentions ou de citations. Derrida se serait toutefois engagé à la thèse que le parasitisme est la citationnalité; et il penserait que citer soit la même chose que mentionner. Mais en vérité pour Derrida la citationnalité est en effet, comme je l’ai indiqué en §1, le genre d’emploi et de mention. Donc eût-il fait une équivalence entre le parasitisme et la citationnalité, un argument qui soutiendrait que parasiter n’était pas mentionner serait insuffisant comme réfutation. Cet argument donc est insuffisant. Le parasitisme, pour employer la terminologie de Derrida, est la citation d’une énonciation dans un contexte extraordinaire. Donc ce n’est pas vrai que Derrida tenait que ‘le phénomène de la citationnalité’ (avec la citationnalité entendue comme mention mais non pas comme emploi) était « le même que celui du discours parasitaire ».[342]
Avant de continuer donc, rappelons-nous dans ce qui suit que Searle pense que la citation est la mention. Or Derrida dit en Sec que les citations non sérieuses sont ‘des modifications déterminées’ de la citationnalité générale — ou d’itérabilité, mais je remets à plus tard un traitement de ce terme-là dans ce contexte.[343] Ceci veut dire que des énonciations non sérieuses sont un certain type d’énonciation en général. Prenons un exemple: ‘Je t’aime’ est une phrase qui est souvent et mentionnée et employée; les gens l’emploient pour dire à d’autres personnes qu’ils les aiment, et parfois ils sont cités. Parfois elle est employée ou mentionnée dans des contextes non sérieux; c’est-à-dire que cette phrase est parfois employée comme citation non sérieuse.
Prenons comme exemple le petit tyran au collège qui, se plaçant devant la jeune fille la moins belle du collège, lui dit d’un ton exagéré et devant leurs amis, ‘Je t’aime’. Il s’agirait de l’ironie ou du sarcasme — un emploi non sérieux de la phrase. Quelques amis à lui racontent l’histoire plus tard tout en citant, d’une joie méchante, le remarque sarcastique du petit tyran. Ce serait une mention sérieuse de l’énonciation non sérieuse de la phrase.[344] De même, quelque fouineur, qui aurait surpris quelqu’un qui énonçait cette phrase en présence d’une autre personne, pourrait la citer ultérieurement, d’une manière qui serait clairement parodique, pour faire rire certains de ses amis. Ce serait une mention non sérieuse de l’énonciation. En effet, ce que dit Derrida est que les citations du petit tyran et du fouineur sont non sérieuses. Donc ‘Je t’aime’ est citable en général — c’est ce que signifie sa citationnalité générale. Elle peut être citée sérieusement ou non sérieusement. Ce dernier serait une ‘modification déterminée’ de sa citationnalité.
Le point de Derrida en Sec est qu’Austin exclurait cette modification déterminée de la citationnalité. Et il indique que sans la citationnalité en général il ne pourrait y avoir de performatif ‘réussi’. Donc Austin exclurait l’un des types de la citationnalité générale et non pas l’autre, à savoir la citation sérieuse.
J’ai déjà examiné le point de vue d’Austin: l’énonciation originale est un acte de langage sérieux et sa citation est un acte phatique reproduit qui, à la différence de l’acte rhétique rapporté d‘oratio obliqua (par exemple, ‘Le petit tyran disait qu’il l’aimait’), est étiolé et donc non sérieux.[345]
Or, bien que Searle ait mal compris le mot de citationnalité comme signifiant simplement la mentionabilité, ceci n’amoindrie pas forcément une objection qu’il fait à Derrida sur ce point: « le discours parasitaire du type que l’on examine procède de la modification déterminée des règles qui gouvernent l’accomplissement des actes de langage; il ne procède pas de la modification de l’itérabilité ou de la citationnalité ».[346] Ceci contredit le point de vue de Derrida selon lequel le discours parasitaire serait une modification déterminée de la citationnalité; ce serait plutôt une modification des règles pour l’exécution des actes de langage — à savoir les règles (préliminaire, essentielle, de contenu propositionnel et de sincérité) que j’ai mentionnés ci-dessus. Notons pourtant que les règles de Searle sont pour ce qu’il admet être des cas idéalisés de promettre, commander, affirmer, etc. Toutefois, étant donné ces cas idéalisés, Searle construit des règles qui permettraient qu’ils soient employés non sérieusement. J’ai expliqué ceci en Chapitre Trois où j’ai montré aussi que les règles searliennes pour assertions ordinaires excluent les assertions de fiction. C’est à ses ‘conventions horizontales’ de ‘Le statut logique du discours de la fiction’ qu’il fait référence quand il parle de ‘une modification déterminée des règles qui gouvernent l’accomplissement des actes de langage’. Ces conventions horizontales, quand elles sont employées, « suspendent l’opération normale des règles reliant les actes illocutoires et le monde ».[347] Donc, par exemple, Arthur Conan Doyle faisait semblant d’être le docteur Watson faisant des affirmations à propos de Sherlock Holmes. Ceci est un exemple d’une convention horizontale par laquelle un auteur en écrivant un narratif de fiction à la première personne puisse faire des affirmations simulées.[348] Nous avons déjà vu qu’il y a aussi des principes pour décider quand des énonciations ont été entendues métaphoriquement. Dans le cas du poème d’Emily Dickinson déjà mentionné, le lecteur se rendant compte que, prises littéralement, ses énonciations seraient absurdes — ou bien fausses d’une manière évidente — considère si peut-être Dickinson parle métaphoriquement; et il emploie divers principes (dont j’ai discuté quelques uns en Chapitre Trois) afin de trouver la métaphore.
Avant de considérer le traitement derridien d’idéalisation et de règles, j’examine maintenant ce qu’établie sa philosophie dans ce contexte. D’abord, écrire en vers donne lieu à une modification déterminée de la citationnalité des énonciations en question: le poète en écrivant, ou en parlant, en vers emploie des énonciations qu’il fait d’une manière spéciale qui les marque comme art plutôt que de plus banales énonciations. Prenons un exemple de Seamus Heaney:
The First Gloss
Take hold of the shaft of the pen.
Subscribe to the first step taken
from a justified line
into the margin.[349]
Ces énonciations sont écrites en forme de vers et sont incluses dans un recueil de poésie. Tous les poèmes sont présentés sous un format qui est conventionnel aux recueils de poésie. Le premier vers du poème est une commande ou exhortation. Le fait qu’il soit dans un poème toutefois ne signifie point que nous n’avons pas à prendre l’exhortation au sérieux. Comme lecteur, je ne vois aucune raison de nier que l’on m’exhorte littéralement de prendre un stylo en main. Le fait de la forme (les vers) ne semble mettre en jeu aucune convention horizontale (la commande pouvant vraiment être une commande, et le poème pouvant être lu non métaphoriquement, non ironiquement, etc.) bien que le fait que la citation soit en forme de poème fasse bien en sorte qu’elle soit un emploi poétique de langage.
Dans un roman, pour prendre un autre exemple avec un autre but, on pourrait prendre l’auteur au sérieux, c’est-à-dire comme parlant d’événements réels, ne serait-ce pour le fait que les énonciations en question soient présentées dans une certaine manière. Il y a certains aspects du texte en question, et de son contexte, qui peuvent nous faire savoir que l’oeuvre est un roman. Quand on étudie le roman formellement, on est introduit à certains aspects généraux de plusieurs genres de roman. Quelques romans sont plutôt stylisés avec un narrateur qui fait saillir leur caractère fictif. Tom Jones de Henry Fielding en est un cas clair. Mais d’autres tentent d’être aussi naturaliste que possible. Il n’y a que de minimales indications, s’il y en a même, que l’on a affaire avec un roman: Pamela de Samuel Richardson en est un exemple. Et Le Portage à San Cristobal de A.H. de George Steiner est un exemple d’un roman basé sur les faits; celui-ci aurait pu être un compte rendu de la découverte et capture en Amérique du Sud de Hitler basé sur la véritable abduction d’Adolph Eichmann. Et Pamela aurait pu être un recueil de lettres; mais évidement, tout comme le roman de Fielding, il nous arrive en forme de livre de poche avec la catégorisation ‘roman’ ou ‘fiction’ sur la couverture avec le numéro ISBN. Le contexte (leur catégorisation, la description sur la couverture, la section de la librairie où d’ordinaire elles se trouvent) fait en sorte que l’on accepte ces oeuvres comme des romans. Tout ceci est indiqué par Derrida quand il prétend que les citations non sérieuses sont des modifications déterminées de la citationnalité.
Or de telles modifications de la citationnalité peuvent être considérées comme des indices et l’on pourrait dire qu’il y a quelque convention ou règle qui dise que, quand on constate de tels aspects, on doit traiter d’une certaine manière les énonciations en question. Donc, prenant l’exemple de Searle, on constate que le narrateur du récit, Watson, n’est pas l’auteur du livre — Conan Doyle, comme indiqué sur la première page. De cette manière, on pourrait accepter la notion searlienne de conventions horizontales ou de modifications déterminées des règles des actes de langage.
Derrida, cependant, nous donne en effet des critiques de la façon searlienne d’exprimer ceci. Il voit des problèmes avec les notions searliennes d’idéalisation et de règles sémantiques. Je considère maintenant ce premier, l’autre étant considéré ci-dessous (en §3.1.2). De fond, Derrida pense que, puisqu’une distinction précise ne pourrait être faite entre les actes normal et parasitaire de langage, et puisque des actes de langage normaux seraient donc, dans un sens, des idéalisations (tout ceci étant néanmoins bien acceptable à Searle), la notion d’un acte normal de langage ne serait compréhensible que comme une fiction, ou ‘contre-fiction’. L’argument ici centre sur la question si une distinction non précise est ou non une distinction conceptuelle légitime. Derrida estime qu’elle ne l’est pas tandis que Searle estime le contraire. C’est le point de vue searlien que je défendrai.
Voici d’abord la défense par Searle de son emploi de ces idéalisations dans la théorie des actes de langage:
certaines formes d’analyse, et spécialement l’analyse qui fait apparaître des conditions nécessaires et suffisantes supposent vraisemblablement, à des degrés divers, une certaine idéalisation du concept analysé. Dans le cas présent, notre analyse portera sur ce qui forme le centre du concept de promesse.[350]
Il procède à une exposition des conditions de promettre et des règles sémantiques pour l’emploi de n’importe quelle forme marquant la force illocutoire associée avec promettre.
Derrida, cependant, affirme « l’impossibilité structurelle et de l’illégitimité d’une telle ‘idéalisation’, fût-elle méthodologique et provisoire ».[351]
Searle reconnaît la nécessité d’une ‘idéalisation du concept analysé’ au moment où il entreprend de définir la ‘structure des actes illocutionnaires’...[352] Devant ‘l’imprécision des concepts’ qui pousserait à ‘rejeter le projet même de l’analyse philosophique’, il ... considère cette ‘imprécision’ comme extrinsèque, essentiellement accidentelle et réductible.[353]
A l’évidence Derrida est amusé par cette façon de procéder. En son opinion, ce que fait Searle est de simplifier la réalité afin de l’expliquer. Il crée en effet une fiction, un concept idéal, qui se prête aux méthodes de la théorie des actes de langage. Derrida se demande si un tel procédé peut être considéré comme sérieux.
Parce que le speech act modèle de la théorie actuelle des speech acts veut être sérieux, il est normé par une partie de son objet et il n’est donc pas neutre. Il n’est pas scientifique, il ne peut être pris au sérieux. C’est le drame de cette famille de théoriciens: s’ils veulent à tout prix produire des énoncés sérieux, ils ne peuvent être pris au sérieux.[354]
En son emploi d’idéalisation, la théorie des actes de langage a affaire avec ce que Derrida appelle une ‘contre-fiction’.[355] Le sérieux acte idéalisé de langage serait une fiction installée vis-à-vis du parasite. De cette manière, Derrida tente de montrer que le sérieux est non sérieux (en tant que fictif) ce qu’ici, du moins l’espère-t-il, constituerait une déconstruction de l’opposition sérieux/non-sérieux.
Derrida, pourtant, a tort de dire que de telles idéalisations sont structurellement impossibles et par conséquent qu’elles ne puissent être prises au sérieux. Il pense que, si une distinction ne peut être faite avec précision, elle ne peut (ou ne doit pas) être faite du tout: « dans l’ordre des concepts ... quand une distinction ne peut être rigoureuse ou précise, ce n’est pas une distinction, ce n’est pas une véritable distinction ».[356] De plus, il prétend qu’un ‘concept’ qui ne soit pas précis, ne soit point un concept.
On croit rêver quand on lit sous sa plume, dans [Déconstruction: Le langage dans tous ses états], ceci: ‘Il (Culler) suppose aussi par erreur [mistakenly] que la théorie des speech acts cherche une sorte de ligne de séparation précise entre ce qui est une promesse et ce qui ne l’est pas. ‘Ah bon, par erreur [mistakenly] vraiment? Je supposais exactement ce que Culler suppose en effet. Et je le suppose encore. Et je crois que nous avons raison.[357]
Je le confirme: pour moi, du point de vue de la théorie et du concept, ‘quand on ne peut rendre une distinction rigoureuse et précise, ce n’est en rien une distinction réelle’. Searle a tout à fait raison, pour une fois, de m’attribuer cette ‘présupposition’ [‘assumption’].[358]
Donc pour Derrida n’est pas réel une distinction ou un concept qui ne soit pas précis. Mais Searle propose le contraire: les concepts et distinctions peuvent être vagues ou floues, et donc on n’a qu’à décrire les exemples les plus clairs du concept ou de la distinction en question. L’idéalisation qui en résulterait ne pourrait être caractérisée comme une contre-fiction (que cela signifie un type de fiction ou quelque chose érigée afin de légitimer la distinction entre promesses sérieuses et non sérieuses) parce que, en premier lieu, l’idéalisation n’est pas une fiction (du moins dans le sens où elle comporterait soit une quelconque simulation ou l’invention de quelque entité métaphysique) et, deuxièmement, l’acte de langage idéalisé n’est pas érigé vis-à-vis des actes de langage fictifs mais vis-à-vis des actes de langage marginaux qui sont malgré cela normaux — soit, dans ce cas, non fictifs.
Searle se base sur l’oeuvre de Ludwig Wittgenstein qui montre comment des concepts peuvent ne pas avoir de conditions ni nécessaires ni suffisantes sans pour autant être inutilisables. Le plus fameux exemple de Wittgenstein est du concept du jeu:
if you look at [games] you will not see something that is common to all, but similarities, relationships, and a whole series of them at that. ...don’t think, but look! — Look for example at board-games, with their multifarious relationships. Now pass to card-games; here you find many correspondences with the first group, but many common features drop out, and others appear. We pass next to ball-games, much that is common is retained, but much is lost. — Are they all ‘amusing’? Compare chess with noughts and crosses. Or is there always winning and losing, or competition between players? Think of patience. In ball games there is winning and losing; but when a child throws his ball at the wall and catches it again this feature has disappeared. ...
And the result of this examination is: we see a complicated network of similarities overlapping and criss-crossing: sometimes overall similarities, sometimes similarities of detail.[359]
Ceci montre que nous avons le concept de jeu même si nous ne pouvons donner une définition du mot de jeu qui serait valable pour tout jeu. Donc le concept de jeu n’est pas précis; c’est « a concept with blurred edges ».[360] D’après Wittgenstein, on fait comprendre ce qu’est un jeu, à quelqu’un qui ne comprend pas le mot, en lui donnant des exemples. Il n’y a pas de moyen plus sûr de le faire; une définition ne serait pas moins susceptible d’être mal comprise.
Ce que fait Searle dans le cas de promesses est de donner les règles pour les façons les plus évidentes de promettre, c’est-à-dire par moyen de promesses explicites. En d’autre termes, il donne une définition d’un type de promesse, la promesse explicite, et nous dit qu’il y en a d’autres — des promesses implicites. Il reconnaît qu’il y a maintes autres façons de promettre qui ne sont pas couvertes par ses règles de promesses explicites. Ces règles ne sont proposées comme de nécessaires ni de suffisantes conditions de promettre. Elles sont plutôt les règles des promesses explicites que Searle caractérise, vis-à-vis des promesses implicites, comme des promesses idéales — les autres étant marginales.[361]
Jusqu’à ce point, je ai montré que Derrida ne confond pas la citationnalité avec le parasitisme et qu’il n’a pas tort de dire que le parasitisme comporte une modification de la citationnalité. Et j’ai montré que l’idéalisation de la part de Searle du concept de la promesse est une procédure défendable et pas du tout caractérisable comme un exercice de (contre-)fiction. J’ai toutefois déféré une considération de l’itérabilité. La position de Searle était que Derrida aurait confondu citationnalité, parasitisme et itérabilité. Maintenant, il faut faire des distinctions entre ces trois.
L’itérabilité (comme je l’ai expliqué en Chapitre Quatre, §1) connote le fait que toute marque soit répétable. La répétition est censée avoir lieu quand une marque est identifiée comme étant identique à une autre. Donc quand j’écris le mot de chat et puis CHAT, et quand ensuite je le dis, le fait que chaque ensemble de marques ou de phones soit considéré comme une répétition des autres fait en sorte que les trois soit le même. La citationnalité pourtant est une notion plutôt différente: elle connote le fait qu’une marque ou énonciation puisse être répétée en différents contextes et puisse être employée de manières différentes.[362] Elle s’explique en termes de la pratique horticole ou chirurgicale de greffer.
Aussi sûrement que la citationnalité n’est pas le parasitisme, l’itérabilité ne l’est non plus. Si Derrida n’a pas confondu la citationnalité et le parasitisme, comme je viens de le soutenir, alors il n’a pas non plus fait l’erreur encore plus fondamentale de confondre l’itérabilité et le parasitisme. Et il n’a pas confondu l’itérabilité et la citationnalité non plus, bien qu’il n’y aient pas de très grandes différences entre eux. Searle toutefois, dois-je indiquer — et comme je l’ai montré déjà en §1 mais avec une emphase différente — comprend mal le mot d’itérable. Il pense qu’il signifie la répétition de ‘formes conventionnelles’.[363] Mais ceci n’est pas correct. J’ai montré en Chapitre Quatre que la forme ou le type n’émerge qu’à travers la répétition de certaines marques ou quand certaines marques sont jugées ou reconnues comme étant la même. Strictement donc, c’est les marques qui sont itérables. C’est seulement en vertu de ce que les marques soient jugées d’avoir été répétées que l’on puisse dire qu’une forme conventionnelle ait été répétée.
Donc Derrida ne confond pas citationnalité, itérabilité et parasitisme. Mais Searle confond bien citationnalité et mentionnabilité en Sec, quoiqu’il ne le fasse pas dans sa propre oeuvre, et il ne comprend pas l’itérabilité. Qui plus est, sa critique du point de vue derridien que le parasitisme constitue une modification déterminée de la citationnalité n’est pas correct. Ayant rectifié ces matières, je pourrai maintenant considérer la seconde partie de la critique searlienne, c’est-à-dire que — sur fond d’une confusion de citationnalité, itérabilité et parasitisme — Derrida aurait à tort accusé Austin d’avoir nié la possibilité de citer. Je retournerai aussi à la question des mérites et démérites respectifs de la notion derridienne de citationnalité vis-à-vis des notions searliennes de règles verticales et conventions horizontales.
Maintenant je considérerai la réaction de Derrida aux critiques searliennes. Je m’occuperai principalement de sa réaction à la seconde partie de la critique searlienne — que, à cause d’une assimilation de citationnalité, itérabilité et parasitisme, il accusât Austin à tort d’avoir implicitement nié la mentionnabilité. D’après Searle, Derrida ‘suppose’ qu’en excluant le discours non sérieux, Austin aurait exclu la mentionnabilité — et évidement Searle comprend la mentionnabilité comme la citationnalité. J’ai déjà montré que la première partie de cette accusation ne se justifie point; maintenant je montrerai que c’est de même pour la deuxième. Dans cette sous-section aussi je considérerai la réplique derridienne que les règles searliennes des actes de langage ne puissent expliquer certaines notions que, cependant, le puisse bien sa propre notion de citationnalité. En particulier il n’estime pas que la théorie des actes de langage soit capable d’expliquer les parasites des parasites. Je montrerai que ceci est faux.
Derrida rejette explicitement la seconde partie de cette critique — concernant la confusion supposée entre mentionnabilité et parasitisme dans la critique d’Austin; « Jamais il n’a été dit ou suggéré dans Sec ».[364] Il procède ensuite à dire ce que Sec aurait bien dit:
il y a été dit que par l’exclusion dont nous venons de parler, il se privait des moyens de rendre compte, dans la structure dite normale, de la possibilité de la citation — et de quelques autres choses. Il se prive des moyens de rendre compte d’une possibilité qui se trouve inscrite dans l’usage dit par lui ‘normal’. ... Mais sans confondre citationnalité et parasitisme (ou fiction, ou littérature ou théâtre), il s’agissait de faire apparaître leur possibilité commune, toujours cette itérabilité qui rend possible à la fois la règle ou la conventionnalité « normale » et sa transgression, sa transformation, sa contrefaçon ou son imitation. Et il s’agissait d’en tirer d’autres conséquences que celles de Austin; de montrer surtout le caractère illégitime et impraticable des exclusions proposées au titre de la méthode idéalisatrice ou de la stratégie.[365]
En excluant le non-sérieux — pour Derrida, comme je l’ai déjà montré, une possibilité nécessaire — Austin aurait choisi de ne pas prendre en compte un trait de tout emploi de langage, un trait qui aurait rendu compte de la possibilité des énonciations et sérieuses et non sérieuses. Ce trait est la citationnalité, le potentiel qu’aurait une énonciation d’être inscrite dans un nombre illimité de contextes et de donner lieu à plusieurs contextes possibles. C’est cet aspect de l’itérabilité — et ici il est clairement laissé à entendre que la citationnalité est un aspect ou type d’itérabilité — qui serait la condition des énonciations et sérieuses et non sérieuses ou, plus précisément, de l’emploi d’énonciations dans des contextes sérieux et non sérieux — ou parasitaires. En choisissant de ne pas prendre compte de la citationnalité — ou en ne le reconnaissant pas — et en excluant le parasitisme, Austin (à l’avis de Derrida) se serait égaré.
Derrida procède à expliquer pourquoi cette exclusion de la part d’Austin est significative. Il tente de déconstruire l’opposition normal/parasitaire:
le parasitisme ... est toujours parasitable par la citationnalité et la citationnalité parasitable par le parasite. Le parasite parasite les limites qui assurent la pureté des règles et des intentions...[366]
Un parasite peut être cité et parasité, et une citation peut être citée ou parasitée: un poème, par exemple, peut être récité ou parodié; et un discours peut être édité ou cité, ou il peut être incorporé dans une pièce de théâtre ou dans une plaisanterie. Ainsi peut-il y avoir des citations sérieuses d’énonciations non sérieuses, tout comme il peut y en avoir de non sérieuses — soit la récitation ou la parodie du poème — et il peut y avoir des citations non sérieuses d’énonciations sérieuses, tout comme il peut y en avoir de sérieuses — soit le discours incorporé dans une pièce de théâtre ou édité dans un journal. Donc une énonciation sérieuse peut être d’une énonciation non sérieuse tout aussi bien que le contraire. Par conséquent, poursuit cet argument, le sérieux et le non-sérieux, le normal et le parasitaire, sont jusqu’à un certain point mutuellement impliqués l’un dans l’autre; donc les ‘limites’ ou frontières entre l’énonciation sérieuse et le parasite seraient parasités. Ce n’est pas clair ce que ceci est censé vouloir dire, mais il se peut qu’il veuille dire que les limites ne sont pas prises au sérieux — c’est-à-dire par ceux qui citent sérieusement des énonciations non sérieuses. Donc les règles searliennes des actes de langage ne seraient pas si pures.
Avant d’examiner ce trait, je devrai examiner de plus près exactement ce que prétend Derrida ici. Comment les limites qui garantiraient la pureté des règles et des intentions seraient-elles parasitées? Derrida a davantage à dire sur ce sujet. Considérons, en lisant la citation ci-dessous, si effectivement il ne dédise ce qu’il dît en Sec, à savoir qu’il peut y avoir une typologie des formes d’itération (voir Chapitre Quatre, §4.4), ou si, au contraire, il ne dise qu’une telle typologie soit toujours possible mais qu’elle ne saurait établir des limites sur ce qui constituerait un parasite:
dès lors que l’itérabilité installe la possibilité du parasitisme, d’une certaine fictionnalité altérant aussi sec ... le système des intentions (il- ou perlocutionnaires) et le système des règles (dites verticales) ou des conventions (dites horizontales), dès lors que ce parasitisme et cette fictionnalité peuvent toujours ajouter une structure parasitaire ou fictionnelle de plus ... tout est possible contre la police du langage — par exemple des ‘littératures’ ou des ‘révolutions’ encore sans modèle. Tout est possible sauf une typologie exhaustive qui prétendrait limiter les pouvoirs de la greffe ou de la fiction dans une logique analytique de la distinction, de l’opposition, de la classification en genres et espèces. Le théoricien des speech acts doit se résigner à l’idée que, le sachant ou non, le voulant ou non, il traite fictivement des choses qui sont d’avance marquées par la possibilité de la fiction, comme l’itérabilité des actes ou le système de la conventionnalité. Il ne peut donc dé-limiter, autrement que par une contre-fiction, l’objet-fiction ou l’objet-parasite.[367]
Comme je l’entends, ce que prétend ce passage est que, à cause de la possibilité permanente et nécessaire de parasitisme (que j’ai examinée dans Chapitre Quatre), une typologie exhaustive n’est pas possible. Mais, et cela va de soi, le passage est obscure: il n’est pas clair si n’importe quelle typologie, ou simplement une typologie exhaustive (de la sorte mentionnée), est censée ne pas être possible. J’ai montré qu’en Sec Derrida pense qu’une ‘typologie différentielle de formes d’itération’ pourrait être possible mais qu’il en déferra la question: « Il faut donc ... une typologie différentielle de formes d’itération, à supposer que ce projet soit tenable, et puisse donner lieu à un programme exhaustif, question que je réserve ici. »[368] Ce passage de ‘Limited Inc’ fait une distinction entre la défendabilité de la typologie et son exhaustivité; il est donc raisonnable de supposer que Derrida croyait qu’une typologie tenable n’était pas forcément exhaustive.
Ma réponse ici sera assez conservatrice: je présumerai (étant donné la manque d’évidences claires du contraire) que Derrida continue à croire qu’une typologie soit toujours possible mais indique simplement qu’elle ne peut pas être exhaustive; et la raison pour laquelle elle ne pourrait être exhaustive est qu’il peut y avoir plusieurs couches de citations ou de parasites, pour ainsi parler, et à cause de la possibilité nécessaire de parasitisme qui aurait pour conséquence que nous ne puissions jamais décider finalement que quelque énonciation ne soit pas parasitaire.[369] Toutefois, je montrerai que la théorie searlienne des actes de langage offre un moyen assez exact de traiter de ces couches de citation et de cette possibilité nécessaire de parasitisme tout en faisant des distinctions logiques entre les actes de langage sérieux ou littéraux et leurs parasites — plus précisément des énonciations fictives, des métaphores et des plaisanteries.
En somme, ce que prétend Derrida est que — du fait qu’il puisse y avoir des citations et sérieuses et non sérieuses d’énonciations sérieuses ou non sérieuses (aussi bien que des citations sérieuses et non sérieuses de celles-ci à leur tour — et cetera ad libitum mais peut-être non pas ad infinitum), et que toute énonciation soit par nécessité un parasite possible — il ne peut y avoir de typologie exhaustive telle que, à ce qu’il suppose, érige ou prétend ériger la théorie des actes de langage. En répondant à ceci nous devons nous rappeler que Searle avait inventé une typologie des actes de langage où il avait montré que logiquement seulement cinq types d’actes de langage étaient possibles — à savoir assertifs, directifs, promissifs, expressifs et déclarations.[370] Dans ‘Le statut logique du discours de la fiction’ il avait indiqué que ces actes illocutoires pouvaient être seulement fictifs au cas où la personne concernée ne faisait que feindre d’effectuer l’acte illocutoire en question. Il avait de même indiqué qu’il y avait beaucoup de principes selon lesquels opéraient des métaphores et qu’il ne pouvait en formuler que quelques-uns. En fait il n’avait pas nié que peut-être y avait-il un nombre illimité de de tels principes. En somme, il y avait un nombre fixe de types d’acte de langage et donc un nombre fixe de types d’acte simulé de langage. Mais le nombre de principes de métaphore n’était pas censé être limité. Et, comme je l’ai montré dans Chapitre Trois, un seul acte d’énonciation n’implique pas forcément le maximum d’un seul acte illocutoire correspondant. Un acte d’énonciation peut impliquer plus qu’un seul acte illocutoire; il peut de même impliquer des actes parasitaires.
Je montrerai maintenant que ce qu’établit Derrida avec ses notions de citationnalité et d’itérabilité n’est point l’impossibilité de ce que propose Searle. En fait la théorie searlienne peut mieux rendre compte des complexités du discours que ne le puisse la notion derridienne de citation.
Une typologie exhaustive, telle que proposée par Searle, qui donne les structures et règles des actes sérieux de langage (à savoir les règles ‘verticales’) et un ensemble de règles pour générer à partir d’eux des actes de langage non sérieux (à savoir les conventions ou règles ‘horizontales’) n’est pas possible d’après Derrida parce que, à cause de l’itérabilité, un parasite peut avoir son propre parasite — c’est-à-dire qu’il peut y avoir, comme je viens de le montrer, des citations et sérieuses et non sérieuses de citations qui soient elles-mêmes sérieuses ou non sérieuses. Et peut-être même que Derrida suggère que les choses puissent devenir encore plus compliquées que cela: on pourrait avoir des citations non sérieuses de citations non sérieuses de citations sérieuses de citations non sérieuses, par exemple. Il n’est pas clair à quel niveau de complexité on serait obligé d’arrêter de tels enchaînements.
La théorie searlienne permet de telles complexités. J’ai déjà examiné brièvement son traitement des actes de langage indirectes par lesquels, en faisant un acte énonciatif, on puisse à la fois faire deux actes illocutoires. ‘Je veux que vous le fassiez’ est littéralement une affirmation, mais il peut être employé comme une requête. En de termes austiniens, il est un constatif impur à cause de sa dimension performative — ce que l’on montrerait en exhibant que, dans certains contextes, il opérait comme un performatif. Pour Searle, la signification énonciative fait en sorte qu’il soit une requête. Cette signification est communiquée par moyen du contexte. Voici quelques autres exemples: ‘Je l’apprécierais si tu ne marches pas sur mon pied’ est littéralement une affirmation, mais le locuteur l’entend comme une requête; de même pour ‘Peux-tu attraper le sel?’. Comme le dit Searle, « il faut de l’ingéniosité pour imaginer une situation dans laquelle l’énonciation ne serait pas une demande ».[371]
Qui plus est, il propose la remarque de Nabokov du début de Ada (que j’ai déjà mentionné en Chapitre Trois) comme exemple d’une énonciation qui, à un certain niveau, est une affirmation mais, à un autre, est la contradiction d’une remarque faite par Tolstoï dans Anna Karénine. Elle est aussi entendue comme plaisanterie. En d’autres mots, l’auteur avait entendu que la remarque soit prise comme une affirmation et, par-delà de ceci, qu’elle soit lue dans le contexte du roman tolstoïen et enfin qu’elle soit comprise comme se moquant de Tolstoï. En de termes derridiens, la remarque de Nabokov est une citation en deux contextes, à savoir Ada et Anna Karénine, et elle est aussi un parasite puisqu’elle est entendue comme parodie de la remarque comme elle est citée dans ce dernier contexte.
Considérons un autre exemple, celui-ci clairement une parodie — Ulysse de James Joyce, un livre nommé après le fabuleux héros grec Ulysse, héros de l’un des épiques de Homère, l’Odyssée. Ulysse est écrit d’une manière qui parodie l’Odyssée de plusieurs façons différentes — par son style littéraire, sa caractérisation, la similitude formelle des événements. Mais nulle part n’est-il précisé dans ce roman qu’il est une parodie du poème homérique. Dans la citation suivante, un personnage, Alf Bergan, est en train d’achéter un verre de bière brune du barman, Terry. Le passage est écrit dans un style homérique — ou du moins dans un style qui ressemble à quelques traductions célèbres de l’Odyssée, ce qui est fortement incongru pour ce situation plutôt non héroïque.
Then did you, chivalrous Terence, hand forth, as to the manner born, that nectarous beverage and you offered the crystal cup to him that thirsted, the soul of chivalry, in beauty akin to the immortals.
But he, the young chief of the O’Bergan’s, could ill brook to be outdone in generous deeds but gave therefor with gracious gesture a testoon of costliest bronze. Thereon embossed in excellent smithwork was seen the image of a queen of regal port, scion of the house of Brunswick, Victoria her name, Her Most Excellent Majesty, by grace of God of the United Kingdom of Great Britain and Ireland and of the British dominions beyond the sea, queen, defender of the faith, Empress of India, even she, who bore rule, a victress over many peoples, the wellbeloved, for they knew and loved her from the rising of the sun to the going down thereof, the pale, the dark, the ruddy and the ethiop.[372]
L’humour provient de l’emploi d’un langage héroïque pour décrire des événements banals. Notons comment le passage est comique en étant situé simultanément dans au moins deux contextes: le monde du pub et celui des héros et dieux homériques. L’humour découle du fait que nous soyons conscients à la fois du style héroïque de Homère et du fait que des scènes comme celle-ci soient en général décrites dans un style plus banal. En fait les passages immédiatement avant et après le passage cité sont écrits dans un style plus banal. Voici a phrase suivante: « What’s that bloody freemason doing, says the citizen, prowling up and down outside? » (un personage appelé ‘the Citizen’ se demandant pourquoi Leopold Bloom est en train de faire les cent pas devant le pub).
Joyce entend vraisemblablement que son style porte à notre esprit le monde des dieux et héros en même temps que celui d’un pub irlandais. Donc c’est le style de l’épisode — alternativement héroïque et banal — en conjonction avec des choses telles que le titre de l’oeuvre — qui n’est pas explicitement en relation avec quoi qui ce soit qui se passe dans Ulysse — qui indiquent que le passage en question est à lire dans le contexte de l’Odyssée de Homère — ou de certaines de ses traductions.
Derrida pourrait expliquer le passage en question comme étant citable dans plusieurs contextes différents, et Searle pourrait l’expliquer par moyen de la distinction entre sa signification littérale et ses plusieurs autres significations énonciatives qui seraient communiquées par plusieurs mécanismes textuels tels que le style, le titre ou la caractérisation. Searle, par moyen de ses règles verticales et de ses conventions horizontales, pourrait rendre compte de tout ce qu’expliquerait Derrida en indiquant que le passage pourrait être cité dans plusieurs contextes différents.
Dans cette sous-section, j’ai montré que Derrida n’accuse nullement Austin d’avoir, de quelque manière que ce soit, nié la mentionnabilité, comme l’avait prétendu Searle, mais seulement d’avoir laissé hors de compte la possibilité permanente de parasitisme. J’ai en outre montré que les règles searliennes des actes de langage puissent s’occuper des plusieurs couches de citationnalité qu’indique Derrida quand il parle de citations et de parasites d’autres citations et parasites; la tentative derridienne de déconstruire l’opposition normal/parasitaire était donc un échec. La théorie des actes de langage de Searle, ai-je de même établi, nous donne un moyen efficace de traiter de ces couches de citations et de la possibilité nécessaire de parasitisme tandis qu’en même temps elle fait des distinctions logiques entre les actes de langage sérieux ou littéraux et leurs parasites. J’ai montré en fait que la théorie searlienne puisse mieux rendre compte des complexités du discours que ne le puisse la notion derridienne de citation.
Je tourne maintenant à la deuxième critique searlienne, à savoir le [2], et la réponse derridienne. La critique est que Derrida aurait, à tort, attribué à Austin une confusion entre la distinction non-fiction/fiction et la distinction parole/écriture. Sur ce point, c’est Searle qui a tort. Voici la critique dans ses propres mots:
Derrida assimile le sens où l’on peut dire de l’écriture qu’elle est parasitaire relativement au langage parlé avec le sens où la fiction, etc., est parasitaire à l’égard du discours normal ou de non-fiction. Mais ces cas sont très différents. Dans le cas de la distinction entre fiction et non-fiction, la relation est de dépendance logique. On ne peut pas avoir un concept de fiction sans avoir le concept de discours sérieux. Mais la dépendance de l’écriture à l’égard du langage parlé est un fait contingent de l’histoire des langues humaines et non une vérité logique portant sur la nature du langage.[373]
Selon Searle donc, la dépendance de la fiction sur la non-fiction est logique (c’est-à-dire que l’on ne peut comprendre ce qu’est le discours de la fiction sans avoir compris au préalable les emplois normaux et référentiels de langage) et la dépendance de l’écriture sur la parole est contingente. D’après lui, Derrida aurait vu les deux dépendances comme logiques et, sur ce fondement, les aurait assimilées. La critique pourtant est ambiguë: Searle veut-il dire que Derrida aurait à tort assimilé les deux dépendances ou bien qu’il aurait vu l’une comme une instance de l’autre? Puisque Searle ne donne aucune raison de croire que Derrida les aurait assimilé dans ce dernier sens, je présumerai qu’il veut dire que Derrida aurait à tort laissé entendre une certaine similitude entre les deux dépendances. L’autre alternatif est d’ailleurs peu probable.
Searle laisse entendre que l’écriture dépend de la parole et que cette dépendance n’est pas logique mais contingente. Premièrement faut-il constaté que Derrida rejette cette dépendance. En outre, il rejette la suggestion de Searle que Sec aurait postulé une telle dépendance. Dans Sec Derrida avait affirmé que l’écriture était considérée historiquement comme un parasite de la parole. J’ai examiné ce point de vue dans Chapitre Quatre, §2. Son point de vue, dit-il, était que l’écriture était considérée comme parasitaire sur la parole; il avait aussi indiqué la même chose concernant la fiction et la non-fiction. Mais il n’avait pas dit qu’il y avait une quelconque similitude entre les prétendus parasitismes.[374] J’ai déjà examiné la question de la supposée dépendance contingente de l’écriture sur la parole. Derrida rejette une telle dépendance, considérant toutes les deux comme des instances d’arché-écriture. En répondant à Searle, il rejette aussi l’idée que la fiction soit logiquement dépendante de la non-fiction, et il indique qu’il n’y a aucune non-fiction sans la fiction. Quoi d’autre que soit la non-fiction, elle est non-fiction justement dans la mesure où il y a la fiction, sérieuse dans la mesure où il y a le non-sérieux, et normale dans la mesure où il y a l’anormale. Si la non-fiction, en tant que non-fiction, dépend logiquement de la fiction, et si la fiction, en tant que fiction, dépend de la non-fiction, alors nous avons un cas d’une dépendance logique réciproque. Et si la fiction est censée être parasitaire sur la non-fiction à cause de cette dépendance logique, alors, d’après cet argument, la non-fiction dépendrait de la fiction. Derrida dit que l’on « peut aussi légitimement renverser l’ordre de dépendance ».[375]
Il y a néanmoins danger d’équivoque ici. Cette réversibilité disparaît une fois que l’on ait décidé que la fiction soit analysable comme une simulation. Dire que quelque acte soit une simulation, c’est présupposer l’existence de l’acte simulé. Donc l’acte rendu fictif par simulation sera logiquement antécédent à son interprétation fictive. Et donc celle-ci dépendra de celle-là sans que celle-là dépende de celle-ci. Ce qu’établit la réponse de Derrida est que, dès qu’il y a fiction, il y a du même coup non-fiction, et qu’ensuite le monde se divise entre le fictif et le non-fictif. Dans ce contexte-là, parler de fiction c’est parler de quelque chose posée vis-à-vis du non-fictif, et vice-versa. Donc, bien que la réponse de Derrida soit pleine de révélations et que le point qu’il fait soit correct, ce qu’il dit ne réfute nullement la thèse de Searle.
Bref, la critique searlienne de Derrida est sans fondement: il ne fait pas l’assimilation en question. Néanmoins les dépendances que propose Searle sont toutes les deux tenables même si l’une d’entre elles est empiriquement discutable, à savoir que l’écriture dépende d’une façon contingente de la parole. Dans un sens, la fiction n’est plus logiquement dépendante de la non-fiction qu’à contrario (mais dans un autre sens ceci est faux). L’écriture, pourtant, comme analysée par Derrida ne dépend de la parole ni de façon contingente ni autrement. Si Searle veut disputer ceci, il devra produire des preuves.
Dans cette section §3.1, j’ai montré, contre Searle, que Derrida ne confond pas citationnalité, itérabilité et parasitisme. Et j’ai montré qu’il n’est pas justifié lorsqu’il dit que Derrida accuse Austin à tort d’avoir nié la possibilité de citation. Derrida ne fait pas cette accusation. Il n’accuse pas Austin d’avoir nié la mentionnabilité mais seulement d’avoir laissé hors de compte la possibilité permanente de parasitisme. J’ai aussi défendu la position de Derrida selon laquelle le parasitisme constitue une modification déterminée de la citationnalité, bien que j’aie procédé à montrer que la théorie searlienne peut faire avec ce point essentiel d’une manière plus efficace que ne le puisse celle de Derrida. Dans cette section aussi je ai montré que la critique derridienne de la notion searlienne d’idéalisation n’est pas bonne et que sa tentative de déconstruire l’opposition normal/parasitaire était un échec. Les règles de Searle pour les actes de langage peuvent faire avec les plusieurs couches de citationnalité qu’indique Derrida quand il montre la possibilité de couches de citations (c’est-à-dire des citations et parasites d’autres citations et parasites) sans abandonner la distinction normal/parasitaire. Dans la section suivante je considérerai les critiques de Derrida que fait Searle et qui concernent la question du statut de la distinction normal/parasitaire: est-elle axiologique, métaphysique, éthique, politique?
Dans cette sous-section, je montre pourquoi, pace Searle, la distinction sérieux/parasitaire, comme elle est faite par Austin (mais pas nécessairement comme faite par Searle), est axiologique et métaphysique (et non pas seulement stratégique); et, pace Derrida, pourquoi elle est néanmoins non éthique (c’est-à-dire pourquoi l’axiologie en question n’est pas l’éthique). Je traiterai de ces deux critiques (à savoir le [3] et le [4]) séparément. Premièrement, je montrerai pourquoi la distinction, comme elle est faite par Austin, est en fait axiologique (mais probablement non pas dans Searle); et, deuxièmement, je montrerai pourquoi faire la distinction n’a pas d’implications éthiques (c’est-à-dire qu’il n’implique pas qu’il y ait quelque chose d’immoral, de quelque manière que ce soit, dans les formes parasitaires de discours).
Considérons le [3] d’abord. Selon Searle, l’exclusion de considération de la part d’Austin du discours parasitaire est une question de stratégie de recherche et n’est pas, comme le pense Derrida pourtant, une exclusion métaphysique. En outre, l’exclusion temporaire ne serait pas ensuite et par conséquent source de grosses difficultés pour la recherche d’Austin, comme le montrait son succès. Ce prétendu succès aurait été facilité par la récognition d’une différence logique entre le discours parasitaire et le discours sérieux.[376] Dans cette réponse, Searle fait trois assomptions: que la distinction en question est simplement logique (et non pas métaphysique aussi), que faire la distinction ne mine en rien l’analyse austinienne des actes de langage, et que l’analyse est en fait un succès.
J’ai déjà indiqué, en Chapitre Trois, qu’Austin parle des énonciations non sérieuses comme étant infectées par un mal, comme des parasites ou étiolements de langage. De tels termes ou métaphores font que la distinction soit plus que logique. Ils suggèrent que dans ces cas quelque chose ne marche pas avec le langage, tout comme quelque chose ne va pas pour une plante qui serait empestée de pucerons ou privée de la lumière du soleil.[377] Si Austin avait employé seulement un de ces termes (ou métaphores) ‘parasite’, ‘étiolement’ ou ‘infection’, nous aurions pu dire qu’il n’avait pas compris l’aspect évaluatif de ces termes ou métaphores. Mais il choisit trois mots dont la force évaluative est évidente.
En effet Derrida interroge Searle quand celui-ci dit que l’exclusion austinienne est une question de stratégie de recherche basée sur une distinction purement logique:
L’axiologie engagée dans cette analyse n’est pas réglée, dans son ordre, par une simple considération logique. Quel logicien, quel théoricien en général aurait-il osé dire: B dépend logiquement de A, donc B est parasitaire, non sérieux, anormal, etc.? ... [Ces attributs] marquent tous une déchéance ou une pathologie, une dégradation éthico-ontologique: plus ou moins qu’une simple dérivation logique. Ce ‘plus ou moins’ axiologique ne peut être dénié. Ou du moins ne peut-il faire l’objet, de la part de Searle, que de ce qu’on appelle une dénégation.[378]
Ici Derrida utilise contre Searle un argument plutôt austinien. Il fait appel en effet au langage ordinaire: dirait-on (ordinairement), si B dépend logiquement de A, que B est alors parasitaire sur A (et par conséquent est non sérieux et anormal)? C’est clair qu’on ne le dirait pas. Employer ces adjectifs signale quelque pathologie de langage. Le langage d’étiolement et de contamination est clairement pathologique. Mais, tout en acceptant qu’il est plus que simplement logique et laissant hors de considération temporairement la question éthique, est-il ontologique ou métaphysique?
Derrida soutient que c’est en fait ‘métaphysique’ aussi (ce que j’expliquerai dans un instant). Il soutient que « Toute démarche stratégique ou, plus classiquement, tout ordre méthodologique du discours comporte une décision plus ou moins explicite quant à la métaphysique ».[379] L’exclusion stratégique par Austin serait donc ontologique. Il y en aurait deux indications: (1) une hiérarchie axiologique, et (2) la position d’une origine simple, intacte, normale, pure, standarde, identique à elle-même.
En ce qui concerne (1), ici Derrida thématise sa critique de la métaphysique qui, d’après lui, instaure des oppositions de concepts dans lesquelles l’un des membres aurait priorité sur l’autre dans la mesure où l’un soit considéré comme une version dégénérée de l’autre. Quelques exemples de de telles hiérarchisations axiologiques seraient: normal/anormal, standard/parasitaire, rempli/vide, sérieux/non-sérieux, littéral/non-littéral. Plus succinctement, les hiérarchisations ont la forme positif/négatif et idéal/non-idéal.[380] Ceci est une caractérisation très générale d’un trait de la métaphysique, ses pairs de concepts (comme forme/matière, infini/fini, acte/potentiel, essence/accident, transcendant/immanent) où l’un des termes est positif ou idéal et l’autre, négatif ou non idéal (comme dans la philosophie de Plotin, par exemple, où la matière est la forme la plus basse de l’existence, ou comme chez Aristote où le potentiel tende vers sa réalisation dans l’acte).
Regardons (2): l’aspect positif ou idéal des oppositions métaphysiques est considéré comme simple, intacte, normal, pur, standard et identique à soi. Mais l’aspect négatif et non idéal est une dérivation, complication, détérioration ou accident. Donc on donne au positif et idéal une priorité axiologique par rapport au négatif et non idéal.
Et (1) et (2) sont des traits de toute métaphysique selon Derrida. Ils sont donc critères de la métaphysique:
Tous les métaphysiciens ont procédé ainsi, de Platon à Rousseau, de Descartes à Husserl: le bien avant le mal, le positif avant le négatif, le pur avant l’impur, le simple avant le compliqué, l’essentiel avant l’accidentel, l’imité avant l’imitant, etc. Ce n’est pas là un geste métaphysique parmi d’autres, c’est la requête métaphysique la plus continue, la plus profonde et la plus puissante.[381]
On accorde au positif et à l’idéal une certaine priorité par rapport au négatif et au non idéal. Ceci est clair dans le cas de Platon: la réalité est idéale et bonne tandis que le monde de l’illusion, la nature, est non idéal et mauvais. Dans Rousseau, un age de bonté et de vérité précède celui des maux comme l’asservissement, la tyrannie et la désaffection. Il m’éloignerait trop de mon sujet d’entrer dans les détails des investigations derridiennes de ces métaphysiciens.[382] Qu’il suffise à dire qu’il présente des raisons qui nous contraignent d’accepter que tels philosophes aient posé de telles hiérarchisations axiologiques dans lesquels les éléments inférieurs étaient considérés comme, d’une certaine manière, accidentels ou dérivés.
Mais est-ce que la distinction sérieux/parasitaire d’Austin est axiologique? Elle est évidement descriptive, mais est-elle en outre évaluative? Austin ne dit jamais que les parasites, étiolements ou maux sont mauvais. Donc il n’emploie jamais le terme avec une signification explicitement évaluative. Néanmoins, je suggère que Derrida a raison d’interpréter Austin comme employant le terme ‘parasitaire’ d’une manière évaluative parce que, bien que ‘parasitaire’ soit souvent employé d’une façon purement descriptive, ‘mal’ et ‘étiolé’ (qu’Austin emploie en conjonction avec ‘parasitaire’) sont rarement, si jamais, employés sans leur signification évaluative.[383] Il serait insolite, pour dire la moindre des choses, si quelqu’un disait ‘X va mal, c’est bon’ où X n’est pas quelque chose considérée comme maligne. Le discours sérieux n’est pas malin, donc dire qu’il va mal (dans certains contextes non sérieux) c’est employer le terme ‘mal’ d’une manière évaluative. Si l’on dit que l’emploi du discours dans des contextes qui font en sorte qu’il soit non sérieux est parasitaire, et si l’on interprète cela comme signifiant mal, alors il se doit que l’on est en train d’employer le terme ‘parasitaire’ d’une manière évaluative aussi. Comme déjà remarqué, si Austin n’avait employé qu’un seul de ces termes ou métaphores, la charge qu’il l’employait d’une manière évaluative aurait été plus difficile à établir. Mais l’effet cumulatif de l’emploi de ‘parasitaire’, ‘étiolé’, ‘mal’ et ‘atteint’ (ou ‘contaminé’) fait en sorte qu’il soit difficile à nier qu’il a eu l’intention de parler d’une manière évaluative. Je considère que ceci montre, ou tende à montrer, qu’Austin parle d’une manière évaluative, ou axiologiquement, quand il fait ses distinctions sérieux/non-sérieux et normal/parasitaire.
Si Derrida a raison dans sa caractérisation de la métaphysique, alors on doit convenir que poser la hiérarchisation sérieux/non-sérieux et normal/parasitaire et exclure le parasitaire, le non-sérieux ou l’anormal, est un geste métaphysique. Que l’exclusion d’Austin fût temporaire n’a pas d’importance ici. Il exclut de considération le parasitaire afin d’examiner le normal, mais non pas avec l’intention de retourner pour réexaminer l’exclusion. Il entend plutôt donner un compte rendu qui montrerait systématiquement et en général comment le langage est parasitaire. J’ai déjà montré que ‘la doctrine des étiolements de langage’[384] ferait partie d’un compte rendu général des énonciations qu’Austin avait envisagé.[385]
Derrida indique ensuite que la même exclusion métaphysique se trouve dans l’oeuvre de Searle et que, contrairement à ce que celui-ci suppose, il n’a pas lui-même offert une théorie générale des actes de langage qui couvrirait les énonciations parasitaires. Searle prétend, dans sa critique de Derrida, que « Une fois qu’on a une théorie générale des actes de langage ... analyser le statut du discours parasitaire ... constitue l’un des problèmes relativement les plus simples ».[386] Il prétend l’avoir fait dans ‘Le statut logique du discours de la fiction’.[387] Derrida pourtant cite les derniers mots de cet essai pour montrer que Searle n’y aurait pas prétendu avoir donné une telle théorie générale: « il n’y a encore aucune théorie générale des mécanismes par lesquels de telles intentions illocutoires sérieuses sont transmises par des illocutions simulées ».[388] Ici Searle, en faisant référence au fait que des oeuvres de fiction peuvent avoir des thèmes ou des ‘messages’ sérieux, admet qu’il n’a pas de théorie générale pour en rendre compte. Evidement ceci ne veut pas dire qu’il n’a pas le droit de dire que, étant donné la théorie générale des actes de langage qu’il propose, ce serait relativement simple de donner une explication du discours parasitaire. Mais il n’a pas produit tout une explication. Et l’aurait-il fait que c’aurait été d’une manière que Derrida aurait considérée comme métaphysique puisque Searle explique le discours parasitaire par moyen de conventions horizontales.
Pourtant, puisque Searle proteste que la distinction normal/parasitaire n’est que stratégique et logique, évidement ne voit-il pas sa propre théorie du parasite comme étant axiologique. Il n’emploie pas le terme ‘infected’ et ‘étiolé’ en conjonction avec le terme ‘parasitaire’. En fait, il n’emploie aucune autre métaphore semblable qui indiquerait qu’il avait adopté une attitude axiologique vis-à-vis du discours parasitaire. Dans ‘Le statut logique du discours de la fiction’, il est évident que le discours de la fiction est non sérieux, non pas parce que des messages sérieux ne soient pas transmis par des oeuvres de fiction (nous avons vu que Searle, bien qu’il n’ait pas encore donné une analyse logique de pourquoi ce serait le cas, pense le contraire), mais seulement parce que l’écrivain est considéré comme feignant de faire des affirmations plutôt que de les faire véritablement. Il n’est pas évident qu’il y ait une quelconque axiologie dans tout cela. Il peut y avoir plusieurs sens dans lesquels quelqu’un qui feint agit en même temps sérieusement; mais dans le sens justement où il feint il n’agit pas sérieusement. En passant, notons que ‘sérieux’ peut être employé péjorativement (par exemple, ‘Vous êtes si sérieux’ n’est en général pas un compliment) aussi bien que d’un air approbateur (par exemple, ‘C’est un professeur sérieux’).
En somme donc, Derrida a raison d’affirmer que l’exclusion austinienne du parasitaire n’est pas simplement logique ou stratégique mais aussi métaphysique. Les deux critères qu’il emploie sont que l’exclusion d’Austin comporte une hiérarchisation axiologique et qu’il avait posé une origine simple d’où il y aurait eu dérivation ou détérioration. Le langage d’Austin montre qu’il considère le normal et le sérieux comme étant meilleurs (dans un sens que j’examine tout de suite) que le non-sérieux ou parasitaire et comme l’origine d’où ce dernier serait une détérioration. Une telle position peut en effet être lue dans les textes d’Austin. Searle pourtant n’emploie pas le terme ‘parasitaire’ péjorativement. Il n’y a point d’évidence qu’il aurait posé la distinction normal/sérieux comme une axiologie hiérarchique; et donc est absent l’un des critères qui aurait permis à Derrida de déclarer sa position métaphysique.
Je tourne maintenant à la dernière critique de Searle, à savoir [4], soit que Derrida aurait interprété l’exclusion du parasitisme comme étant une exclusion morale et que cette interprétation était injustifiée. En considérant [3], j’ai montré que l’exclusion (de la part d’Austin) était métaphysique. L’exclusion stratégique n’était pas simplement logique mais axiologique aussi dans sa hiérarchisation de concepts; et donc elle était stratégique. Derrida veut dire que l’axiologie en question était l’éthique. En d’autres mots, il veut montre que l’exclusion austinienne du parasite était l’exclusion de quelque chose d’une certaine manière immorale. Il parle du « moralisme fondamental, intrinsèque » de la théorie des actes de langage.[389] Il prétend aussi que la théorie austinienne des actes de langage est politique. Je réfuterai l’argument qu’Austin aurait voulu dire quoi que ce soit d’éthique ou de politique par cette exclusion.
L’argument de Searle est que, en distant que la fiction est parasitaire sur la non-fiction, Austin a entendu le mot de parasitaire dans le sens où l’on peut dire que la définition des nombres rationnels est parasitaire sur celle des nombres naturels. Un tel parasitisme « n’implique aucun jugement moral, et certainement pas que le parasite vive peu ou prou immoralement aux dépens de son hôte ».[390] Je montrerai que ceci est vrai. Il indique aussi que le discours parasitaire fait partie du langage ordinaire au sens austinien du mot puisque à ce temps là (vers 1955) ‘langage ordinaire’ signifiait le langage dans son emploi quotidien par contraste avec les langages techniques, symboliques ou formalisés. L’extraordinaire, en ce qui concernait des poèmes, pièces de théâtre et romans, était leurs circonstances et non pas leur langage.[391]
Il est vrai qu’Austin entendait le parasitisme comme l’emploi de langage ordinaire dans des circonstances spéciales. Il comporterait « un revirement [sea-change], dû à des circonstances spéciales ».[392] Il parlât pourtant de langage employé dans de telles circonstances comme étant ‘héritier’ de « certaines espèces de maux qui atteignent toute énonciation ».[393] Le mal est l’infection ou l’étiolement. Donc, avant de considérer si ceci est une affaire éthique, c’est clairement axiologique. Ceci est parce qu’un organisme étiolé ou infecté a en général moins de valeur (pour un jardinier, par exemple) qu’un qui soit sain ou qui aurait été bien exposé au soleil. Austin se borne aux énonciations faites dans des ‘circonstances ordinaires’.[394]
Austin emploie ensemble le langage de maladie, de étiolement et de parasitisme. Ne l’aurait-il pas fait que l’on aurait peut-être pu être persuadé par Searle quand il dît qu’il n’avait pas employé le terme ‘parasitaire’ pour suggérer qu’il y ait un cas de vivre ‘peu ou prou immoralement aux dépens de son hôte’. Si l’on parle de maux et d’étiolements, et donc axiologiquement, et si l’on parle ensuite de parasites, alors l’interprétation la plus raisonnable de cela est que l’on continue de parler axiologiquement.
Mais Searle dît bien (et je le souligne) vivre ‘peu ou prou immoralement aux dépens de son hôte’ et cela, il est vrai, semble ne pas suivre. En d’autres mots, Austin parle clairement d’une manière pathologique et axiologique comme le ferait un jardinier s’il parlait de parasites tels que le puceron sur ses roses. Mais même si tout parasite est mauvais, il n’en suit pas qu’ils soient immoraux; on ne dirait pas d’ordinaire qu’un puceron fût immoral pour avoir contribué à la destruction d’un rosier bien que l’on puisse dire que quelque flagorneur soit immoral s’il essaie toujours de nous lui faire acheter un petit verre.[395]
Quand Derrida arrive à traiter de la critique searlienne ici, il semble éviter de s’attaquer aux choses directement. Il dit que l’objection « est pratiquement redondante par rapport à la première ».[396] En d’autres mots, la critique searlienne dans [4] ne serait pas significativement différent de celle dans [3]. Derrida prétend vis-à-vis de [4] avoir « déjà répondu à cette objection, dans son principe ». Mais ceci n’est pas le cas. Que de montrer que la distinction en question fût axiologique ne suffit pas pour montrer qu’elle fût éthique. Il procède néanmoins à indiquer que l’on ne soit pas obligé d’écrire quelque chose dans l’ordre de ‘pamphlets moralisateurs’ afin que ce que l’on dise soit ‘éthico-politique’. Ceci est peut-être vrai, mais on a toujours besoin de savoir comment quelque chose qui ne soit pas écrite d’un style clairement moralisateur ‘pour exiger l’exclusion des méchants parasites’ soit néanmoins éthico-politique. Derrida affirme sa conviction:
Je pense que la théorie des speech acts est, en son fond et pour ce qui y est le plus fécond, le plus rigoureux, le plus intéressant ... une théorie du droit, de la convention, de la morale politique, de la politique comme morale. Elle décrit (dans la meilleur tradition kantienne, Austin le reconnaît quelque part) les conditions pures d’un discours éthico-politique, dans ce qui lie son intentionnalité à une conventionnalité ou à une règle. Mais ce que je voulais souligner plus haut à cet égard, c’est seulement ceci: cette ‘théorie’ doit reproduire, dédoubler en elle la loi de son objet ou son objet comme loi: elle doit se soumettre à la norme qu’elle prétend analyser. D’où à la fois son moralisme fondamental, intrinsèque, et son empirisme irréductible. Hegel a su montrer qu’il faisait bon ménage avec un certain formalisme.[397]
Derrida fait plusieurs points ici: la théorie d’Austin serait politique, éthique et empirique. La deuxième phrase prétend qu’un discours qui mettrait en relation l’intentionnalité d’une énonciation avec des règles ou conventions est décrit par la théorie des actes de langage dans la mesure où cette théorie donne les pures conditions du discours éthico-politique. Autrement dit, dans la mesure où le discours soit éthique ou politique, Austin en donnerait les conditions. Ensuite Derrida procède à offrir un argument plutôt différent: il dit que la théorie des actes de langage elle-même se soumet aux normes même qu’elle analyse, soit qu’Austin serait guidé dans ses dires par certaines normes découverts par sa théorie même. Ceci est censé expliquer son ‘moralisme fondamental, intrinsèque’, ce qui suggère qu’elle soit intrinsèquement évaluative et en outre, parlant comme elle le fait d’un ‘empirisme irréductible’, intrinsèquement descriptive.
Dans Quand dire, c’est faire Austin ne décrirait pas seulement les actes de langage (ou constatifs et performatifs) comme il les trouve, il ne serait pas simplement descriptif (soit en décrivant les pures conditions du discours éthico-politique) mais endosserait quelques emplois de langage et peut-être en fustigerait d’autres (c’est-à-dire que sa théorie serait fondamentalement et intrinsèquement moraliste). Les règles et conventions qu’il trouve ne seraient pas de simples généralisations empiriques mais des règles qui préscriraient le propre emploi de langage. Les règles seraient moralement et politiquement normatives.
J’ai déjà soutenu que, bien qu’Austin employât le terme ‘parasitaire’ axiologiquement, il ne l’employât pas (nécessairement) d’une manière éthique. Maintenant j’examinerai plus généralement si le projet entier d’Austin dans cette oeuvre soit empirique et axiologique et si en outre, s’il est bien axiologique généralement, il le soit d’une manière éthique ou politique. Puisse ce dernier être montré et nous devrons peut-être admettre qu’Austin emploie le terme ‘parasitaire’ d’une manière éthique et peut-être politique aussi. J’endosserai la première partie de ce que Derrida prétend (soit qu’Austin expose les pures conditions du discours éthico-politique), mais en général je rejetterai la deuxième partie (soit qu’il y ait en question un quelconque moralisme); en particulier, je montrerai que la distinction normal/parasitaire n’est ni moraliste ni politique.
Les conventions ou règles les plus clairement isolées dans cette oeuvre sont peut-être celles qui constituent la liste des conditions nécessaires des performatifs (donné en Conférence II):
(A.1) Il doit exister une procédure, reconnue par convention, donnée par convention d’un certain effet, et comprenant l’énoncé de certains mots par de certaines personnes dans de certaines circonstances. De plus,
(A.2) il faut que, dans chaque cas, les personnes et circonstances particulières soient celles qui conviennent pour qu’on puisse invoquer la procédure en question.
(B.1) La procédure doit être exécutée par tous les participants, à la fois correctement et
(B.2) intégralement.
(G.1) Lorsque la procédure — comme il arrive souvent — suppose chez ceux qui recourent à elle certains pensées ou certains sentiments, lorsqu’elle doit provoquer par la suite un certain comportement de la part de l’un ou l’autre des participants, il faut que la personne qui prend part à la procédure (et par là l’invoque) ait, en fait, ces pensées ou sentiments, et que les participants aient l’intention d’adopter le comportement impliqué. De plus,
(G.2) ils doivent se comporter ainsi, en fait, par la suite.[398]
Ici l’on peut interpréter (A.2) comme d’une certaine façon politique (employant ce mot assez largement pour connoter ce qui a affaire avec la vie civique). Afin d’ouvrir un parlement formellement, l’on doit être ou le président (ou monarque) de l’état en question ou son représentant dûment nommé. Quelques actes de langage donc ont des conditions qui peuvent être appelées ‘politiques’. Afin de lancer un bateau, pour prendre un autre exemple, l’on ne peut simplement être quelque passant épris du désir de faire cela. On doit être quelqu’un en qui l’autorité appropriée ait été investie par ceux auxquels appartient le bateau ou, si c’est l’état qui en est propriétaire, par ceux qui aient été nommés par ceux qui aient l’autorité légitime de les nommer pour lancer ce bateau. Donc lancer un bateau a cette condition qui peut largement être appelée ‘politique’.[399] De même avec des condamnations, acquittements et relaxes dans les cours de justice. Il y a maints autres exemples qui pourraient être considérés.
La condition peut de même être éthique au sens où l’on ne soit en mesure de répondre à l’affirmatif à la question posée par un prêtre ou juge lors d’un cérémonie de mariage, à savoir si l’on prend comme époux ou épouse la personne en question, à moins d’être célibataire ou peut-être divorcé(e). Tenter de se marier autrement serait de commettre un acte immoral et illégal, soit une bigamie.[400] Et bien sûr les lois et la moralité sont considérées par les juges comme étant liées (dans la mesure où, en appliquant les lois, ils emploient comme une de leurs guides la ‘moralité publique’) et de même pour le public. Puisque les questions de loi sont politiques (dans la mesure où les légiférés qui rédigent des projets de loi soient des agents publiques), on peut dire que la question est largement politique aussi.
Les conditions G peuvent de même être interprétées comme éthiques. Afin de promettre de faire quelque chose, on doit en avoir l’intention; sinon, sa promesse sera défectueuse dans le sens où elle sera insincère. Promettre, c’est entreprendre une certaine obligation morale du fait même d’énoncer, dans un certain contexte, les mots qui conviennent. On ne peut pas, selon Austin, faire ces actes de langage et dire après qu’en vérité on n’a rien promis. L’exemple que donne Austin — celui d’Hippolyte, qui indiqua que, bien que ses mots fussent ceux d’une promesse son coeur en ce moment fût ailleurs — en constitue la démonstration. Il avait à la fois tort et il était immoral en essayant de suggérer cela, affirme Austin:[401] « la précision et la moralité sont toutes deux de côté de celui qui dit tout simplement: notre parole, c’est notre engagement ».[402] Donc il y a bien un aspect éthico-politique à la théorie des actes de langage d’Austin.[403]
Ce n’est pas clair pourtant à laquelle des références peu nombreuses à Kant Derrida fait appel entre parenthèses dans la longue citation que nous examinons. Un telle point de vue ne semble être donné nulle part dans les textes Austiniens en question.[404] Néanmoins, on peut dire que les analyses austiniennes exposent ‘les conditions pures d’un discours éthico-politique, dans ce qui lie son intentionnalité à une conventionnalité ou à une règle’. Pour Kant ‘pur’ signifiait sans mélange de l’empirique.[405] De pures conditions seraient analytiques ou synthétiques a priori.[406] C’est à dire qu’elles seraient des conditions que l’on pourrait connaître comme étant vraies indépendamment de toute expérience. Donc on devrait dire que de telles conditions exprimaient l’idée même d’un acte de langage (ou d’un performatif en Conférence II). Fussent-elles ou non ainsi conçues par lui, les conditions d’Austin, que je viens de citer, peuvent bien de cette manière s’embrasser. Elles affirment les très générales conditions nécessaires des actes de langage.
Dans la citation de Derrida que nous considérons, il suggère qu’Austin moralise. Ceci n’est pas la même chose que montrer qu’il y a des conditions éthico-politiques pour des performatifs ou actes de langage. Et il suggère que la théorie d’Austin ‘doit se soumettre à la norme qu’elle prétend analyser’. Il y a deux questions à analyser ici: d’abord, est-ce que Derrida suggère que dans son oeuvre Austin propose quelque vision morale et politique du monde? Et deuxièmement, comment sa théorie peut-elle être décrite comme contrainte de se soumettre à de telles normes morales et politiques?
Il est clair de la discussion d’Hippolyte qu’Austin endosse à la fois la précision théorique et la force éthique du jugement que l’on entreprend une obligation du fait même de donner sa parole. C’est un cas clair de moralisme. Austin exprime un jugement moral clair. Mais, bien qu’il donne maints exemples de cas intéressants d’un point de vue éthique, on y trouve peu qui soient aussi clairs que celui-ci où il endosse le point de vue moral en question, bien qu’il se puisse qu’il les embrasse de même. Il discute le baptême et les conditions sous lesquelles il est clair que quelqu’un avait été baptisé; et il en discute des cas où il n’est pas si clair. Mais malgré le fait qu’il fasse beaucoup de points au sujet des conventions du baptême et les performatifs en question, il n’est pas clair si Austin endosse cette institution. Il aurait aussi facilement pu donner les rites d’initiation à un coven de sorcières et les performatifs qui y conviennent, bien que l’on puisse hasarder qu’il n’aurait point endossé les pratiques d’une telle institution et aurait même pu avoir recommandé qu’elles soient proscrites (un geste politique).
Une façon de décider si la théorie d’Austin endosse une certaine vision du monde est de demander si sa théorie peut tolérer des changements au sein des institutions, en particulier des institutions politiques. Dans ce sens justement soumet-elle à la norme qu’elle prétend analyser? Cette position permet-elle la révolution? Ce qui peut arriver lors d’une révolution est que l’ordre ancien et ses institutions soient remplacés par de nouveaux. Par exemple, y aurait-il eu une revoulions marxiste dans la Grande Bretagne d’Austin, le parlement aurait été dissout par force (c’est-à-dire empêché de siéger, son système de communication interrompu par la confiscation de fichiers et la disruption du travail des fonctionnaires, etc.) et une dictature du prolétariat établie. Cette forme (prétendument) intérimaire de gouvernement, aurait-elle été privée de légitimité par la théorie des actes de langage? C’est à dire, les ordres, par exemple, de cette institution putative, auraient-elles été nécessairement malheureuses, elle ne constituant point le group approprié de personnes à donner des ordres politiques?
La réponse à cette question est probablement ‘Non’. S’il y avait eu quelque théorie de la dictature du prolétariat qui avait établi comment elle fonctionnait comme institution, et s’il n’y avait pas eu aucune autre institution politique (le parlement ayant été dissout), alors assurément y aurait-il eu un cadre institutionnel en termes duquel ces performatifs ou actes de langage auraient été heureux. Si la dictature avait ordonné que les églises soient fermées, alors on aurait pu dire (s’il y avait eu provision pour cela dans la théorie de la dictature) qu’un tel acte était heureux. Il ne serait pas à propos de faire l’objection que seul le parlement pouvait faire cela puisqu’il n’y aurait pas eu de parlement.
Tout ce qui aurait été requis pour que la nouvelle institution puisse faire d’heureuses énonciations performatives étaient des procédures stipulées dans la théorie de l’organisation.[407] Prenons une analogie: si j’invente un nouveau jeu, alors, pourvu que j’établisse certaines règles que les autres joueurs puissent consulter, je peux faire certains jugements au sujet de toute une variété d’états de jeu, même lors de la première partie, et personne ne peut en vérité dire que ces jugements, des décisions d’arbitrage par exemple, soient malheureux, parce qu’un système aurait été élaboré en termes duquel on pourrait les comprendre, et ceux qui participeraient au jeu sauraient qu’il y avait de telles règles qu’ils pourraient consulter (soit en les lisant ou, si elles ne sont pas écrites, en demandant à quelqu’un qui les connaisse).
S’il peut y avoir de nouvelles institutions qui puissent déterminer leurs propres règles, alors peuvent-ils de même déterminer de règles sur comment faire certaines énonciations aussi. Et si elles peuvent faire cela, alors il peut y avoir des critères en vertu desquels certaines énonciations dans certains contextes seraient heureuses ou non. Il n’y a pas de raison pourquoi Austin nierait ceci. Sinon, alors nécessairement sa théorie ne l’engage pas à quelque système politique que ce soit. Ceci étant le cas, il n’y a pas de raison à dire que la théorie des actes de langage ‘doit se soumettre à la norme qu’elle prétend analyser’. Etant donné que la théorie d’Austin expose les conditions éthico-politiques des actes de langage mais en général n’est par moralisatrice et ne défend pas les institutions politiques du temps contre toutes autres, l’on peut dire que le fait qu’elle soit éthico-politique n’entraîne pas nécessairement que son exclusion du parasite soit une question éthique ou politique. Puisqu’Austin ne procéda pas à développer sa théorie pour rendre compte du discours parasitaire, l’on ne peut dire quelles conditions éthico-politiques il y aurait pu découvrir. On peut certainement imaginer des conditions éthico-politiques qu’il aurait pu donner. Par exemple, les conditions (A.1) et (A.2) auraient pu être modifiées pour expliquer les conditions gouvernant des énonciations non sérieuses telles que faites dans des fictions et sur scène. Il n’y a aucune raison pourtant de croire qu’Austin aurait tenu une attitude négativement moralisatrice envers la fiction ou le théâtre. Il n’y a point de suggestion qu’il soit immoral de faire des énonciations parasitaires ou que ceux qui les font soient hostiles à la société et doivent être exclus à la manière suggérée par Platon qui exigea que les artistes soient exclus de sa République.[408]
Une partie de cette critique (soit [4]), pour y revenir, est que Derrida aurait mal compris ce vis-à-vis duquel le langage ordinaire fût posé. Il aurait pensé que il fût opposé au langage littéraire, ce qui est faux, plutôt que de langues techniques et formelles, ce qui est vrai. Derrida rejette cette critique. Il dit qu’il ne fît pas cette erreur. Dans Sec il disait seulement que le langage était ‘marqué’ par l’exclusion du parasitisme, et non pas qu’il excluait le parasitisme. Ceci peut simplement dire que c’est un trait remarquable (ou une ‘marque’) de langage ordinaire qu’il soit divisé en deux domaines, le sérieux, littéral et normal, d’un côté, et le parasitaire, d’autre. Mais la question alors serait de quoi le parasitisme fût exclu. La remarque est plus logique comme interprétée par Searle que comme expliquée par Derrida.[409]
En somme, Searle a raison de dire qu’Austin n’entendait pas que son exclusion du parasite ait une quelconque force éthique. Mais il a tort d’essayer de le faire passer comme simplement logique et nullement axiologique. L’argument de Derrida selon lequel l’exclusion par Austin du parasite faisait partie d’un projet éthico-politique dont lui, Derrida, considérait à tort que la théorie des actes de langage faisait partie, n’est pas convaincant.
Dans ce chapitre j’ai montre que Derrida a défendu avec succès sa critique de la distinction austinienne normal/parasitaire (et heureux/malheureux) contre Searle principalement en montrant comment celui-ci avait mal compris beaucoup des arguments de celui-là, en particulier ceux traitant de l’itérabilité et de la citationnalité. J’ai montré pourtant que la théorie des actes de langage de Searle résiste au type de critique que Derrida mène contre Austin principalement parce que Searle ne souscrit pas à la théorie classique de l’écriture dans la mesure où il ne considère pas l’écriture comme étant logiquement dépendante de la parole.
J’ai montré aussi que bien que l’explication derridienne de la distinction normal/parasitaire en termes de citationnalité égalait en puissance explicative à l’explication searlienne en termes de règles verticales et conventions horizontales, celle de Searle embrassa celle de Derrida puisque celui-là pouvait expliquer la citationnalité par moyen de ses règles et conventions. Avec sa distinction entre la signification littérale d’une phrase et la signification énonciative d’un locuteur, Searle peut rendre compte de la possibilité d’effectuer plus qu’un seul acte illocutoire avec un seul acte d’énonciation, et la possibilité de parler à la fois sérieusement ou littéralement et non sérieusement ou non littéralement. J’ai rejeté le point de vue de Derrida selon lequel la théorie searlienne des actes de langage tombât victime de sa propre distinction entre actes normaux de langage et parasites en vertu de son admission que ses règles des actes de langage étaient des règles d’actes idéalisés de langage.
Searle reconnait l’ambiguïté littérale de phrases mais, tandis que pour Derrida la polysémie est irréductible et la possibilité de parasitisme et d’échec sont permanentes et structurelles, pour Searle toute énonciation n’ést pas polysémique et, bien qu’il se rende compte que toute énonciation est logiquement un parasite éventuel et que quelques-unes soient à la fois normales et parasitaires, il montre que ce fait des énonciations ne fait pas en sorte qu’il soit impossible de distinguer entre illocutions normales et parasites.
Chapitre Six
Afin de conclure cette thèse, il convient de résumer ce qui a été établi. Le but ayant été d’examiner comment la théorie des actes de langage distingue entre l’acte de langage normal, sérieux ou littéral, et celui qui est d’une certaine manière parasitaire d’eux, j’ai examiné d’abord les critiques fondamentales faites par Derrida de la distinction d’Austin et j’ai montré qu’elles étaient réussites; ensuite j’ai examiné la défense searlienne d’Austin contre Derrida et j’ai expliqué pourquoi elle avait raté. Pourtant j’ai montré que, malgré cela, la théorie de Searle pouvait être défendue contre le type de critique offert par Derrida.
J’ai indiqué ce dans la théorie de Searle qui faisait qu’elle était si significativement différente de celle d’Austin tel que seul la théorie searlienne était défendable, soit le critère intentionnel de parasitisme et la distinction entre l’intention de représenter et l’intention de communiquer. Ce qui fait que les énonciations de la fiction soient non sérieuses, par exemple, est simplement l’intention de l’auteur de suspendre les règles de référence. Il y a un nombre indéterminé de moyens de communiquer ceci aux lecteurs. Ce qui fait que les énonciations métaphoriques soient justement métaphoriques est l’intention de l’écrivain d’employer un acte de langage pour exprimer des significations au-delà des significations littérales de l’acte de langage en question. Encore y a-t-il un nombre indéterminé et de moyens d’indiquer qu’une énonciation est métaphorique et de principes de métaphore. En d’autres mots, à la fois dans le cas du discours non sérieux et du discours non littérale, l’aspect parasitaire de l’acte est déterminé par les intentions de l’auteur qui peuvent être communiquées aux lecteurs par plusieurs moyens. Par exemple, Arthur Conan Doyle nous fit entendre que ses romans sur Sherlock Holmes étaient des fictions en employant la forme narrative à la première personne. En ayant le docteur Watson comme narrateur, l’auteur indiquait que l’écrivain du roman (comme indiqué sur la page de titre) et le narrateur n’étaient pas la même personne. Ceci montrait au lecteur que le roman était une fiction. Dans le cas de l’emploi de métaphores, Emily Dickinson fit entendre que ses énonciations étaient métaphysiques en assurant que, prises littéralement, elles étaient dépourvues de sens. Le lecteur, en employant le principe de charité, infère qu’elles s’employèraient donc métaphoriquement.
Searle indiquait toutefois que les moyens de communiquer le statut parasitaire de l’oeuvre en question pouvaient ne pas marcher; les lecteurs auraient pu ne pas se rendre compte que l’oeuvre de fiction en question était justement une fiction, ou l’énonciation métaphorique, justement une métaphore. Et s’en étaient-ils bien rendu compte que l’oeuvre avait un sens métaphorique, ils auraient pu ne pas trouver la bonne signification (ou les bonnes significations). Le fait que les intentions de l’écrivain étaient ainsi difficiles d’accès, indiqua-t-il avec raison, n’était pas un problème pour sa théorie. Ainsi ce que Derrida appelle la mort de l’écrivain inscrite dans la marque n’est pas un problème pour Searle. Sa théorie permet qu’un texte puisse être intelligible autrement qu’à la manière entendue par son auteur. Et il permet que ceci peut se passer que l’énonciation en question ait été parlé ou écrite. Donc dans un sens important il n’a pas souscrit à la théorie classique de l’écriture.
J’ai montré que beaucoup du travail critique de Derrida est basé sur la démonstration qu’un théoricien aurait souscrit à cette théorie. Searle n’y souscrivit qu’en partie, considérant l’écriture comme dépendant de la parole d’une manière contingente suite au développement de l’histoire. Mais il nia qu’il y avait une dépendance logique, et sa théorie ne repose pas de manière importante sur une telle distinction. Le seul rôle qu’elle joue est dans son idée que dans des cas où le contexte de la parole peut être implicite, le contexte de l’écriture doit peut-être être explicite. En d’autres mots, des locuteurs peuvent compter sur leurs auditeurs d’être conscients des traits de leur contexte, mais les écrivains ne peuvent pas compter sur leurs lecteurs d’en être de même conscients. Cette position n’est pas à propos en évaluant son explication du parasitisme.
J’ai soutenu que le fait qu’une phrase littérale puisse être ambiguë (ou polysémique) n’affecte nullement la distinction entre la signification littérale d’une phrase et la signification énonciative d’un locuteur. La signification d’une phrase ou d’une énonciation peut être polysémique. L’écrivain toutefois peut ne pas être conscient que sa phrase est polysémique; il peut donc entendre une seule interprétation d’elle. Dans ce cas, ce qu’il entend est une signification énonciative; il n’entend pas la signification littérale de la phrase bien qu’il puisse croire le contraire. Ce qu’il prend comme la signification littérale de la phrase n’en est en réalité qu’une partie. Donc sa signification énonciative est la même qu’une des significations de la phrase polysémique. J’ai expliqué ceci par moyen de l’exemple que donne Derrida de quelques remarques de Nietzsche qui sont interprétables littéralement d’une manière proto-fasciste bien que Nietzsche aurait pu ne pas être conscient de de telles significations de ce qu’il disait. Derrida caractérise ceci avec raison comme une manque d’attention. Il met ainsi en lumière le problème du contrôle exercé par l’auteur sur la dissémination des significations de ce qu’il dit.
Les textes auraient, selon Derrida, une portée déterminable d’oscillation. Ils soutiennent, en d’autres mots, un éventail d’interprétations qui sont toutes des interprétations littérales du texte. Il montre ceci dans le cas du Phaedrus de Platon où il établit que le texte a certaines significations dont Platon aurait pu ne pas être conscient. Il n’est pas clair combien de ce qui peut être lu dans cette oeuvre était entendu par Platon. Ceci est effectivement montré par Derrida qui indique combien il est difficile de découvrir de telles significations potentielles dans un texte. Elles sont suffisamment difficiles d’accès pour faire en sorte qu’il ne soit pas clair si c’est l’ingénuité du lecteur qui les y trouve en dépit du fait qu’elles n’aient pas été entendues par l’auteur, ou si elles étaient en vérité entendues par l’auteur.
Ceci est le moyen de lire des textes exemplifié par la déconstruction. Ce n’est pas, comme l’indique Derrida contre Searle et d’autres, une position qui voit des significations comme étant indéterminées. Elle affirme plutôt que les textes ont un éventail d’interprétations qui sont déterminables dans des contextes qui sont de même déterminables. L’écrivain qui souhaite qu’ils disent une seul chose univoque sera frustré parce qu’il ne peut contrôler leur dissémination et peut ne pas en être conscient. Donc quand il écrit quelque chose avec l’intention de communiquer quelque signification, cette signification n’est qu’une signification du texte en question. Il ne peut faire pleinement et exclusivement présents son message dans le texte. Derrida explique ceci en termes d’itération. Le texte est déterminé dans sa signification non pas par l’auteur seul mais par la manière dont il est interprété à travers la communauté linguistique en question. Ceci veut dire qu’il ne peut pas faire de sa signification voulue la seule signification qui y soit entendue. Le texte est interprétable en l’absence de son intention; autrement dit, il est possible que le texte soit interprétable par quelque personne sans que la signification que l’écrivain avait entendue soit l’une des possibles interprétations que cette personne y découvre.
J’ai montré que la théorie de Searle peut accommoder de tels découverts de la part de Derrida. Pour Searle un texte peut être interprétable de maintes façons différentes. Il permet qu’il y ait une ambiguïté littérale de textes; et il admet que la signification littérale d’une énonciation puisse différer avec le temps étant donné que ce qu’il appele le ‘réseau’ et ‘l’arrière-plan’ changent. Il permet aussi qu’un écrivain puisse faire en sorte qu’un texte représente plusieurs autres significations au-delà de sa signification littérale (ou de ses significations littérales). J’ai employé l’exemple de l’affirmation de Nabokov à l’ouverture de Ada qui est aussi censée être lue dans le contexte de Anna Karénine de Tolstoï comme une contradiction d’une position prise là. L’énonciation donc fonctionne dans deux contextes. Elle est aussi entendue comme une remarque humoristique aux dépens de Tolstoï ou comme une parodie de lui. Donc elle peut être lue dans un autre contexte comme montrant une attitude moqueuse ou morgue envers Tolstoï ou de l’interprétation tragique de la vie qu’il exprime dans ce roman.
Donc en fin de compte la théorie de Searle avec sa distinction entre la signification littérale d’une phrase et la signification énonciative d’un locuteur, et sa distinction entre l’intention de représenter et l’intention de communiquer, est bien un mécanisme pour faire une distinction entre des emplois normaux et parasitaires de langage.
Notes
[1] Voir Austin, Quand dire, c’est faire, traduction par Gilles Lane de la première édition, Seuil 1970, p. 47 sq. Et ici je donne la pagination de l’original donnée en marge dans cette traduction.
[2] Ici et pour l’instant je suis en accord avec la présupposition d’Austin qu’agissent sérieusement ceux qui énoncent ces performatifs et constatifs.
[3] Ceci ne veut pas dire que il y ait quelque document écrit ni même que les règles en question aient été explicitées. Sur la question de conventions, voir David Lewis, Convention: A Philosophical Study, Harvard University Press, Cambridge, Massachusetts 1969.
[4] Voir Austin, ibidem, p. 14 sq.
[5] Que de promettre avec l’intention de ne rien exécuter est de faire une promesse défectueuse. Ceci reflet un aspect des assertions d’après les théories de correspondance de la vérité: elles peuvent n’avoir rapport à rien (‘l’actuel roi de France est chauve’) ou elles peuvent être simplement fausses quoiqu’ayant bien rapport à quelque chose. Voir Austin, ibidem, p. 20-21. De même peut-on soit rater une promesse ou promettre mal. En fin de compte cette considération mène Austin à étendre la dimension bonheur/malheur comme critère d’évaluation aux assertions aussi bien qu’aux performatifs, et en partie elle le mène au rejet de la distinction constatif/performatif.
[6] Austin, ibidem, p. 52, 76 et 148.
[7] Voir Austin, ibidem, p. 17, 18, 31. Le mot de non-play n’est pas traduit dans la traduction française qui est de la première édition de l’oeuvre. Voir la deuxième édition (Harvard University Press,Cambridge, Massachusetts, 1975) par J.O. Urmson et Marina Sbisà, p. 18, n. 1.
[8] Pour le premier cas, voir Austin, Philosophical Papers, p. 238; pour le deuxième, voir Quand dire, c’est faire, p. 16 sq.
[9] Par ‘interne’ Austin ne veut pas dire quelque acte intérieur fictif, une contrepartie fictive interne de l’action observable (voir Austin, Philosophical Papers, p. 236, et Quand dire, c’est faire, p. 9). Ceci ne nie nullement pourtant qu’il y ait des travailleurs de coulisses (offstage performers) mais seulement qu’ils soient les vrais acteurs, pour ainsi dire, les mots étant simplement leurs signes.
[10] Voir Austin, Quand dire, c’est faire, p. 16 sq.; Philosophical Papers, p. 238-239; et ‘Performatif-Constatif’, dans Cahiers de Royaumont, Philosophie, numéro IV, La philosophie analytique, Minuit, 1962, p. 14-15.
[11] Ci-dessous j’aurai l’occasion de considérer si, à cause de faits comme ceux-ci (à savoir des insuccès et abus), une philosophie de langage a une dimension éthico-politique.
[12] Voir Quand dire, c’est faire, p. 18.
[13] Voir Philosophical Papers, p. 239, et Quand dire, c’est faire, p. 23-24.
[14] Quand dire, c’est faire, p. 21.
[15] Philosophical Papers, p. 240; comparer Quand dire, c’est faire, p. 23.
[16] Quand dire, c’est faire, p. 31.
[17] Voir Philosophical Papers, p. 235; Quand dire, c’est faire, p. 5.
[18] Austin, ‘Performatif-Constatif’, p. 17.
[19] Ibidem, p. 18.
[20] Curieusement, Austin change à ce point de ‘Tous les enfants de Jean sont chauves’ à ‘Les enfants de Jean sont chauves’. On peut supposer qu’il voulait éviter le problème existentiel du mot de tous.
[21] Ibidem, p. 18-19.
[22] Ibidem, p. 18.
[23] Pourtant il n’y a pas de convention qui dise que l’on ne doit affirmer que ce que l’on croit. Plaisanter et flatter sont deux des plusieurs exceptions ici. Mais je laisse de tels cas pour plus tard quand on verra combien le fait de ne pas les prendre en compte vicie cette étude.
[24] Ibidem, p. 19.
[25] Quand dire, c’est faire, p. 54; cp. Philosophical Papers, p. 251.
[26] Quand dire, c’est faire, p. 55.
[27] Austin considère aussi plusieurs critères grammaticaux et lexicographiques des performatifs. Ses raisons pour les rejeter sont convaincantes mais je n’entre pas dans les détails maintenant. Voir Philosophical Papers, p. 241-243; Quand dire, c’est faire, p. 56-64.
[28] Ici je présente ce principe comme évident. Il est pourtant contesté comme je montrerai dans un autre chapitre. Derrida le rejette catégoriquement. Il pense aussi qu’il puisse miner la théorie searlienne des actes de langage en montrant que quelques-unes de ses distinctions sont floues. Mais je le défendrai plus tard. Voir chapitre cinq.
[29] Quand dire, c’est faire, p. 54.
[30] Ibidem, p. 91.
[31] L.W. Forguson fait un point similaire (et je traduis): « La chose importante qu’a vue Austin ... est que, vraiment, il n’y a aucune raison de distinguer entre des énonciations performatives et d’autres genres d’énonciation ». « The important point that Austin saw ... is that there really is no good reason to distinguish between performative and other sorts of utterances at all ». Forguson, ‘In Pursuit of Performatives’, dans Symposium on J. L. Austin, rédigé par K.T. Fann, Humanities Press, New York; Routledge & Kegan Paul, Londres, 1969, p. 419.
[32] Quand dire, c’est faire, p. 150.
[33] Les mots ‘illocutoire’ et ‘perlocutoire’ (ou ‘illocutionnaire’ et ‘perlocutionnaire’ selon la traductrice de Searle) se forment des mots latins pour ‘en’ et ‘par’. Une illocution est ce qu’on fait en faisant une locution; une perlocution est ce qu’on fait par le fait de faire une locution.
[34] Cette question ne doit être confondue avec la question si la signification d’une énonciation puisse déterminer sa force (et donc si la distinction entre le locutoire et l’illocutoire vaut la peine d’être faite). Je considère ceci, dans la section suivante, quand je parle de Searle qui tient une telle position.
[35] Ibidem, p. 92.
[36] Ibidem, p. 57.
[37] Ibidem, p. 74.
[38] Ibidem, p. 92.
[39] Ce sujet est traité par Willard Van Orman Quine dans Word and Object, rédigé par Leo L. Beranek et al, MIT Press, Cambridge, Mass., 1960, p. 85-90.
[40] La question comment ceux qui parlent une langue interprètent de telles énonciations peu grammaticales (ou autrement déviantes) est abordée par Donald Davidson dans ‘A Nice Derangement of Epitaphs’, dans Philosophical Grounds of Rationality: Intentions, Categories, Ends, rédigé par Richard E. Grandy et Richard Warner, Clarendon Press, Oxford, 1986, p. 157-174. Je considère ces questions plus amplement dans un autre chapitre.
[41] Voir Quand dire, c’est faire, p. 96.
[42] Voir George Pitcher, ‘Austin: A Personal Memoir’ dans Essays on J. L. Austin, rédigé par Isaiah Berlin et al, Clarendon Press, Oxford, 1973, p. 23; cp. Quand dire, c’est faire, p. 124.
[43] Quand dire, c’est faire, p. 93. Austin qualifie ceci un peu en concédant qu’il y a la possibilité d’avoir des actes rhétiques qui ne font pas référence, par exemple ‘Tous les triangles ont trois côtés’. Voir ibidem, p. 97.
[44] Comparez le contraste qu’effectue Forguson entre l’acte phatique et l’acte rhétique comme le déterminable et le déterminé, dans sa ‘Locutionary and Illocutionary Acts’, dans Berlin, op. cit., p. 163 sq.
[45] Voir Quand dire, c’est faire, p. 97-98.
[46] Evidement une théorie qui s’engage à moins d’entités postulées est meilleure qu’une qui s’engage à davantage (toutes proportions gardées). Ceci est vrai au moins si l’on accepte le principe du rasoir d’Occam. La tentative austinienne de faire sans propositions peut être interprétée comme un exercice en prudence et pas forcément comme l’aveu que les propositions sont forcément des entités qui transcendent le langage et donc éventuellement redondantes.
[47] Il ne spécifie pas de quelle théorie elles sont les formes générale et spéciale, mais c’est probablement celle de langage.
[48] Quand dire, c’est faire, p. 147 (p. 148 de la deuxième édition de la v.o.). Ici j’ai modifié la traduction de Lane.
[49] Dans un papier plus ancien, Austin assimile l’emploi philosophique de ‘proposition’ à son emploi de ‘le sens d’une phrase’ (voir Philosophical Papers, p. 118-119). De plus il parle de la notion avec une évidente désapprobation dans une oeuvre écrite à peu près au même temps que Quand dire, c’est faire (voir Philosophical Papers, p. 169). Dans ce papier-là, Austin argumente contre interpréter les faits comme des entités illusoires dont il mentionne à titre d’exemple les propositions.
[50] Je montre ci-dessous comment Derrida considère ceci comme un développement dans la théorie de la communication.
[51] Dans la section suivante, je montre que pour Searle la signification d’une énonciation détermine parfois sa force (et que donc la distinction entre locutions et illocutions n’est pas suffisamment générale). Pourtant il n’assimile pas la signification et la force. C’est ceci que j’examine ici.
[52] Voir Quand dire, c’est faire, p. 114.
[53] Ibidem, p. 113 (p. 114 dans le deuxième édition de la v.o.).
[54] Ibidem, p. 114 (p. 115 dans la v.o.). Le traducteur traduit le mot anglais de force comme ‘valeur’, ce qui est bien mais pas nécessaire. J’utilise le mot français de force comme la traductrice de Les actes de langage de Searle.
[55] Puisqu’aucune circonstance spéciale n’est requise afin de promettre (à la différence de trouver un défendant coupable devant la loi) la référence à des ‘circonstances particulières’ (special circumstances) dans la citation ci-dessus peut être ignorée.
[56] Ibidem, p. 118 (p. 119 dans la v.o.).
[57] J’ai déjà remarqué qu’Austin indique le caractère vague des conventions quand je considérais ses propos au sujet d’une prétendue promesse faite à un âne.
[58] « Surely there may be cases in which to utter the words ‘The ice over there is very thin’ to a skater is to issue a warning (is to say something with the force of a warning) without its being the case that there is any statable convention at all (other than those which bear on the nature of the locutionary act) such that the speaker’s act can be said to be an act done as conforming to that convention. » P. F. Strawson, ‘Intention and Convention in Speech Acts’, dans Fann, op. cit., p. 384.
[59] Le deuxième exemple est un cas où l’on dirait ‘N’allez pas’ comme supplication, et non pas comme requête; et le troisième est un cas où la réponse à une question aurait la force d’une objection. Voir Strawson, op. cit., p. 385.
[60] Ce que faisait le patineur peut être interprété comme conventionnel étant donné la définition finale de convention par Lewis. Voir Lewis, op. cit., p. 78.
[61] Quand dire, c’est faire, p. 103.
[62] Voir Strawson, op. cit., p. 386.
[63] Et, en passant, il n’est nullement clair que les conventions doivent être exprimables. Strawson apparaisse croire qu’elles doivent l’être.
[64] Quand dire, c’est faire, p. 146 (p. 147 dans la v.o.).
[65] Voir ibidem, p. 122 (p. 123 de la v.o.).
[66] Ibidem, p. 149 (p. 150 dans la v.o.).
[67] Voir ibidem, p. 151 (p. 152 dans la v.o.).
[68] Searle a beaucoup plus de succès en créant une taxinomie des actes illocutoires. Voir John R. Searle, Sens et expression, Minuit, 1982, p. 39-70.
[69] Philosophical Papers, p. 182.
[70] Voir Searle, Les actes de langage, traduit par Hélène Pauchard, Hermann, Paris, 1972, p. 61.
[71] Voir Searle, ‘Austin on Locutionary and Illocutionary Acts’ dans The Philosophical Review, numéro 77, octobre 1968, p. 424.
[72] J’explique ci-dessous pourquoi il n’est pas sans signification mais d’une signification indéterminée.
[73] Les actes de langage, p. 61.
[74] Voir ibidem, p. 61.
[75] Je retourne à cet question ci-dessous.
[76] Ibidem, p. 64.
[77] Ibidem, p. 171.
[78] Ibidem, p. 138.
[79] « Le marquer de force illocutionaire indique la façon dont il faut considérer la proposition, c’est-à-dire, quelle sera la force illocutionnaire à attribuer à l’énonciation; ou encore quel est l’acte illocutionnaire accompli par le locuteur lorsqu’il énonce la phrase. Les procédés utilisés en Anglais pour marquer cette force illocutionnaire comprennent entre autre: l’ordre des mots, l’accent tonique, l’intonation, la ponctuation, le mode du verbe, et les verbes dits ‘performatifs’ ». Ibidem, p. 68.
[80] Le linguiste Leonard Bloomfield indique qu’il y a des phonèmes de ton (pitch phonemes) aussi bien que des phonèmes vocaliques (vowel phonemes) et consonantiques. Donc différentes intonations de la même phrase peuvent constituer des significations ou forces différentes. Ce point est mentionné par Jonathan Cohen dans son ‘Do Illocutionary Forces Exist?’, dans Fann, op. cit., p. 430.
[81] « Utterances which [are] different tokens of the same locutionary type [can] be tokens of different illocutionary types ». Searle, ‘Austin on Locutionary and Illocutionary Acts’, p. 407.
[82] « [It] seems that [this distinction] cannot be completely general, in the sense of marking off two mutually exclusive clases of acts, because for some sentences at least, meaning, in Austin’s sense, determines (at least one) illocutionary force of the utterance of the sentence. [Thus ‘I hereby promise that I am going to do it’] may on occasion be other illocutionary acts as well, but it must at least be a promise. » Searle, ibidem, p. 407.
[83] Pour un argument un peu différent sur ce point voir Mats Furberg sur des ‘performatifs archétypiques’ (archetypal performatives) dans son Saying and Meaning: A Main Theme in J. L. Austin’s Philosophy, deuxième édition, Rowman & Littlefield, Totowa, New Jersey; Blackwell, Oxford, 1971, p. 283 sq.
[84] « Austin sometimes talks as if in addition to the meaning of sentences there were a further set of conventions of illocutionary force; but in precisely those cases where there is a distinction between force and meaning, the force is not carried by a convention but by other features of the context, including the intentions of the speaker; as soon as the force is tied down by an explicit convention it becomes, or in general tends to become, part of meaning. » ‘Austin on Locutionary and Illocutionary Acts’, p. 414.
[85] Voir H. P. Grice, ‘Meaning’, dans Strawson, Philosophical Logic, Oxford University Press, 1967, p. 39-40.
[86] « [Speaker] S non-naturally means something by an utterance x if S intends (i1) to produce by uttering x a certain response (r) in an auditeur A and intends (i2) that A shall recognize S’s intention (i1) and intends (i3) that this recognition on the part of A of S’s intention (i1) shall function as A’s reason, or part of his reason, for his response r. » Strawson, ‘Intention and Convention in Speech Acts’, p. 386-387.
[87] Voir Les actes de langage, p. 84-85.
[88] Ibidem, p. 88. Les interpolations sont à moi.
[89] Ibidem, p. 85.
[90] Ibidem, p. 90-91.
[91] Ibidem, p. 89.
[92] Ibidem, p. 88.
[93] Voir Searle, Sens et expression, p. 122.
[94] Ibidem, p. 121.
[95] Un exemple d’un acte indirecte de langage est où l’on dit: ‘Pouvez-vous me passer le sel?’ Ici la question est entendue comme une requête. Sur les actes indirectes de langage, voir ibidem, p. 71-100.
[96] Ibidem, p. 122.
[97] David Lewis, op. cit., p. 159.
[98] Intentionality, p. 161.
[99] Voir ‘Meaning, Communication, and Representation’, p. 213.
[100] Intentionality, p. 166.
[101] Ibidem, p. 167-168. Il n’est pas le cas que tous les actes de langage comportent une intention de représenter. Les expressives ne représentent rien.
[102] ‘Meaning, Communication, and Representation’, p. 216-217.
[103] Voir Lewis Carroll, Alice’s Adventures in Wonderland and Through the Looking-Glass And What Alice Found There, rédigé par Roger Lancelyn Green, Oxford University Press, 1982, p. 185 sq.
[104] Davidson, op. cit., p. 165.
[105] Voir Quand dire, c’est faire, p. 21-22. Cette possibilité sera examinée plus amplement dans d’autres chapitres où je considérerai si cette possibilité générale d’échec est d’une certaine manière essentielle aux actes de langage (ou aux performatifs) plutôt qu’accidentelle. Ceci est quelque chose que prétende Derrida contre Austin. Sa thèse est que l’échec (soit l’infélicité) est une possibilité permanente des actes de langage.
[106] Quand dire, c’est faire, p. 22.
[107] Ibidem, p. 22.
[108] Quand dire, c’est faire, p. 104.
[109] Voir Searle, ‘Le statut logique du discours de la fiction’ (dans Sens et expression), p. 103, sur la distinction entre le sérieux et le littéral. En passant, je dois dire que il ne semble pas y avoir de mention d’un ‘aigle de la liberté’ dans l’oeuvre de Whitman.
[110] Quand dire, c’est faire, p. 22 (j’ai modifié la traduction ici). Il ne m’est pas clair s’il est vraiment intelligible de parler de quelque chose comme étant « évidement nécessaire ... normalement ». Le ‘normalement’ ici semble annuler ‘évidement’ ou ‘nécessaire’, ou les deux. Est-ce que certaines choses ne sont pas nécessaires dans des circonstances spéciales (non normales)? Ou est-ce qu’elles ne sont pas évidement nécessaire dans ces circonstances? Des questions de nécessité et de possibilité en ce qui concerne l’échec et le parasitisme seront importantes plus loin quand je considérerai la critique derridienne de la théorie des actes de langage.
[111] Quand dire, c’est faire, p. 116-117
[112] Je retourne ci-dessous, dans la discussion de Searle, à la question du statut ontologique de l’aigle de la liberté.
[113] Quand dire, c’est faire, p. 22; cp. p. 57-58. Il vaudra la peine de se rappeler dans les chapitres ci-dessous qu’Austin ici considère certains documents écrits comme un moyen d’éviter des malentendus. La signifiance de ceci ne sera évidente qu’après le chapitre suivant.
[114] Nous verrons que, bien que Searle soit d’accord qu’il y a des conventions horizontales (comme déjà mentionné), il met toujours le discours parasitaire en relation avec l’échec dans le cas du discours fictif.
[115] Dans chapitre cinq je retourne à la question si Austin fait un jugement de valeur en appelant ces emplois de langage ‘parasitaires’ et ‘étiolés’.
[116] On peut noter aussi que les poètes écrivent souvent des poèmes pour leurs amoureux comme, par exemple, Shakespeare écrivit la plupart de ses sonnets pour William Herbert. Dans ces cas, le poème est une forme stylisée de communication. Les sonnets sont employés pour exprimer l’amour et la jalousie, et aussi pour réprimander. Il est difficile de voir pourquoi ils ne doivent pas être considérés comme des actes de langage.
[117] Ibidem, p. 96. Plus tard j’examinerai une controverse sur ce point. Ici Austin introduit ce que l’on puisse appeler un principe de citabilité, soit que toute énonciation peut être citée. Plus tard je le comparerai et contrasterai avec un tel principe de Derrida. Au fond, ce principe exprime le fait que toute énonciation ou tout texte peut non seulement être cité mais aussi répété dans d’autres types de contexte. Pour Derrida, la citationnalité est effectivement un attribut essentiel de toute énonciation ou tout texte. Il suggère même que toute énonciation ou tout texte est déjà une citation. Mais je laisse ces questions à plus tard.
[118] Ibidem, p. 96.
[119] Voir ibidem, p. 92, n. 2.
[120] Ibidem, p. 96.
[121] Cette question des actes de langage de personages fictifs sera considérée dans la discussion de la théorie searlienne du discours fictif ci-dessous.
[122] Les actes de langage, p. 98, n. 4.
[123] Voir ibidem, p. 57. Ceci est impliqué aussi dans ‘Pour réitérer les différences’ où le roman (qui, bien sûr, implique le discours non littéral et parfois métaphorique) est traité comme un cas de discours parasitaire. Voir ‘Pour réitérer les différences: Réponse à Derrida’, traduit de l’anglais (USA) et présenté par Joëlle Proust (Combas: Editions de l’éclat, 1991), [p. 206] .
[124] Voir Les actes de langage, p. 140 sq. sur les règles constitutives pour l’acte de langage qui est l’acte de référence. La deuxième règle sémantique de référence est la suivante: « R [une expression référentielle] n’est employée que s’il existe un objet X tel que ou bien R contienne une description identifiante de X, ou bien L soit capable de compléter R par une telle description de X, et tel que, par l’emploi de R, L ait l’intention d’isoler ou d’identifier X pour A » (p. 142).
[125] Ibidem, p. 134.
[126] Cela, au moins, serait une teste de référence intentionnelle et non parasitaire. On doit ajouter ce qualificatif parce que, pour prendre un exemple, on pourrait soutenir que maintenant, assis dans cette pièce à l’extérieur de laquelle il y a un couloir, dans lequel il se peut qu’il y ait des gens ou pas, je pourrais parler de ‘l’homme dans le couloir’. En suivant cette ligne d’argumentation, on pourrait dire que mon énonciation peut faire référence à un homme qui est, sans que je le sache, dans le couloir. Dans ce cas on pourrait dire que si je ne sors pas pour jeter un coup d’oeil, alors je ne peux jamais fournir une réelle description identifiante mais que ceci ne signifie pas que mon énonciation ne fasse pas référence mais seulement que je ne sais pas qu’elle la fait et ne pourrais pas satisfaire à quelqu’un assis dans le pièce avec moi qu’elle la fasse. On pourrait dire que ma phrase fait référence mais que moi, je ne la fais pas. Il serait donc par accident que ce que je dis fasse référence; je n’ai pas l’intention qu’il la fasse. Donc on pourrait être d’accord avec Searle que je fait référence à Martin seulement si je peux fournir une réelle description identifiante. Pour Searle pourtant, dire qu’une expression fait référence indépendamment du locuteur n’a pas de sens (voir ibidem, p. 66). Stipuler qu’il est un non-sens évite les résultats contre-évidents de l’exemple de référence accidentelle et, donc, est à ce point justifié.
[127] Ibidem, p. 122.
[128] ‘Le statut logique du discours de la fiction’, p. 115.
[129] Loc. cit.
[130] On pourrait dire que si deux personnes, ou davantage, parlent de quelque objet qui n’a pas, jusqu’à ce point-là, existé, et s’ils le savent mais continuent d’en parler néanmoins, que cet objet entre en quelque forme d’existence par convention. Pas seulement une fiction mais peut-être aussi un cessez-le-feu peut entrer en existence de cette manière.
[131] Voir ibidem, p. 115.
[132] Ibidem, p. 108.
[133] Ibidem, p. 105 (j’ai modifié la forme ici); cp. Les actes de langage, p. 108-109.
[134] Considérez comment ces règles ci-dessus puissent être considérées comme éthiques dans un sens kantien, c’est-à-dire comme ayant affaire avec la législation morale. Derrida, comme nous le verrons dans chapitre cinq, considère que les règles de la théorie des actes de langage comprennent une dimension éthique. Searle rejette ceci.
[135] Les romans, bien sûr, peuvent être peu convaincants s’ils prennent trop de libertés avec des situations similaires en plusieurses respects au monde réel, mais très différentes en d’autres; par exemple, les romans historiques, comme celui de Murdoch ici, sont jugés selon qu’ils saisissent l’esprit du temps comme présenté par l’histoire. Donc il se peut que Chase-White ne soit pas tout simplement fictif.
[136] Toutefois, ceci ne s’applique pas aux énonciations faites par le personage Chase-White, lui-même. En fait, toutes ces conditions, avec la possible exception de la condition essentielle, seraient remplies.
[137] Voir ‘Le statut logique du discours de la fiction’, p. 118.
[138] Ibidem, p. 115 (déjà cité).
[139] Pour la distinction entre mot à monde et monde à mot (‘word-to-world’ et ‘world-to-word’) voir ‘Taxonomie des actes illocutoires’, Sens et expression, p. 41 sq.
[140] ‘Le statut logique du discours de la fiction’, p. 109.
[141] Ibidem, p. 110; cp. Les actes de langage, p. 123.
[142] ‘Le statut logique du discours de la fiction’, p.112.
[143] Donc il ne peut pas y avoir un moyen automatique de décider si quelque énonciation est fictive ou non. Voir Searle, Déconstruction: Le langage dans tous ses états, traduit de l’anglais et postfacé par Jean-Pierre Cometti, Editions de l’éclat, Combas, 1992, [page 79] .
[144] Voir ‘Le statut logique du discours de la fiction’, p. 103 sq.
[145] ‘La métaphore’, Sens et expression, p. 128. « My Life had stood — a Loaded Gun — / In Corners — till a Day / The Owner passed — identified — / And carried Me away — ».
[146] Ibidem, p. 152.
[147] Souvent c’est quelque défaut de l’énonciation entendue littéralement qui indique au lecteur que l’énonciation comporte une métaphore. « Les défauts qui mettent l’auditeur sur la piste sont, selon le cas, la fausseté manifeste, l’absurdité sémantique, la violation de règles des actes de langage, ou la violation de principes conversationnels de la communication. » Ibidem, p. 153. Pourtant il se peut que parfois ce soit simplement que la personne en question est connue comme aimant s’exprimer métaphoriquement. Ou l’expression en question peut typiquement être utilisée métaphoriquement.
[148] Voir ibidem, p. 156 sq.
[149] Intentionality, p. 149.
[150] Intentionality, p. 149.
[151] ‘La métaphore’, p. 163 sq.
[152] Dans Déconstruction: Le langage dans tous ses états, Searle critique Jonathan Culler pour avoir penser qu’il s’était engagé à ce que la même énonciation ne pourrait être à la fois un emploi et une mention. Dans sa réponse il indique que sa théorie admet de telles hybrides — le mot est à moi. Voir ibidem, [78].
[153] ‘Le statut logique du discours de la fiction’, p. 118. J’ai corrigé la traduction.
[154] Quelque plaisanteries peuvent être non littérales aussi, mais celle en question ne l’est pas.
[155] On peut dire que le signifiant est l’aspect physique d’un signe par opposition à son aspect sémantique.
[156] John Locke, An Essay Concerning Human Understanding, rédigé par Alexander Campbell Fraser, en deux volumes, volume I, Dover, Londres & New York, 1959, livre II, chapitre XXVII, §1.
[157] « [Such] as is the idea belonging to [a] name, such must be the identity. » Locke, ibidem, livre II, chapitre XXVII, §8.
[158] « [Whatever] be the composition whereof the complex idea is made, whenever existence makes it one particular thing under any denomination, the same existence continued preserves it the same individual under the same denomination. » Locke, ibidem, livre II, chapitre XXVII, §29.
[159] « It is not true that two substances may be exactly alike and differ only numerically... ». Cité par Benson Mates dans son The Philosophy of Leibniz: Metaphysics and Language, Oxford University Press, Oxford & New York, 1986, p. 132.
[160] « [If] everything that is true of A is true of B, and vice versa, and hence if there is no discernible difference between A and B, then A is identical with B ». Hidé Ishiquro, Leibniz’s Philosophy of Logic and Language, Duckworth, Londres, 1972, p. 17.
[161] La philosophie d’identité de Leibniz est complexe. Je n’entre pas dans les détails ici. Je note simplement qu’il y a des disputes pour déterminer s’il avait tenu l’obverse de son principe de l’identité des indiscernables, à savoir l’indiscernabilité des identiques; et si son principe salva veritate concernait la substitutabilité des choses ou des concepts. Ce principe est le suivant: « Que A soit le même que B signifie que l’un puisse être substitué pour l’autre dans n’importe quelle proposition sans perte de vérité [salva veritate] » ; « That A is the same as B means that one can be substituted for the other in any proposition without loss of truth [salva veritate] » (cité dans Ishiguro, op. cit., p. 19). Sur ces questions, voir Ishiguro, op. cit., p. 17-34, et Mates, op. cit., p. 122-136.
[162] ‘Difference’, 17.
[163] Jacques Derrida, ‘Signature Evénement Contexte’, dans Limited Inc, présentation et traductions par Elisabeth Weber, Galilée, Paris, 1990, p. 26 sq.
[164] Derrida, ‘Limited Inc abc...’, dans Limited Inc, loc. cit., p. 105.
[165] Derrida, Speech and Phenomenon, p. 50.
[166] Derrida, Writing & Difference, p. 297.
[167] Nelson Goodman fait un point similaire en discutant des répliques: « Il n’est pas nécessaire qu’une inscription soit l’exact double d’un autre afin d’en être une réplique ou vraie copie; vraiment, il n’y a en générale aucune degré de similitude qui soit nécessaire ou suffisante pour conférer la qualité d’être une réplique. » « An inscription need not be an exact duplicate of another to be a replica, or a true copy, of it; indeed, there is in general no degree of similarity that is necessary or sufficient for replicahood. » Goodman, Languages of Art: An Approach to a Theory of Symbols, Bobbs-Merrill, Indianapolis, New York, Kansas City, 1968, p. 131, n. 3. Pour un exemple d’un marque qui pourrait être la répétition d’un A ou d’un D, voir ibidem, p. 139, n. 7.
[168] Sec, p. 21.
[169] Ici je traite de l’idée comme exposée par Condillac et par Warburton. Les idées pourtant sont pour la plupart celles de Locke. Voir Locke, op. cit., volume deux, livre III. Toutefois Locke ne contraste pas la parole et l’écriture.
[170] « There are two Ways of communicating the Conceptions of our Minds to others; the first by SOUNDS, and the second by FIGURES. For there being frequent Occasion to have our Conceptions perpetuated, and known at a Distance, and Sounds being momentary and confined, the way of Figures or Characters was, soon after that of Sounds, thought upon to make those Conceptions lasting and extensive. » Warburton, The Divine Legation of Moses Demonstrated, une fac-similé réimprimée en quatre volumes, volume II (1741), Garland, Londres & New York, 1978, p. 67.
[171] Condillac, An Essay on the Origin of Human Knowledge, p. 273.
[172] Sec, p. 20.
[173] Rousseau, cité dans Derrida, Of Grammatology, p. 144 & 295; cf. ibidem, citation p. 303.
[174] Voir Sec, p. 20 sq.
[175] Sec, p. 24.
[176] Condillac cité par Derrida, Sec, p. 23.
[177] Sec, p. 24.
[178] Voir Sec, p. 25.
[179] Sec, p. 27.
[180] Sec, p. 27-28. Les italiques sont à moi.
[181] Ici je considère seulement la question s’il peut y avoir des codes secrets écrits. Le cas de la parole est considéré ci-dessous.
[182] Pour Derrida ceci s’applique même au cas de s’entendre parler. En d’autres mots, même sa propre compréhension de soi est par moyen de langage. Voir S&P, 77ff.
[183] Otobiographies, p. 29.
[184] Sec, p. 24.
[185] Plus généralement, ou bien l’écriture n’est pas comme la Théorie classique la définie, ou bien il n’y a pas de codes secrets écrits.
[186] Sec, p. 30.
[187] Sec, p. 31.
[188] Sec, p. 32.
[189] « ‘Cercle carré’ marque l’absence d’un référent, certes, l’absence aussi d’un certain signifié, mais non l’absence de sens. » Sec, p. 33.
[190] Sec, p. 35.
[191] Toutefois, je ne suis pas d’accord avec Derrida quand il dit que ‘le vert est ou’ « signifie encore un exemple d’agrammaticalité » (Sec, p. 35). Elle peut être un tel exemple, mais c’est sûr qu’elle n’en signifie pas un. Voir Searle, ‘Pour réitérer les différences’, [p. 203] . Mais même si on judge qu’elle n’a ni référent ni signifié, néanmoins elle a un sens — elle est significative (ou peut être utilisée significativement) comme un exemple d’agrammaticalité.
[192] Dans ‘Limited Inc abc...’ (p. 149) Derrida recommande cette correction.
[193] Sec, p. 35-36.
[194] Il sera important plus tard de nous rappeler ce point, à savoir qu’une énonciation peut être inscrite à l’infinie dans de nouveaux contextes. Searle dit que Derrida accepte ce qu’il appelle ‘free play’, le libre jeu: il parle de « Derrida’s assumption that without foundations we are left with nothing but the free play of signifiers » [WTUD, 79]. Derrida nie qu’il s’était jamais engagé à une telle opinion: « la ‘déconstruction’ ne devrait donner lieu ni au relativisme ni à quelque indéterminisme ». ‘Vers un éthique de la discussion’, dans Limited Inc, loc. cit., p. 274. « [Je] n’ai jamais proposé ‘une sorte de choix dans la forme du « tout ou rien », entre réalisation pure de la présence à soi d’une part et libre jeu total [‘complete freeplay’] ou indécidabilité d’autre part’. Je n’y ai jamais cru et jamais je n’ai parlé de ‘libre jeu total ou indécidabilité’. » Ibidem, p. 209. Les citations ici sont évidement de Searle.
[195] Derrida reconnaît, par exemple, la possibilité de déterminer certaines interprétations qui falsifient un texte. Voir [Oto, p. 24] . Je parle davantage de cette matière en chapitre cinq.
[196] Sur cet perspective, voir De la grammatologie, [p. 144] et cf. Jean-Jacques Rousseau, ‘Essay on the Origin of Languages’, dans On the Origin of Language, tr. John H. Moran et Alexander Gode, Chicago, 1966, [p.16-22] ; et cf. Ferdinand de Saussure, Course in General Linguistics, [p. 23] .
[197] Austin, Quand dire, c’est faire, p. 74. Considérez Rousseau sur cette question: « In writing, one is forceed to use all the words according to their conventional meaning. But in speaking, one varies the meanings by varying one’s tone of voice, determining them as one pleases. » Rousseau, ibidem, [p. 23f] .
[198] Voir Sec, p. 49 citée ci-dessous.
[199] Quand dire, c’est faire, p. 61.
[200] Sec, p. 48-49.
[201] Elle sera toujours une répétition pour les raisons énumérées ci-dessus afin de montrer qu’un signe n’a jamais lieu une seule fois. On détermine ce qu’est sa propre signature seulement en envisageant quelque façon d’écrire son nom que l’on réussit ensuite à répéter.
[202] Ceci doit aider à comprendre Derrida quand il dit que la présence (tout comme la parole, la conscience, la signification, la vérité, etc.) est un effet de ce qu’il appelle ‘une écriture générale’. Voir Sec, p. 49.
[203] Ce qui compte comme la répétition d’une signature n’est pas quelque chose de fixe. En fait, comme je l’ai constaté en tant que surveillant pendant des examens où l’on avait requit que les signatures des candidats sur leurs cartes d’identité soient vérifiées contre leurs signatures sur l’examen, les répétitions des signatures ne sont pour la plus part que similaires dans quelques respects. Ma propre signature aussi varie selon le type de stylo que j’emploie, la texture de la feuille que je signe, la position et orientation (relatif à moi) de la surface sur laquelle j’écris, et d’autres facteurs aussi sans doute. Ce que les autres et moi-même considèrent comme ma signature varie entre certains limites qui seraient difficiles à préciser. Si un contrefacteur voyait suffisamment d’instances de ma signature, il reconnaîtrait les traits saillants.
[204] Sec, p. 49.
[205] Par exemple, il n’est même pas toujours exigé que l’on soit vivant. Considérez ce rapport de l’agence Reuters: « Un homme et une femme morts depuis plus de 15 ans ont été mariés en Malaisie à des noces chinoises très élaborées conçues pour apaiser leurs âmes. ... Des effigies du couple ont été placées devant un autel à la cérémonie de mardi dernier, témoignée par 80 spectateurs à un temple de Penang. Le mariage incluait une cérémonie à laquelle les nouveaux mariés présentaient du thé à leurs aînés par moyen d’un médium ». « A coupe who have been dead for more than 15 years were married in Malaysia at an elaborate Chinese wedding designed to pacify their souls. ... Effigies of the couple were placed before an altar at Tuesday’s wedding, witnessed by 80 onlookers at a temple at Penang. The Wedding included a ceremony at which the newlyweds presented tea to their elders through a medium ». Globe and Mail (Toronto), le 12 mai 1988, p. C7.
[206] Austin prétend qu’un mariage avec un singe serait ‘une imitation bouffonne’ (‘a mockery’). Il cite aussi le cas où un saint est censé avoir baptisé des pingouins: « Lorsque le saint baptisa les pingouins, étaient-ce nul et non avenu parce que la procédure du baptême ne saurait être appliquée aux pingouins, ou parce qu’il n’y a aucune procédure reconnue pour baptiser quoi que ce soit, si ce n’est des humains? Je ne crois pas que ces incertitudes importent au niveau théorique qui est nôtre, bien qu’il soit amusant de les examiner et qu’il soit avantageux, en pratique, d’avoir à notre disposition, comme les juristes, une terminologie qui puisse en venir à bout. » Quand dire, c’est faire, p. 24.
[207] Voir ibidem, p. 31 citée ci-dessus.
[208] Quand dire, c’est faire, p. 22.
[209] William Shakespeare, Henry IV, Part I, 1.03.175.
[210] Sec, p. 44.
[211] Voir Quand dire, c’est faire, p. 67.
[212] Sec, p. 44, n. 2.
[213] Sec, p. 38.
[214] Mon traitement de la critique de Derrida comme deux différentes critiques est heuristique. Je montre ci-dessous qu’essentiellement elles ne sont qu’une seule critique.
[215] Voir Sec, p. 20 sq. cité ci-dessus.
[216] Derrida n’élabore pas cette critique. Il cite le traducteur français de Quand dire, c’est faire disant qu’Austin ne considérait pas de ‘jurons-réflexes’. Un exemple serait où, faisant son chemin à la toilette au milieu de la nuit sans lumière, on se fait mal en cognant un orteil contre quelque objet et dénonce tout haut sa propre stupidité. Cette dénonciation ne se fait pas avec l’intention de la communiquer.
[217] Sec, p. 37.
[218] Si ceci est le cas, alors clairement ce dernier, un aspect de la philosophie de Condillac, présentée dans Sec comme le principal exemple de la Théorie classique de l’écriture, n’est pas essentiel à cette théorie.
[219] J’ai indiqué en chapitre deux §2 qu’Austin considéra les propositions comme de fausses entités. Les contenus de sens, au sens de Derrida, seraient tout autant faux.
[220] Sec, p. 38.
[221] Sec, p. 37. Une partie du problème ici, et avec Sec en général, est qu’il ne présente pas clairement les différences entre la théorie du performatif et celle des actes de langage.
[222] Voir Quand dire, c’est faire, p. 52, et Chapitre II ci-dessus.
[223] Les performatifs donnent lieu à des états de choses tandis que les constatifs font référence à ceux qui existent déjà. Au sujet de la direction d’ajustement (monde-à-mot ou mot-à-monde), voir Chapitre II, §1; cf. Sec, p. 36 sq.
[224] Sec, p. 38-39. Sur ce dernier point Derrida semble vaciller; par exemple, il parle de l’écriture comme une « dissémination qui ne se réduit pas à une polysémie » (Sec, p. 50), mais il n’est pas du tout clair que ces deux termes veulent dire la même chose. Toujours dans ce contexte, notons que Derrida prétend que « la ‘déconstruction’ ne devrait donner lieu ni au relativisme ni à quelque indéterminisme » (Vers une éthique de la discussion, p. 274): ceci veut dire que la ‘polysémie irréductible’ ou la ‘dissémination’ ne peuvent signifier une polysémie indéterminée, ou ce qui s’appelle free play (le libre jeu). Encore parle-t-il d’une marque qui rompe avec tout contexte donné pour « engendrer à l’infini de nouveaux contextes, de façon absolument non saturable » (Sec, p. 36, cité déjà). Mais quelque chose de non saturable, n’est-elle pas indéterminée (et vice versa)? Ceci semble être un cas de ce que les diplomates appelleraient ‘ambiguïté constructive’ ou, péjorativement, ce que, d’après Searle, Michel Foucault appela de ‘l’obscurantisme terroriste’. Je retourne à cette question en Chapitre V. Qu’il suffise à présent à dire que Derrida parait ne pas être clair sur ce que montre précisément son investigation.
[225] Quand dire, c’est faire, p. 147.
[226] J’ai déjà noté qu’Austin savait que les conventions étaient intrinsèquement vagues. Dans cet égard, j’ai cité ses remarques à l’effet qu’il était sans importance pratique comment on catégorisait le ‘baptême’ d’un pingouin. De telles questions pour lui étaient théoriquement sans importance et pratiquement résolubles. Il fait un point similaire à propos des illocutions: « On peut s’attendre, pour ce qui est du choix de la description correcte, à des difficultés touchant aux conventions et intentions, lorsqu’il s’agit de la locution aussi bien que de l’illocution. C’est ainsi qu’une ambiguïté, délibérée ou non, quant à la signification ou à la référence est peut-être aussi fréquente que le fait qu’on manque à manifester — délibérément ou non — ‘comment nos paroles doivent être prises’ (au sens illocutoire). Au reste, tout l’appareil des performatifs explicites ... sert à prévenir les désaccords dans la description des actes illocutoires. Il est plus difficile, en fait, de prévenir les désaccords qui surgissent dans la description des ‘actes locutoires’. Quoi qu’il en soit, les uns et les autres sont conventionnels et peuvent avoir besoin de l’« interprétation » d’un juge. » Quand dire, c’est faire, p. 114, n. 2.
[227] Ci-dessous j’examine la notion d’une possibilité permanente. Voir §4.4.3.
[228] Cette question est au point parce que le Phaedrus de Platon est une critique de l’écriture comme poison (pharmakon) contre lequel il se pose comme remède (pharmakon) même si, étant écrit, il est aussi un poison et donc un remède toxique. « The pharmaceutical operation must therefore exclude itself from itself ». Disemination, p. 128. Ici ‘pharmaceutique’ signifie ‘lié au pharmakon’.
[229] [Derrida, Dissemination, p. 130.]
[230] Dissemination, p. 130.
[231] Voir Dissémination, p. 133-134.
[232] Jonathan Culler exprime justement la question: « en s’appuyant sur de configurations textuelles et linguistiques, comme dans ‘Le Pharmakon de Platon’, on met en question la possibilité de distinguer avec sûreté entre structures de langue ou textes et structures de pensée, entre le contingent et l’essentiel »; « in relying on textual and linguistic configurations, as in ‘Plato’s Pharmacy,’ one puts in question the possibility of distinguishing with surety between structures of language or texts and structures of thought, between the contingent and the essential » — Culler, On Deconstruction: Theory and Criticism after Structuralism, Cornell University Press, Ithaca, 1982 (Routledge & Kegan Paul, Londres, 1983), p. 146.
[233] Writing and Difference, p. 178. L’image de la parole et de l’écriture comme une lettre ouverte est longuement considérée dans La carte postale de Socrate à Freud et au-delà de Derrida.
[234] Sec, p. 41.
[235] ‘Limited Inc abc...’, p. 112.
[236] ‘Limited Inc abc...’, p. 95.
[237] Il y a de phrases en Sec qui suggèrent cette distinction entre possibilités éventuelle et nécessaire: « est-ce que cette possibilité générale est forcément celle d’un échec ou d’un piège dans lequel le langage peut tomber ou se perdre comme dans un abîme situé hors ou devant lui? Qu’en est-il du parasitage? En d’autres termes, la généralité du risque admise par Austin entoure-t-elle le langage comme une sorte de fossé, un lieu de perdition externe dans lequel la locution pourrait toujours ne pas sortir, qu’elle pourrait éviter en restant chez soi, en soi, à l’abri de son essence ou de son télos? Ou bien ce risque est-il au contraire sa condition de possibilité interne et positive? » Sec, p. 43.
[238] Voir Sec, p. 39, cité ci-dessus.
[239] Sec, p. 41.
[240] Sec, p. 43.
[241] Cette ‘théorie plus générale’ [‘more general account’] (Quand dire, c’est faire, p. 22) ne doit pas être confondue avec ce qu’Austin appelle ‘une théorie générale’ [‘a general theory’] (ceci n’étant pas facilité par le traducteur français) qui est ce qu’il appelle sa théorie des actes de langage afin de la contraster avec ce que j’ai appelé sa théorie du performatif, sa ‘théorie spéciale’. Derrida suit la mauvaise traduction en parlant de « cette ‘théorie générale’ » (ibidem, p. 41).
[242] Ceci explique le remarque de Derrida plus tôt, à savoir « Le ‘rite’ n’est pas une éventualité, c’est, en tant que itérabilité, un trait structurel de toute marque » (Sec, p. 41). Ce que ceci veut dire est que l’acte illocutoire est autant rituel, soit activité conventionnelle, que le sont les actes illocutoires et perlocutoires ou de performances théâtrales, par exemple. Toute marque est essentiellement conventionnelle, arbitraire, cérémonielle ou rituelle et donc ce qui est un succès ou un échec, ce qui est sérieux ou non, n’est pas rigoureusement déterminé.
[243] Sec, p. 44.
[244] Voir Quand dire, c’est faire, p. 79.
[245] Je retournerai à la question de vagues concepts et distinctions entre concepts quand, en Chapitre Cinq, je considérerai la critique par Searle du traitement derridien d’Austin. Dans la dispute entre eux la question est traitée ouvertement. Je soutiendrai la défense searlienne de la distinction contre Derrida qui soutient que Searle devrait l’abandonner parce qu’elle ne serait pas précise.
[246] Sec, p. 45.
[247] Austin dit ‘comparative purity’. Voir Quand dire, c’est faire, p. 144.
[248] Sec, p. 45.
[249] Quand dire, c’est faire, p. 138.
[250] Voir Quand dire, c’est faire, 79.
[251] Donc ‘Je serai là’ dans une situation de gravité serait un performatif relativement pur. Dite comme réponse à une requête d’information à propos de qui serait à une certaine soirée, cette phrase serait relativement impure. Elle pourrait aussi être répétée comme une plaisanterie où il serait clair qu’elle était relativement non sérieuse. Dans la situation de gravité elle serait relativement sérieuse.
[252] Toutefois, en ‘Limited Inc abc...’, que je considère dans le chapitre suivant, Derrida dit que « Tout est possible sauf une typologie exhaustive qui prétendrait limiter les pouvoirs de la greffe ou de la fiction dans une logique analytique de la distinction, de l’opposition, de la classification en genres et espèces » (p. 185). Je soutiens qu’ici c’est le mot d’exhaustive qui doit être souligné. Derrida propose qu’une typologie exhaustive, et non pas une typologie tout court, ne soit pas possible.
[253] C’est clair que l’exclusion de considération est temporaire. Voir Quand dire, c’est faire, 21-22.
[254] Il parle du projet d’une typologie différentielle « à supposer que ce projet soit tenable, question que je réserve ici » (Sec, p. 45).
[255] Sec, p. 45-46.
[256] Sec, p. 46.
[257] Nous verrons ci-dessous comment les distinctions searliennes entre la signification littérale d’une phrase (ou d’un mot) et la signification énonciative d’un locuteur, et entre l’intention de représenter et l’intention de communiquer, lui permettent d’éviter une telle critique. Le locuteur peut contrôler la signification énonciative de ce qu’il dit (mais non pas sa signification littérale) bien qu’il ne puisse assurer qu’elle sera communiquée; c’est-à-dire, il ne peut assurer qu’il sera compris comme voulant dire ce que de fait il veut dire.
[258] Essentiellement c’est à cause de ceci que Stanley Fish appelle Sec un tribut à Austin. Voir Fish, ‘With the Compliments of the Author: Reflections on Austin and Derrida’, Critical Inquiry 8, no. 1, été 1982, p. 721.
[259] Searle, Pour réitérer les différences: Réponse à Derrida, traduit de l’anglais et présenté par Joëlle Proust, L’Eclat, Combas, 1991, p. 9. Dorénavant je fais référence à cette oeuvre comme Réponse.
[260] Searle, Les actes de langage, p. 160. « Notation is no sure guide to commitment ». Speech Acts, p. 112.
[261] Les actes de langage, p. 159.
[262] Considérez l’argumentation de Searle contre le critère d’engagement ontologique de Willard Van Ormand Quine. Voir Les actes de langage, p. 153-161.
[263] Réponse, p. 11.
[264] Voir Derrida, Sec, p. 30-32, et Searle, Réponse, p. 9.
[265] Sec, p. 32, cité ci-dessus.
[266] Réponse, p. 11-12; la note est à Searle.
[267] Derrida lui-même l’appelle une ‘double écriture’. Voir ‘Vers une éthique de la discussion’, p. 206.
[268] ‘Limited Inc abc...’, p. 102; cp. Sec, p. 32.
[269] Partout dans ‘Limited Inc’ Derrida est sérieux ou frivole d’une manière indéterminable. Témoine sa discussion du copyright pris par Searle sur sa ‘Réponse’. Cette discussion à la fois ridiculise Searle comme philosophe pour son attitude propriétaire au sujet de sa ‘Réponse’ et fait des points sérieux au sujet de la notion même que l’écriture appartiendrait à quelqu’un. En découvrant que Searle remercie deux autres pour avoir discuté avec lui les questions traitées dans sa ‘Réponse’ (voir Réponse, p. 7, n. 1), à savoir Hubert Dreyfus et Dagmar Searle, et en indiquant que lui-même avait discuté de plusieurs choses avec Dreyfus, Derrida prétend que peut-être le copyright doit être dans leur nom à tous (et dans le nom de tout autre qui aurait discuté la question avec n’importe qui d’entre eux). Donc il fait référence aux ‘3+1 auteurs’ de la ‘Réponse’ et à une société à responsabilité limitée, une S.A.R.L. Tout au milieu de tout ceci Derrida essaie un acte de langage: ‘Soyons sérieux’ (‘Limited Inc abc...’, p. 73). Ceci se répète cinq pages plus tard et le lecteur se demande si Derrida était sérieux pendant ces cinq pages avant qu’il ne se rende compte que ce n’est pas important — et c’est évidement cela le point de tout ceci. Puis, à la fin de l’oeuvre: « J’avais (très) sincèrement promis d’être sérieux. Ai-je tenu ma promesse? Ai-je pris Sarl au sérieux? Ai-je pris Searle au sérieux? Je ne sais pas si je le devais. Etaient-ils eux-mêmes sérieux dans leurs speech acts? Dirai-je que je le crains? Serait-ce dire que je ne prends pas leur sérieux très au sérieux? » (p. 197).
[270] Selon les dictionnaires (anglais aussi bien que français) citer, c’est parfois employer; par exemple, on peut citer quelque fait en support d’une certaine thèse.
[271] Et je discuterai de la relation entre citation et itération en §3 ci-dessous.
[272] Voir Chapitre Trois, §2, ci-dessus.
[273] Réponse, p. 12.
[274] Réponse, p. 12.
[275] Et ici intention n’est pas l’un de ces aspects de contexte qui différent.
[276] Réponse, p. 14. J’ai déjà montré cette position dans Austin et Rousseau (voir Chapitre Quatre, §2). Néanmoins, quoique la question concernant la distinction entre l’écriture et la parole (ou le discours) ait été traitée en Sec (y compris la question d’intention vis-à-vis de la parole et de l’écriture), la question de leurs relations aux types de contexte n’a pas été explicitement traitée.
[277] Réponse, p. 22.
[278] Searle indique que la dépendance n’a pas lieu dans le cas de la notation mathématique. Dans ‘Limited Inc’, Derrida appelle ceci ‘simplifiant’ mais ne l’examine pas davantage (voir p. 193). Il semble indiquer De la grammatologie pour une discussion, voir [OG, 3f] sur de scripts scientifiques, par exemple.
[279] J’ai déjà demandé si une telle position peut même être attribuée à Condillac.
[280] Pour <1>, voir Réponse, p. 14; cp. ‘Limited Inc’, p. 147 sq. (sur le moindre status de l’écriture) et voir Réponse, p. 22; cp. ‘Limited Inc’, p. 192-193 (sur la dépendance contingente). Pour <2>, voir Réponse, p. 12; cp. ‘Limited Inc’, p. 117. Pour <3>, voir Réponse, p. 12 sq.; cp. ‘Limited Inc’, p. 147 sq.
[281] Voir ‘Limited Inc’, p. 117.
[282] Voir ‘Limited Inc’, p. 149; cp. Sec, p. 35-36 (cité ci-dessus).
[283] La « possibilité structurelle d’être sevrée du référent ou du signifié (donc de la communication et de son contexte) me paraît faire de toute marque, fût-elle orale, un graphème en général » (Sec, p. 32, cité ci-dessus en Chapitre Quatre, §2).
[284] [OG, 56f]
[285] ‘Limited Inc’, p. 193.
[286] Ceux parmi ces textes qui sont explicitement mentionnés dans Sec sont La voix et le phénomène, Positions et La dissémination. Voir, par exemple, Positions, p. [71] sur l’écriture.
[287] ‘Limited Inc’, p. 117 (j’ai ajouté les premier et les derniers italiques). Ici le mots ‘contexte total’ font écho aux mots d’Austin ‘situation totale’, ‘acte total de discours’ (soit ‘de langage’) et ‘situation totale de langage’ (voir Quand dire, c’est faire, p. 52). Austin inclut la sincérité ici, donc on peut présumer que Derrida est en accord avec Austin si la sincérité est considérée comme intentionnelle.
[288] Voir Searle, ‘Austin on Locutionary and Illocutionary Acts’, p. 414, cité ci-dessus, Chapitre Deux, §3.2. Pour quelque buts, bien sûr, il peut être mieux de les traiter comme séparables, et pour d’autres, peut-être non. Dans des oeuvres plus récentes Searle les traitent comme logiquement séparés. Davantage à ce sujet ci-dessous.
[289] Sec, p. 28-29.
[290] C’est à noter que dans ce passage il ne fait pas référence à Sec.
[291] Positions, [p. 95] .
[292] Searle l’affirme aussi: « assez peu de nos intentions sont présentées à la conscience comme telle ». Réponse, p. 14.
[293] Voir ‘Limited Inc’, p. 111.
[294] Comme j’ai expliqué en Chapitre Quatre, §1, le langage peut avoir un sens en l’absence du référent et même du signifié. Voir l’exemple de ‘Le ciel et bleu’ que j’ai discuté et qui est présenté dans Sec, p. 32. Comparez aussi ce que dit Derrida (dans Otobiographies) au sujet de la panne d’attention de Nietzsche quand il écrivait ses premiers conférences (que je mentionnerai ci-dessous).
[295] ‘Limited Inc’, p. 110.
[296] Sec, p. 28.
[297] ‘Le sens littérale’, p. 170. Notez que l’essai en question apparut premièrement en 1977 (quand il fut lu à un colloque en Vienne), la même année qu’apparut ‘Limited Inc’. Mais en 1975 Searle publia ‘Les actes de langage indirects’ (Sens et expression, p. 71-100) dans lequel cette distinction entre signification énonciative et signification littérale est explorée. Le deuxième de ces essais est utilisé ici pourtant parce que, quoiqu’il ne soit pas un texte dont Derrida aurait dû être conscient, il exprime plus clairement les idées dont il aurait pu être conscient eût-il lu le plus récent essai et le contraste effectué par Searle entre explications illocutoires et perlocutoires de la signification dans Les actes de langage (p. 83 sq.). Selon l’expression de Derrida, il serait le ‘contexte implicite’ (‘Limited Inc’, p. 193) de la Réponse de Searle.
[298] ‘Le sens littérale’, p. 170.
[299] Voir ‘Le sens littérale’, p. 173 sq. Si les conditions d’arrière-plan, auxquelles est relatif le sens littéral de la phrase, étaient dénombrables et spécifiables, alors elles pourraient être formulées comme aspects du contenu sémantique de la phrase ou comme présuppositions de son applicabilité. Mais de telles conditions ne sont pas spécifiables parce que, selon la puissance de son imagination, on peut inventer tous genres de contextes possibles dans lesquels il ne serait pas clair, sans faire davantage d’assomptions, si la phrase avait un sens ou non. On pourrait, par exemple, considérer de contextes où certaines lois naturelles différeraient dans certains respects ou où il ne serait peut-être pas clair si l’objet était un chat (par exemple, s’il y a la statue d’un chat sur le paillasson, est-il dans cette situation vrai de dire ‘Le chat est sur le paillasson’?) et de même pour les paillassons. L’argument de Searle ici, comme il l’indique, n’est pas une preuve rigoureuse que les conditions d’arrière-plan sont indéfinies et donc ne pourraient pas être spécifiées et postulées comme conditions sémantiques de la phrase, mais sa capacité de présenter d’insolites contextes dans lesquels l’applicabilité de la phrase serait en doute est un support suffisant pour son assertion. Searle indique que de considérations similaires s’appliquent à d’autres actes de langage que les affirmations (voir ibidem, p. 177 sq.).
[300] ‘Le sens littérale’, p. 182; cp. Réponse, p. 13.
[301] Réponse, p. 23.
[302] Réponse, p. 13.
[303] Voir Chapitre Trois, §2.5.
[304] ‘Le sens littéral’, p. 185.
[305] Voir Réponse, p. 12.
[306] ‘Limited Inc’, p. 121-122.
[307] Derrida, Eperons: Les styles de Nietzsche, Chicago, 1978, p. 128.
[308] Eperons, p. 122.
[309] Réponse, p. 14.
[310] ‘Limited Inc’, p. 113-114. La référence ici à ‘p. 202’ est à la version anglaise de la Réponse de Searle; la traduction que j’utilise rend la phrase un peu différemment: « on ne peut pas en finir avec l’intentionnalité, parce qu’une phrase douée de sens n’est autre qu’une possibilité permanente d’accomplir l’acte de langage (intentionnel) correspondant ». Réponse, p. 13.
[311] Je retourne examiner plus amplement cette question plus tard.
[312] ‘Limited Inc’, p. 119.
[313] Et évidement Searle pourrait être d’accord avec Derrida que ce que voulut dire Nietzsche et ce qu’il comprit que signifiait ce qu’il voulut dire ne coïncident pas forcément. Mais Nietzsche aurait pu comprendre pleinement la phrase qu’il écrivit et donc aurait pu la vouloir dire littéralement.
[314] Voir sa discussion de la signification du mot d’ouvert dans Intentionnalité. Il donne les exemples suivants: ‘Tom opened the door’, ‘Sally opened her eyes’, ‘The carpenters opened the wall’, ‘Sam opened his book to page 37’ et ‘The surgeon opened the wound’. Il commente: « It seems to me that the word ‘open’ has the same literal meaning in all five of these occurrences. Anyone who denied this would be forced to hold the view that the word ‘open’ is indefinitely or perhaps even infinitely ambiguous since we can continue these examples; and indefinite ambiguity seems an absurd result » [Int, 145] . Ce qui diffère, selon Searle, « is the way the semantic content is understood.... In each case the truth conditions marked by the word ‘open’ are different, even though the semantic content is the same » [Int, 146] . In other words, the word ‘open’ means open in all of these sentences. But a wall is open in a way different to the way eyes may be open; the conditions under which it will be true to say that a wall was open are different to those under which one can say that someone’s eyes were open.
[315] Searle, Déconstruction, p. 29.
[316] ‘Vers une éthique de la discussion’, p. 274.
[317] ‘Vers une éthique de la discussion’, p. 209. Les citation dans cette citation sont de Déconstruction de Searle. Gerald Graff cite cette oeuvre dans sa question à Derrida (dans une lettre à laquelle ‘Vers une éthique de la discussion’ est la réponse).
[318] « Ce qui m’a toujours le plus intéressé, ce qui m’a paru toujours le plus rigoureux ... ce n’est pas l’indétermination pour elle-même, mais la détermination la plus étroite possible des figures du jeu, de l’oscillation, de l’indécidabilité » (‘Vers une éthique de la discussion’, p. 268). « l’indécidabilité est toujours une oscillation déterminée entre des possibilités (par exemple de meanings mais aussi d’actes). Ces possibilités sont elles-mêmes très déterminées dans des situations strictement définies (par exemple, discursives — syntaxe ou rhétorique — mais aussi politiques, éthiques) » (ibidem, p. 273-274).
[319] « Les liens entre les mots, les concepts et les choses, la vérité et la référence ne sont pas absolument et purement garantis par quelque méta-contextualité ou méta-discursivité. Si stabilisé, si complexe et surdéterminé qu’il soit, il y a un contexte et seulement un contexte relativement ferme, sans fermeté ni fermeture absolue, sans pure et simple identité à soi. Il y a en lui du jeu, de la différence, de l’ouverture » (ibidem, p. 279-280).
[320] C’est à remarqué que Searle dit que Derrida voyait correctement qu’il n’y avait pas de fondements (comme les ‘sense data’ de l’Empirisme Britannique ou les phénomènes de Husserl) mais manquait de se rendre compte que ceci n’était pas un problème pour la philosophie dans la mesure où la connaissance ne devient pas impossible: « Derrida voit bien que le projet husserlien de fonder transcendantalement la science, le langage et le sens commun est un échec. Mais ce qu’il ne parvient pas à voir, c’est que cela ne menace pas le moins du monde la science, le langage ou le sens commun. Comme le suggère Wittgenstein, tout chose reste parfaitement en l’état. Le seul ‘fondement’ qui soit propre au langage, ou que le langage réclame, c’est le fait, pour les hommes, d’être biologiquement, psychologiquement et socialement constitués, de telle façon qu’ils parviennent, en l’employant, à établir des vérité, à donner et à recevoir des ordres, à exprimer leurs sentiments et leurs attitudes, remercier, louer, féliciter, etc. » (Déconstruction, p. 25).
[321] Searle contrasts the ‘deep Background’ with the ‘local Background’: the former « would include at least all those Background capacities that are common to all normal human beings in virtue of their biological makeup — capacities such as walking, eating, grasping, perceiving, recognizing, and the preintentional stance that takes account of the solidity of things, and the independent existence of objects and other people »; the latter « would include such things as opening doors, drinking beer from bottles, and the preintentional stance that we take toward such things as cars, refrigerators, money and cocktail parties » [Int, 143f] .
[322] Cette critique semble gratuite et bizarre. Mais je la discuterai ci-dessous.
[323] Voir Réponse, p. 13-14.
[324] Ceci, doit-on remarqué, est entraîné par son argument, examiné dans le chapitre dernier, qu’il ne peut pas y avoir un code secret: l’itérabilité fait en sorte que toute écriture puisse être interprétée.
[325] ‘Limited Inc’, p. 113-114, déjà cité.
[326] « Je sais bien que quand on dit en anglais ‘meaningful’, on peut entendre ce minimum de faire-sens. Toute l’équivoque de cette discussion peut se loger ici ». Limited Inc, p. 124.
[327] Sec, p. 29.
[328] ‘Limited Inc’, p. 128.
[329] Sec, p. 29.
[330] Réponse, p. 13.
[331] ‘Limited Inc’, p. 139.
[332] Sec, p. 47.
[333] ‘Limited Inc’, p. 111.
[334] Nous avons déjà rencontré ce terme ‘différance’ en Chapitre Quatre où Derrida, expliquant comment l’écriture doit être itérable en l’absence de l’écrivain et du receveur, explique le type d’absence en question comme « cette distance, cet écart, ce retard, cette différance » (Sec, p. 27; cité dans Chapitre Quatre, §2). Le mot vient des deux mots de différence et de déférance. L’orthographie bizarre n’est que stratégique — « the a of différance indicates this indecision as concerns activity and passivity » [Pos, 27] . Ce point sémantique est élucidé dans [Diff, 7-9] .In my dictionaries I can’t find ‘deferral’ or ‘déférance’.
[335] ‘Limited Inc’, p. 111; les italiques sont à moi.
[336] Et si j’ai l’intention de peindre le portrait du sous-lieutenant Chase-White, alors est mon intention déterminée par le sous-lieutenant Chase-White. Selon l’analyse de Searle de Chase-White comme personage de fiction, mon intention est déterminée par ce personage fictif (plutôt que par un autre ou par quelque vraie personne). Donc c’est l’intention de peindre un cavalier de l’armée britannique à la fin du dix-neuvième siècle.
[337] Ce que j’ai l’intention de faire et ce que je crois que j’entende faire sont différents dans ce contexte. Je crois que j’entends manger une glace mais ce qu’en réalité je entends manger est du sorbet. Si, dans un restaurant, j’indique la chose en question (du sorbet) et dis au garçon ‘Je prendrai de cette glace verte’ et suis à ce point informé par lui que cette ‘glace verte’ est du sorbet, alors si je dis ‘Ah! C’est ça qu’on l’appelle; en apportez-moi de toute manière’ est-il évident que j’ai fait référence à du sorbet mais en employant un nom faux, à savoir ‘glace’. Par contre, si je dis ‘Ah! C’est du sorbet. Je voudrais une glace verte’, sera-t-il évident que mon erreur était d’avoir pris du sorbet pour de la glace, plutôt que d’avoir fait référence à du sorbet par un faux nom. Les deux types de cas ne doivent pas être confondus. De plus, supposons que la chose en question était rance, alors dans un sens pourrait-on dire que je désirais du sorbet rance, mais dans un autre sens, ce serait évidement faux. Mon intention n’est pas seulement déterminée par la chose qui est son objet — elle est aussi déterminée par mes croyances au sujet de cette chose.
[338] Voir ‘Limited Inc’, p. 147.
[339] Voir Les actes de langage, p. 99-102, #4 & #5; cp. ibidem p. 108-109; cp. Chapitre Deux, §3 ci-dessus.
[340] ‘Limited Inc’, p. 147.
[341] Réponse, p. 20.
[342] Réponse, p. 20.
[343] Voir Sec, p. 44.
[344] C’est à noter que pour Austin n’importe quelle mention d’une phrase est parasitaire. La citation tout court (ou oratio recta) est un étiolement. Voir, Quand dire, c’est faire, p. 92, note.
[345] Dans Chapitre Trois j’ai déjà mis en question cette distinction entre actes phatiques reproduits (oratio recta) et actes rhétiques rapportés.
[346] Réponse, p. 21.
[347] ‘Le statut logique du discours de la fiction’, p. 110, déjà cité. « [C] e qui rend possible la fiction ... est un ensemble de conventions extra-linguistiques, non sémantiques, qui rompent la connexion entre les mots et le monde telle qu’elle est établie par les règles [verticales] . Concevons donc les conventions du discours de fiction comme un ensemble de conventions horizontales qui rompent les connexions établies par les règles verticales » (loc. cit.).
[348] Voir ‘Le statut logique du discours de la fiction’, p. 112.
[349] Seamus Heaney, Station Island, Faber & Faber, Londres et Boston, 1984, p. 97.
[350] Les actes de langage, p. 96-97; cité dans ‘Limited Inc’, p. 130.
[351] ‘Limited Inc’, p. 129.
[352] Ceci est le titre du troisième chapitre de Les actes de langage.
[353] Loc. cit.
[354] ‘Limited Inc’, p. 137.
[355] Voir ‘Limited Inc’, p. 185.
[356] ‘Vers une éthique de la discussion’, p. 223.
[357] ‘Vers une éthique de la discussion’, p. 224. Dans la traduction de l’oeuvre de Searle en question que j’utilise ici la citation est: « [Culler] suppose également à tort que la théorie des actes de langage vise à établir une forme de démarcation précise entre ce qui définit une promesse et ce qui n’est pas une promesse » (Déconstruction, p. 28).
[358] ‘Vers une éthique de la discussion’, p. 228. Searle mentionne « la supposition qu’une distinction qui ne peut être établie avec rigueur et précision n’est pas une distinction du tout » (Déconstruction, p. 27).
[359] Ludwig Wittgenstein, Philosophical Investigations, translated by G.E.M. Anscombe, third edition of translation (Oxford: Basil Blackwell, 1967), §66.
[360] Wittgenstein, op. cit., §71.
[361] Compare how Wittgenstein says that one conveys what ‘game’ means: « What does it mean to know what a game is? What does it mean, to know it and not be able to say it? Is this knowledge somehow equivalent to an unformulated definition? So that if it were formulated I should be able to recognize it as the expression of my knowledge? Isn’t my knowledge, my concept of a game, completely expressed in the explanations that I could give? That is, in my describing examples of various kinds of game; shewing how all sorts of other games can be constructed on the analogy of these; saying that I should scarcely include this or this among games; and so on ». Op. cit., §71.
[362] Il peut ne pas être clair dans Sec qu’il y ait une distinction entre la citationnalité et l’itérabilité, mais dans ‘Limited Inc’ Derrida affirme qu’elles sont différentes. Voir ‘Limited Inc’, p. 181-182.
[363] Réponse, p. 22.
[364] ‘Limited Inc’, p. 181.
[365] ‘Limited Inc’, p. 182.
[366] Loc. cit.
[367] ‘Limited Inc’, p. 184-185.
[368] Sec, p. 45.
[369] Ce dernier est ce que Derrida veut dire quand il parle, dans la citation ci-dessus, de choses « qui sont d’avance marquées par la possibilité de la fiction ».
[370] Voir ‘Taxonomie des actes illocutoires’, dans Sens et expression, p. 39-70. Il y a douze principes sur lesquels reste le taxonomie, voir p. 40-46. Comme déjà mentionné, les douze principes donnent cinq types d’acte illocutoire, voir p. 51-60.
[371] ‘Les actes de langage indirects’, dans Sens et expression, p. 73.
[372] James Joyce, Ulysses, the corrected text edited by Hans Walter Gabler with Wolfhard Steppe and Claus Melchior (New York: Garland, 1984), §12, ll. 287-301.
[373] Réponse, p. 22.
[374] Voir Sec, p. 43 sq.; cp. ‘Limited Inc’, p. 190.
[375] ‘Limited Inc’, p. 192.
[376] Voir Réponse, p. 17 sq.
[377] Je dois noté ici pourtant qu’Austin de la dimension de félicité comme atteindant (ou contaminant [infecting]) des affirmations, et de la dimension de vérité ou fausseté atteindant de performatifs. Et il se demande au sujet d’un éventuel effondrement (‘breakdown’: panne ou crise) de la distinction performatif/constatif. Voir Quand dire, c’est faire, p. 54-55 et Philosophical Papers, p. 25 (citée ci-dessus en Chapitre Deux, §1).
[378] ‘Limited Inc’, p. 172.
[379] ‘Limited Inc’, p. 173.
[380] La déconstruction est en grande partie une question d’assaillir la métaphysique en examinant de telles oppositions ou hiérarchisations, en montrant comment un terme est donné priorité sur l’autre partout dans la métaphysique occidentale, puis en choisissant le terme supposé inférieur ou négatif comme nom du concept qui émerge de la démonstration de comment chaque terme s’implique dans l’autre. Ceci a été examiné par Alan Megil en employant une terminologie hégélienne. Il avance un quadruple dialectique de déconstruction: position, négation, négation de la négation (jusqu’ici Hegel), et déconstruction. Voir son Prophets of Extremity, University of California Press, Berkeley, 1985, p. 272-275.
[381] ‘Limited Inc’, p. 174.
[382] Sur Platon, voir ‘Plato’s Pharmacy’, D, 63-171; cp. Christopher Norris, Derrida, Fontana, Londres, 1987, p. 28-63. Sur Rousseau, voir De la grammatologie, deuxième partie; cp. John Llewelyn, ‘Jacques Derrida’s Reading of Rousseau’, The Eighteenth Century: Theory and Interpretation 20, no. 1 (Winter 1979), p. 82-95; Paul de Man, ‘The Rhetoric of Blindness: Jacques Derrida’s Reading of Rousseau’, dans son Blindness and Insight: Essays in the Rhetoric of Contemporary Criticism, Oxford University Press, 1971, p. 102-41; Norris, op. cit., p. 97-141; Gregory L. Ulmer, ‘Jacques Derrida and Paul de Man on/in Rousseau’s Faults’, The Eighteenth Century 20, no. 2 (Spring 1979), p. 164-81. Sur Husserl, voir S&P, EHOG, and ‘Form and Meaning’, MP, p. 157-73; cp. David B. Allison, ‘Derrida’s Critique of Husserl: The Philosophy of Presence’, Ph.D. dissertation (Pennsylvania State University, 1974); B.C. Hopkins, ‘Derrida’s Reading of Husserl in Speech and Phenomena: Ontologism and Metaphysics of Presence’, Husserl Studies 2, no. 2 (1985), p. 193-214; Martin Schwab, ‘The Rejection of Origin: Derrida’s Interpretation of Husserl’, Topoi 5 (September 1986), p. 163-75.
[383] Sur la distinction entre signification évaluative et descriptive voir, par exemple, R.M. Hare, ‘Descriptivism’ dans W.D. Hudson, ed., The Is-Ought Question: A Collection of Papers on the Central Problem in Moral Philosophy, Macmillan, Londres, 1969, p. 240-258.
[384] Quand dire, c’est faire, p. 192. Le traducteur traduit le mot anglais de doctrine comme ‘domaine’ et non ‘doctrine’.
[385] Voir Chapitre Trois ci-dessus.
[386] Réponse, p. 18-19.
[387] Voir Réponse, p. 19, n. 4.
[388] ‘Le statut logique du discours de la fiction’, p. 119; cité dans ‘Limited Inc’, p. 179.
[389] ‘Limited Inc’, p. 180.
[390] Réponse, p. 19-20.
[391] Voir Réponse, p. 20.
[392] Quand dire, c’est faire, p. 22; « a sea-change in special circumstances ».
[393] Quand dire, c’est faire, p. 21. Ici dans la version anglaise l’on peut peut-être détecté une allusion au Hamlet de Shakespeare qui parle des milles chocs naturels auxquels est héritier notre chaire; the « thousand natural shocks / that flesh is heir to » (Hamlet, 3.1.61-62). Ca mérite d’être considéré si ceci pourrait être une citation et donc un lapsus de la part d’Austin.
[394] Quand dire, c’est faire, p. 22.
[395] En grecque ‘parasitos’ signifie quelqu’un qui mange à la table d’un autre.
[396] ‘Limited Inc’, p. 179.
[397] ‘Limited Inc’, p. 180; c’est moi qui a souligné.
[398] Quand dire, c’est faire, p. 14.
[399] C’est intéressant dans ce contexte de remarquer que l’exemple du lancement malheureux d’un bateau que donne Austin concerne quelqu’un qui se précipite en avant pendant la cérémonie, empoigne la bouteille de champagne et dit ‘Je baptise ce bateau le Joseph Stalin’ pendant qu’il la brise à la coque du bateau et, d’un coup de pied, le fait glisser dans la rade. Voir Chapitre Deux, §1 ci-dessus.
[400] Du moins dans notre société largement judéo-chrétienne et athée.
[401] Searle, avec sa distinction entre les intentions de représenter et de communiquer, nierait ceci. On promet seulement si l’on entende bien ce que l’on dit en disant ‘Je promets’. Du point de vue d’Austin, Searle serait donc immoral. En ce respect n’est-il nullement différent d’Hippolyte. Bien sûr que Searle pourrait dire que, à moins d’entendre ce que l’on dit ou de faire clair qu’en fait l’on ne promets pas véritablement, on ne doit pas dire ‘Je promets’.
[402] Quand dire, c’est faire, p. 10.
[403] En la lumière de ceci est-il difficile d’apprécier ce que Henry Staten voulût dire dans sa critique de Derrida en citant ce dernier passage d’Austin: « Il est important de ne pas oublier le fondement éthique du projet d’Austin parce que ce qui semble le plus douteux dans la critique derridienne d’Austin est précisément qu’elle semble éviter l’évidente force morale de l’évidente maxime que cite Austin » (« It is important to keep in mind the ethical underpinnings of Austin’s project because what seems most questionable about Derrida’s critque of Austin is precisely that it seems to evade the plain moral force of the plain saying that Austin cites »). Henry Staten, Wittgenstein and Derrida, Lincoln & Londres, University of Nebraska Press, 1984, p. 114.
[404] Soit Quand dire, c’est faire, ‘Performatif-Constatif’ et Philosophical Papers.
[405] Voir Immanuel Kant, Critique de la raison pure, B3 & B25.
[406] Voir Kant, op. cit., B364-B366.
[407] Cette théorie évidement n’a pas forcément besoin d’être écrite.
[408] Donc ce n’est point à propos de parler d’une ‘police du langage’ comme le fait Derrida. Voir ‘Limited Inc’, p. 185 cité ci-dessus.
[409] Pourtant c’est des emplois de terminologie comme celui-ci qui mène Searle à endosser la remarque plutôt grincheuse de Michel Foucault qu’il cite: « Michel Foucault a jadis caractérisé cette démarche d’« obscurantisme terroriste ». Chez Derrida, ce qui est écrit est si obscur qu’il est impossible d’apprécier avec exactitude en quoi consiste la thèse qu’il défend (d’où l’« obscurantisme »), si bien que si l’on entreprend de la critiquer, l’auteur réplique: ‘vous m’avez mal compris, vous êtes idiot’ (d’où le ‘terrorisme’) ». Déconstruction, p. 21. Derrida réplique à ceci d’une manière très forte dans ‘Vers une éthique de la discussion’.